Chapitre 5
— Magne-toi un peu, Russel.
— Tu crois que c’est facile de crocheter une serrure ? À la lueur d’une lampe à huile ? Sur un bateau qui tangue ? Certes, il est amarré puisque nous sommes dans un port. Mais quand on a le mal de mer, tu n’imagines pas à quel point c’est désagréable !
Marceau appuya son épaule contre le bois ciré, amusé. C’était toujours la même chose : lorsqu’il était stressé, Russel pestait tant et plus. Râler l’aidait soit disant à se concentrer. Avec le temps, cela lui passerait probablement… après tout, le plus jeune mercenaire de son équipe n’avait que seize ans.
— Respire, Russ. Tu es un artiste, un artiste aux doigts de fée…
Le garçon leva ses yeux sombres vers lui et la lumière jaune glissa sur sa peau noire, révélant ses joues rondes et ses lèvres pleines.
— Ne parle plus jamais de mes doigts sur ce ton.
Marceau rit avant de jeter un œil sur les quais. Personne, à part quelques mendiants et dockers ivres. Avec un peu de chance, l’Amiral et ses lourdeaux de soldats prendraient une dernière tournée avant de remonter sur leur navire.
Un bruit léger s’éleva depuis la poupe, mais le jeune homme ne s’en inquiéta pas. Les gardes présents sur le voilier avaient déjà été neutralisés.
— Alors, où est-ce qu’il en est ? demanda une voix dans son dos.
Priss. L’élément le plus talentueux qu’il ait recruté ces dix dernières années. La grâce d’un félin, la précision d’un rapace et la férocité d’un dragon réunis dans ce petit corps de pixie. Heureusement pour lui, il n’avait jamais encore eu à faire à sa rage meurtrière.
— Il s’apprêtait à faire céder cette vilaine, très vilaine serrure.
— Cap’taine ! s’emporta Russel.
— Concentre-toi, ordonna Priss.
Un cliquetis retentit et l’adolescent se redressa fièrement.
— Et voilà !
Satisfait, Marceau s’engouffra dans la cabine, talonné par sa subalterne. Russel se posta à l’entrée, chargé de surveiller les alentours. Le port des Réformés était étonnamment ce soir, sous la pleine lune, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Il glissa l’une de ses tresses blanches derrière son oreille et sortit un peu de tabac de sa poche.
À l’intérieur du bâtiment, Marceau s’activa. Il déambulait méthodiquement entre les cabines, imité par sa complice, à la recherche de quoi constituer un butin alléchant.
— Si Pillover ne t’embrasse pas les bottes après que tu lui aies ramené tout ça… fit Priss tout en sous-pesant une bourse chargée de pièces d’or.
Le jeune homme étouffa un rire.
— Le roi des marchands n’embrasse les bottes de personne. Il serait même prêt à cracher sur celles du Chancelier si ça lui rapportait un petit pactole. Mais bon, tant que ce coup contribue à réduire nos dettes…
Priss lui lança un regard en biais. Sous ses airs nonchalants, son supérieur affichait un air décontracté, mais elle était parfaitement consciente de ce qui le torturait : tant qu’il n'en aurait pas terminé avec Pillover, son escouade et lui devraient continuer à le servir dans ce trou.
Elle coinça une mèche bleue dans sa couronne tressée et se faufila derrière un bureau en bois laqué, superbement taillé. Ce devait être celui de l’Amiral. Elle fouilla entre les cartes et trouva un compas de qualité, qu’elle s’empressa de fourrer dans sa besace. Méticuleusement, elle ouvrit un à un les tiroirs et en extrait chaque objet qu’elle imaginait se revendre à bon prix au marché noir.
De son côté, Marceau avait déjà rempli sa sacoche à ras-bord lorsqu’il vint la rejoindre. Avec curiosité, il examina une pile de missives marquées du cachet de la capitale.
— Quelque chose d’intéressant ? Des informations susceptibles d’être vendues ? demanda la pixie.
— Mmmh, peut-être bien. Quelques ordres concernant le détroit d’Estrangin. Ils espèrent frapper la frontière et atteindre les rebelles…
Priss haussa un sourcil et cracha avec dédain :
— Déjà quatre pays conquis. Le royaume d’Alesia est un monstre qui ne cesse d’engloutir ce qui l’entoure ! Ils n’en ont pas déjà eu assez ?!
Marceau haussa les épaules et la pixie se tendit sous l’effet de son détachement.
— Mon peuple…
— Tu feras bien ce que tu veux de ta liberté, Priss. Rejoindre les rebelles, assassiner le Chancelier, devenir papesse… Moi, j’irai profiter de la mienne dans les archipels du sud.
Elle poussa un soupir d’agacement. Lorsqu’il prenait cet air arrogant, avec son sourire en coin et ses yeux plissés sous sa tignasse décoiffée, elle n’avait qu’une envie : le secouer jusqu’à ce qu’il réalise enfin la gravité de la situation et ne prenne position.
Le cri d’un gabian - ou plutôt celui de leur comparse - interrompit leur affrontement silencieux et ils se remirent en mouvement. Avant de sortir, la pixie arracha les documents de la main de son chef et les dissimula sous son manteau.
— On s’tire ! chuchota l’adolescent.
D’un coup de tête, il désigna un groupe de capes bleues sortir des ruelles de la ville et débarquer sur les quais. Avec adresse, la Priss bondit sur le navire voisin et se dissimula dans l’ombre. Russel et Marceau, eux, filèrent en direction de la planche pour rejoindre le ponton.
— Avance, Russ !
— Ça bouge trop, Cap’ !
Russel venait tout juste de mettre un pied sur la terre ferme lorsqu'un cri retentit, comme si quelqu’un venait de tomber à l’eau.
— Putain, c’est quoi ça ? grogna Marceau.
Surpris, il venait de trébucher et peina à se rééquilibrer, gêné par son sac chargé.
— Ils arrivent ! Saute !
Le mercenaire s’exécuta. Malheureusement, il se réceptionna sur un rebord glissant et chuta dans le vide. De justesse, il se retint à une corde d’amarrage. Mais la sangle de sa sacoche céda et, impuissant, il assista à la perte de leur prise, filant droit dans l’eau sale.
Merde, merde, merde !
Les capes bleues se rapprochaient trop rapidement. Marceau leva les yeux vers son homme et réfléchit, ses pensées se bousculant précipitamment dans son esprit.
— Prends à gauche et cache-toi sur le scute de Pierrot. Si il proteste, rappelle-lui qu’il m’en doit une.
Russel hocha la tête avant de s’enfuir. Une seconde plus tard, le mercenaire plongea.
Il faisait trop sombre pour apercevoir le fond, où gisaient désormais toutes leurs trouvailles. En revanche, au-dessus de lui, Marceau vit les soldats grimper à bord : ils ne tarderaient pas à donner l’alerte.
De rage, il poussa un juron étouffé par les flots. Ils avaient mené des jours de surveillance et des heures de planifications pour rien. Rien. Cette mission était un échec cuisant, aussi brûlant que le manque d’air dans ses poumons. Le plus discrètement possible, il contourna le navire et remonta à la surface lorsqu’il atteint sa poupe. Au-dessus, l’agitation gagnait les hommes : l’un d’entre eux interpella soudain les autres lorsqu’il retrouva leur comparses ligotés et inconscients.
Après ce qui lui parut une éternité, une fenêtre s’offrit enfin à lui et Marceau voulut se remettre à nager. Mais près de la caravelle voisine, quelque chose retint son attention. On aurait dit que quelqu’un flottait sur le ventre. De sa position, le jeune homme ne pouvait apercevoir qu’une chevelure blonde et une sorte de pourpoint rouge. Était-ce le sombre idiot qui venait de faire capoter son opération ?
— Qu’est-ce que tu attends ? souffla une voix au-dessus de sa tête. La voie est libre !
Suspendue à la proue de la caravelle en question, Priss se balançait au milieu des cordages avec la souplesse d’une voile. Son supérieur désigna le corps d’un geste discret, avec l’intention d’aller y jeter un œil. Si cet abruti ne l’était pas déjà, il risquait de se noyer.
— N’y pense même pas, siffla sa subalterne.
Marceau lui lança un regard défiant. S’il pouvait se charger lui-même de faire couler ce petit merdeux, il s’en donnerait à cœur joie. Il plongea de nouveau sous la surface et remonta près du lascar. Avec méfiance, il le fit tourner sur le dos et eût un mouvement de recul.
C’était une femme, jeune. Elle devait avoir son âge, ou peut-être un peu moins. Les yeux mi-clos, elle cracha un peu d’eau et poussa un gémissement déchirant. Intuitivement, il vint glisser un bras autour d’elle pour maintenir sa tête hors de l’eau et, de sa main libre, décolla ses cheveux de son visage. De vilaines écorchures barraient son front et son arcade sourcilière était sévèrement entaillée. Avec ses traits fins et sa peau dorée, elle aurait aisément pu passer pour un membre de la noblesse Alesienne… seulement, on ne voyait que rarement un membre de cette caste s’aventurer dans les bas fonds du royaume. Encore moins dans ce genre de… tenue.
— Hé, reste avec moi, souffla-t-il avant de lui donner une petite tape sur ses joues.
Elle étaient curieusement parsemées de tâches de rousseurs et de points scintillants. Par chance, il eut tout juste le temps de repérer la Sylphe qui flottait à ses côtés pour la voir tenter de lui projeter une gerbe d’eau dans les yeux.
Une sylphe ? Une sylphe libre ? Par les saints attributs de Jesya… qui est cette fille ?!
— Là ! hurla un soldat. Deux individus qui s'enfuient à la nage !
Marceau tiqua. Si ce n’est pas l’Amiral qui se chargeait de l'exécuter ce soir, Priss ne s'en priverait peut-être pas. Il pouvait sentir d’ici le poids de son regard lourd de reproches. Il examina rapidement ses options et pencha pour la plus pacifiste d’entre elles.
— Messieurs ! cria-t-il en retour. Vous devriez nous rejoindre, elle est superbement bonne ce soir !
Il agita sa main pour saluer les hommes qui, décontenancés, s’amassèrent sur le pont. Parmi eux, un gaillard surmonté d’un chapeau exagérément grand s’avança et posa les mains sur la rambarde vernie. Avec panache, il leva le menton et toisa les jeunes gens d’un air mauvais.
— Marceau Duncan.
Il avait parlé avec tant de mépris que le jeune homme ne put s’empêcher de sourire.
— Amiral Lecayron…
— Je peux savoir pourquoi mes hommes sont contentionnés et empestent l’ipandre ?
Marceau fit mine de réfléchir tout en glissant les bras de l’inconnue autour de son cou. Elle obtempéra et laissa aller sa tête contre son épaule.
— L’ipandre est une substance festive, vos hommes ont sans doute besoin de s’amuser. Quant aux cordes, j’imagine qu’il était temps pour eux d’amarrer. Êtes-vous déjà passé par le bordel de mère Tina ? L'accueil y est absolument…
— Fermez-là, Duncan ! vociféra l’Amiral, un pistolet rivé sur le mercenaire.
Décidément, tout était fait pour le contrarier ce soir. Sans compter que sa propre arme était à présent trempée et ne lui servirait à rien en l’état. Il haussa les sourcils et s'éclaircit la voix :
— Allons, Amiral. Est-ce un crime de passer du bon temps ? Je ressors moi-même de La Rose, où j’ai rencontré cette adorable créature. Nous dansions sur le ponton au rythme de la boisson et… plouf !
— Vous croyez vous en sortir avec une pirouette et me faire croire que votre présence ici n’est que pur hasard ? Votre réputation vous précède, vous êtes l’une des pires crapules qui pullule dans ces rues infâmes !
Marceau prit un air faussement offensé.
— Vous m’insultez, Amiral. Et vous insultez mon travail. Si j’avais voulu visiter votre beau navire, je m’y serais pris bien plus adroitement que les deux loubards qui se sont enfuis de l’autre côté des docks.
L’homme se crispa mais parut douter. Silencieusement, le bandit cria victoire. Au moins, Pillover lui avait appris une chose : avec une gueule d’ange et un brin d’assurance, les fausses promesses et les beaux discours se tissaient d’une facilité déconcertante.
D’un coup de tête, Lecayron signifia à un groupe de capes bleues de filer dans la direction indiquée. Il s’apprêtait à baisser son arme, mais finalement, la maintint braquée sur eux.
— Et si vous montiez à bord histoire de discuter, Duncan ?
Coriace, cet enfoiré.
— Votre invitation m’honore, mais je crains de devoir décliner. J’ai une autre réputation qui me tient à coeur et délaisser une femme l’entacherait très sérieusement…
L’Amiral retira la sécurité de son arme et apporta plus de précision à sa visée.
— Laissez-la se joindre à nous, mes hommes sauront s’en occuper.
Marceau baissa les yeux sur la jeune femme. Dans quel pétrin venait-il de se fourrer ?
La sylphe était encore là, flottant tout contre elle. De sa taille minuscule, elle le toisait comme si elle le mettait au défi de les abandonner.
— Puisque vous insistez, Amiral. J’imagine qu’un homme comme vous garde certainement une bonne bouteille de bourbon à bord ? En ce qui concerne la fille elle est certes… entreprenante, mais dans cette affaire, tout à fait innocente. Vous ne verrez donc pas d’inconvénient à ce que je la ramène à quai ?
Tout en parlant, Marceau avait commencé à se rapprocher du bord. Mais, impatient, l’Amiral tira une balle près d'eux. La détonation résonna dans le port et la jeune femme sursauta. Cette fois, ses yeux ambrés s’ouvrirent en grand et sa respiration accéléra. Elle était terrorisée.
— Mère Tina n’apprécierait pas que l’on touche à l’une de ses filles, reprit le jeune homme, d’un ton plus grave. Et puisqu’elle est l’une des figures les plus importantes du coin, vous savez comme moi ce que cela signifierait pour la paix dans les bas-fonds…
Au bout d’une longue minute, l’homme recourba le coin de sa lèvre supérieure et leva son canon encore fumant vers le ciel. Le mercenaire en profita pour attraper une corde et se hisser sur des barreaux rouillés, priant pour que son paquetage ne se laisse pas tomber.
Enfin à terre, il profita d’un entassement de caisses et de tonneaux pour disparaître du champ de vision de ses opposants. Là, dissimulée dans l’ombre, la pixie déversa un flot d’injures sur lui.
— Montrez vous, Duncan ! cria une cape bleue.
— Retrouve Russ et ramenez-la au Fût Percé, ordonna Marceau.
Priss réceptionna la fille avec colère et fit passer son bras autour de ses épaules. Elle était pieds nu, la peau écocrchée, et tenait à peine debout.
— C’est tout toi, ça : ramasser les chiens errants, cracha-t-elle.
— Tu ne t’en es pas plaint quand je t’ai trouvée la queue entre les jambes, rétorqua durement le mercenaire.
Priss serra les mâchoires et lui tendit un poignard.
— Ne te fais pas tuer.
— Duncan, si je ne vous ai pas dans mon viseur dans trois secondes, je tire dans le tas ! Un… deux…
Marceau rangea la lame à l’arrière de sa ceinture et sortit de leur cachette, les mains en l’air. Avec son bagout habituel, il chemina vers la planche du navire en sifflant.
— Si vous n’avez pas de bourbon, Amiral, je me contenterai d’un rhum.
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