Chapitre 6
Ava ouvrit doucement les yeux, vaseuse. Filtrant par les carreaux d’une fenêtre, un rayon de soleil l’aveugla et elle se redressa avec peine. Elle avait la bouche sèche, les muscles endoloris et la sensation qu’un poids lourd lui était passé sur le corps.
— Zack ? appela-t-elle d’une voix presque inaudible.
Elle ne reconnaissait pas cette chambre. Le plafond était bas, soutenu par une série de poutres en bois massif. Les murs étaient en pierre brute, sur lesquels on avait encadré quelques esquisses au fusain. Il n’y avait pas grand chose à part un bureau, une armoire et quelques étagères couvertes de bibelots en tout genre. Ava tourna la tête. Sur un tabouret à portée de main, quelqu’un avait laissé un pichet d’eau. Déshydratée, elle en visa le contenu avant de rassembler ses esprits.
Réfléchis… où es-tu et comment as-tu atterri là ?
Sa jambe la lançait. Elle retira les draps qui l’enveloppaient et, à la vue de ses coupures et de ses ecchymoses, ses souvenirs lui revinrent en cascade : le Makeda, Zack, le volcendre, la brûlure du sel dans les poumons…
Instinctivement, elle se pinça le bras et attendit quelques secondes : ce n’était pas un rêve, mais bien un autre monde.
Contrariée, elle se leva et fit quelques pas sur le vieux plancher, jusqu’à la fenêtre. Elle donnait sur une rue étroite, bordée de bâtisses ornées de colombages et pressées les unes contre les autres. L’architecture était surprenante, rappelant l’ère médiévale. En bas, sur le sol pavé, une foule d’individus se bousculait devant quelques échoppes.
Ne panique pas. Zack a parlé d’un lieu où le rejoindre… où était-ce, déjà ?
Elle clos les paupières et se massa les tempes, tâchant de retrouver la mémoire. Soudain, la porte de la chambre s’ouvrit et Ava bondit en arrière. Une jeune femme apparut et la toisa de haut en bas. Elle avait des iris roses, nuancés de violet, et des cheveux indigo tressés en une couronne serrée. Elle était petite, mais sous sa combinaison noire, on la devinait tout en muscle.
Ce n’est qu’à cet instant que l’historienne prit conscience de ne porter rien d’autre que ses sous-vêtements. Sa veste en cuir rouge et sa robe en lambeaux gisaient au sol, près de la couche. Embarrassée, elle se couvrit tant bien que mal à l’aide de ses bras.
— Bonjour, je… euh… qui êtes-vous ? balbutia-t-elle.
En guise de réponse, l’inconnue ouvrit l’armoire, prit quelques vêtements et les lui jeta au visage. Il s’agissait d’une chemise ivoire et un pantalon brun, trop larges pour elle, imprégnés d’un léger parfum d’épices.
— Habille-toi et suis-moi.
Ava obtempéra, dubitative. Avant de sortir, elle ramassa sa veste et l’enfila sur son dos. Elles empruntèrent un long couloir et se dirigèrent vers un escalier droit, aux allures instables. Si le moindre de ses pas faisait hurler le bois usé, la fille aux cheveux bleus, elle, avançait avec la légèreté d’une ombre. En bas, elles arrivèrent dans un salon aux lumières tamisées, empestant le tabac froid et l’alcool. Un bar trônait sur leur gauche, derrière lequel un colosse au crâne dégarni renifla en guise de salut.
— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? pensa la jeune femme à voix haute.
— L’auberge du Fût Percé, ma jolie. Ou plutôt, son arrière boutique.
Ava plissa les yeux. Installé près d’une cheminée éteinte, l’homme qui avait parlé se délassait sur un sofa en cuir capitonné. Il devait avoir une cinquantaine d’années, portrait un veston noir élégant et arborait une barbe parfaitement taillée.
— Approche, ordonna-t-il.
Sa comparse poussa l’historienne dans le dos et elle avança jusqu’à lui, méfiante. Avec des gestes d’une lenteur délibérée, l’homme posa son verre en cristal sur une table basse et se pencha pour mieux l’observer. Durant ce qui lui parut une éternité, ses yeux gris parcoururent son corps sans la moindre retenue.
— Ton nom ? finit-il par demander.
Anxieuse, elle songea à ce que ses amis lui conseilleraient de répondre et la voix de Rémi résonna instantanément dans sa tête.
— Carly.
— Carly…
Il fit rouler le prénom sur sa langue, comme s’il sirotait un alcool rare.
— Et le vôtre ? répondit-elle du tac au tac.
L’homme esquissa un sourire, amusé.
— Tu ne sais pas qui je suis ?
Quoi, ce type est une célébrité locale ? Respire, Ava, respire.
— Navrée, je ne suis pas du coin. D’ailleurs, merci pour votre hospitalité, mais je ne voudrais pas m’imposer. Je crois que je vais…
— Tu ne vas nulle part.
Son ton autoritaite fit tiquer la jeune femme, qui étouffa un rire nerveux et croisa les bras.
— Je vous demande pardon ?
— Pas encore, mais ça ne saurait tarder. Vois-tu, lorsque je fais un tour par le quartier général de mes hommes, c’est que je suis mécontent… fort mécontent.
— Sauf votre respect, monsieur, je ne travaille pas pour vous.
Elle fit mine de se retirer, mais l’autre fille l’en empêcha. Elle attira son attention sur la série de dague accrochées à sa taille et ses yeux étincelèrent d’un avertissement clair : ne tente rien de stupide.
— Jolie Carly, sur cette péninsule, tout le monde travaille pour moi.
C’est qui, ces psychopathes ? Des barons du crime ?
Ava se ravisa et reprit sa place, crispée. Satisfait de son effet, l’homme lécha sa lèvre inférieure et sortit un cigare de la poche de son veston.
— Priss, apporte-moi du feu.
Le visage fermé, sa larbine saisit une lampe à huile sur le rebord de la cheminée et la lui tendit. Il l'ouvrit, fit rouler le bout des feuilles de tabac à l’intérieur et inspira jusqu’à ce qu’elles ne se mettent à fumer. Là, il se retira et une sorte de feu follet jaillit de la petite prison de verre.
— Clochette ? souffla Ava, surprise.
La sylphe virevolta dans les airs, agitée, jusqu’à venir se réfugier sous les pans de sa veste. Elle tremblait.
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ?!
— Encore rien de bien sérieux, rassure-toi. Les sylphes sont sacrées pour les pixies, Priss serait malheureuse si je m’en prenais à elle…
Espèce de sale connard de…
Au même instant, deux autres hommes déboulèrent dans la pièce. Le premier était jeune, même très jeune. Ses tresses blanches contrastaient avec sa peau brune et ses yeux noirs. Le second était plus grand et plus âgé que lui. Il boitait légèrement, avait une lèvre gonflée, un filet de sang séché sous le nez et un vilain cocard sur la paupière. Il avait l’air éreinté. Pourtant, à la vue du malfrat, il ouvrit les bras et prit un air faussement enjoué.
— Pillover, quel plaisir !
— Tu arrives juste à temps pour notre petite causerie, Marceau. Réveil difficile ?
Le jeune homme jeta un regard furtif en direction d’Ava, renifla et haussa les épaules.
— Nuit compliquée, tu sais comment sont les docks. Un ivrogne qui se jette sur moi pour en découdre puis insulte mes ancêtres…
Il acheva ses propos avec une grimace et adressa un signe au colosse, resté derrière le bar.
— Hé, beauté. Sois sympa, j’ai vraiment envie d’un bourbon…
Le géant s’approcha alors, saisit Marceau par le col et l’entraîna jusqu’au fauteuil attenant au sofa. Plaquant ses énormes paluches sur ses épaules, il le força à s’asseoir et l’immobilisa.
— L’Amiral m’a fait porter ce message, déclara Pillover avant de lui tendre une lettre. Tu veux la lire ?
Le jeune homme répondit par un sourire bourré d’ironie.
— Oh, c’est vrai, j'oubliais… tu es limité. Dans ce cas, laisse-moi t’expliquer : l’Amiral t’accuse d’avoir dérobé plusieurs effets sur son navire hier soir et, évoquant la possible rupture de notre arrangement, réclame un dédommagement à la hauteur de ses pertes.
Marceau se tendit.
— Lecayron dramatise…
L’armoire à glace lui assena alors une violente calbotte et Ava sursauta.
— Tu étais seul ?
— Oui.
L’adolescent avait rejoint Priss un peu plus loin et tous deux retinrent leur souffle.
— Qu’est-ce que je t’avais dit ? Fais profil bas et ne t’approche pas des capes bleues, gronda Pillover. Quitte à me désobéir, tu aurais au moins pu faire ça bien, je ne t’ai pas appris à bâcler le travail, gamin !
— Le coup était parfait, Pill. Il y a eu un imprévu et…
— Oh, tu veux parler de cet imprévu ? répliqua-t-il en pointant la jeune femme du doigt.
Il leva ses yeux verts dans sa direction et Ava se pinça les lèvres. Elle n’avait aucun souvenir de ce qu’il s’était produit la veille et était incapable de fouiller sa mémoire. La seule chose qui bousculait ses pensées à cet instant était le besoin de fuir, le plus vite et le plus loin possible.
— Alors dis-moi, Marceau, reprit son supérieur. Quel genre de dédommagement allons-nous proposer à mon partenaire pour qu’il maintienne son nez en dehors de mes affaires ? La jolie Carly ou dix-mille écus d’or que j’ajoute à ta dette.
Marceau s’enfonça contre le dossier et secoua la tête. Il n’y avait plus la moindre trace de défiance sur son les traits tirés de son visage.
— Quoi ? s’indigna Ava. Qu’est-ce que j’ai à voir dans cette histoire ? Et comment voulez-vous que je dédommage cet Amiral ? Je ne sais même pas…
Tel un prédateur qui fond sur sa proie, Pillover bondit et saisit la jeune femme au visage.
— Ne joue pas les prudes, Lecayron dit que tu bosses pour Tina.
— Qui ? Non ! Lâchez-moi ! articula–t-elle avec peine.
Mais sa main était si puissante qu’il lui suffit de lui de resserrer sa prise pour la faire taire.
— Elle dit vrai, intervint Marceau. C’est moi qui ai inventé ça, histoire de constituer un alibi crédible. Elle était en train de se noyer quand je suis sorti du bateau… j’ai été distrait et me suis planté, en beauté.
Avec un sourire cruel, Pillover tira sur son cigare et souffla un épais nuage de fumée sur la jeune femme.
— Tu l’a distrait, hein ? Alors le choix est fait. C’est le moment où tu demandes pardon, jolie Carly…
Défends toi, Ava, frappe-le ! Bon sang, fais quelque chose !
Marceau se défit des mains du colosse et se leva à son tour.
— J’ai une meilleure proposition.
Pillover relâcha brutalement Ava, qui vacilla. Elle avait le souffle court, les joues rouges et les yeux remplis de larmes.
— Voyez-vous ça ? railla-t-il.
— Je suis sérieux, Pill. J’ai un plan. Un plan qui me permettrait d’obtenir de quoi compenser cette erreur et ferait de toi un homme riche, si puissant qu’il n’aurait plus à s’inquiéter de ces arrangements avec les capes bleues. Mais pour ça, j’ai besoin d’elle.
Une main sur sa mâchoire, l’autre pressée contre la sylphe, Ava lui lança un regard interloqué.
— Continue, dit l’homme en rajustant son veston.
Marceau s’approcha de la jeune femme et glissa deux doigts sous son menton. Aussitôt, elle le repoussa.
— Regarde-la : elle est parfaite. Son tempérament, sa corpulence, ses cheveux blonds… elle a tout d’une Caeleen.
Une quoi ?
Tous les regards se braquèrent sur elle et Ava enfonça la tête dans ses épaules.
— Hilderane avait annoncé une récompense démesurée à celui ou celle qui lui rapporterait sa nièce disparue, poursuivit-il. Puisque nous en avons le parfait sosie, pourquoi ne pas tenter le coup ?
Un silence pesant flotta dans la pièce, jusqu’à ce que Pillover éclate de rire.
— Hilderane et ce qu’il subsiste de la famille royale ont fuit en Oshor. Avec la guerre en cours, tu ne passerais pas les frontières !
— Pas besoin. J’ai un contact à Noxmore, près du front : un contrebandier qui fait passer des armes à l’ennemi. Il pourrait organiser une rencontre.
— Hmmm… possible.
— Imagine à quoi pourraient ressembler les bas-fonds avec tout cet or entre tes mains, Pill. Un pas de plus pour concrétiser ta vision : une nation indépendante, gouvernée par tes soins.
L’homme se pinça l’arrête du nez et fit quelques pas. L’ensemble de ses hommes étaient à présent suspendus à ses lèvres.
— C’est alléchant, gamin. Mais…
— Alors faisons-le, insista le jeune homme.
Pillover marqua une dernière pause, durant laquelle Ava tâchait de comprendre ce qui était en train de se produire.
— Très bien. Faisons-le.
Marceau afficha un sourire victorieux et, sous le nez de la jeune femme, les deux hommes échangèrent une poignée de main solide.
— Vous croyez que je n’ai pas mon mot à dire ? s’offusqua-t-elle. Je ne consens en rien à cette…
Le malfrat la coupa d’un geste et se permit d’ajouter quelques précisions à leur accord :
— Tu as jusqu’au solstice d’été. J’ai quelques amis à Noxmore, également. Ils se chargeront de votre accueil.
— Trois mois seulement pour un voyage de cette envergure ? s’étonna Priss. Noxmore se trouve à l’autre bout du royaume !
— Je ne vais nulle part ! cria Ava.
C’était peine perdue. Les mercenaires poursuivirent d'échafauder leur plan, comme si elle était invisible.
— Vous partez ce soir. Trevor se fera un plaisir de vous escorter, n’est-ce pas ?
L’homme aux allures de titan poussa un léger grognement, ce qui devait vouloir dire “oui”.
— Oh, il me tarde de bavarder avec toi autour d’un feu de camp, Trevor, souffla Marceau.
Pillover prit une dernière bouffée de tabac et écrasa le bout de son cigare contre un pilier en bois. Bassement, il finit d'éteindre la braise directement contre l’épaule du fanfaron. Celui-ci inspira bruyamment, mais ne bougea pas d’un pouce.
Cette fois, Ava porta une main à la bouche, partagée entre l’envie d’hurler ou de vomir.
— Si tu te plantes, je double ta dette. Et si tu essayes de me la mettre à l’envers, Marceau… je te ferai regretter d’avoir vu le jour. Je traquerai chacun de tes hommes et te forcerai à les dépecer jusqu’à ce que mort s’en suive. Compris ?
Les dents serrées, le jeune homme acquiesça.
— Compris.
Les menaces de Pillover s’estompèrent en un claquement de doigt et il déclara avec jovialité :
— Parfait ! Préparez le nécessaire, Trevor vous attendra sur le port à la tombée de la nuit.
Il salua l’assemblée d’un geste et fit signe à son chien de garde de le suivre.
— Bon voyage, jolie Carly… susurra-t-il en passant près d’elle.
Elle réprima un frisson d’horreur et détourna le regard. Elle ne resterai pas un seul instant de plus en présence de ces criminels, à les entendre décider de son sort comme si elle n’en était pas maître. Tout contre elle, la sylphe trembla plus fort et elle la couvrit d’une main protectrice.
Tiens bon, Clochette. J’ai un plan, moi aussi.
Le plus discrètement possible, elle retira la chevalière de son pouce et resserra son poing autour du bijou.
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