Chapitre 7
Marceau
Pillover et son sbire quittèrent enfin les lieux, plongeant le salon dans un silence de mort. Ce fut Priss qui le brisa, lorsqu’elle fit voler le verre vide du chef mercenaire à travers la pièce. Il explosa sur le sol, en même temps qu’elle.
— C’est quoi ces conneries ?!
— Épargne-moi un discours moralisateur, je ne suis pas d’humeur…
Prenant soin d’éviter le regard de Carly, Marceau se dirigea vers le bar. Derrière le comptoir, il fouilla dans les bouteilles et pris le tord-boyaux le plus costaud de leur collection. Il le déboucha et en bu trois longues gorgées, directement au goulot.
Malheureusement, l’alcool ne suffit pas à faire redescendre la pression. Il sentait encore les doigts de Pillover enroulés autour des siens et son écoeurante odeur de tabac froid. Il ne supportait plus de le voir, encore moins de l’entendre. Mais avec un peu de chance, cette fois était la dernière.
— Crétin ! siffla la pixie avant de le rejoindre.
— Génie, serait plus approprié, Priss. C’est une opportunité en or : dans trois mois, plus de dette, plus de bas-fonds, plus de Pill.
Elle tendit un index en avant, menaçante.
— La lignée des Caeleen ? Tu ne t’es pas dit, à un seul instant, qu’il serait judicieux de m’en parler ? Tu viens de nous faire plonger dans un merdier sans nom !
Pour appuyer ses dires, elle se hissa sur la pointe des pieds et tira sur le col de sa chemise pour découvrir son épaule. Une brûlure était apparue, au milieu de cicatrices plus anciennes.
— Tu crois que j’ai besoin de ta bénédiction ? rétorqua-t-il en se dégageant.
Priss se figea et les traits de son visage se muèrent en une expression de froideur terrifiante.
— Il s’agit de mon peuple, Marceau.
— Il s’agit des mes décisions, Priss.
Son nez court se retroussa avec mépris.
— Oh, alors nous y sommes, tu joues la carte du petit chef ?
— Je suis ton chef.
Fulminante, la pixie jeta l’une de ses dagues au cœur d’une cible usée, accrochée au mur et quitta l’auberge. Elle haïssait l’autorité, et il le savait. Pour ça, elle lui en voudrait certainement durant des jours, mais il n’avait pas l’énergie de débattre. Lecayron et ses hommes l'avaient passé à tabac toute la nuit.
Bien entendu, il s’était défendu. Si bien que ces enfoirées de capes bleues avaient décidé de lui entraver pieds et poignets pour qu’il ne puisse plus répondre… néanmoins, un coup de tête bien placé lui avait permis de coucher le plus costaud d’entre eux.
Il se débarassa de la bouteille, appuya ses mains sur le comptoir et inspira profondément, jusqu’à ce que ses côtes ne protestent.
— Un commentaire à faire, Russ ? lança-t-il lorsqu’il sentit le regard de son serrurier peser sur lui.
Mais avant qu’il ne réponde, un bruit sourd attira leur attention : la jeune femme venait de s’effondrer sur le plancher, inconsciente. Paniquée, la sylphe s’agita et tira sur ses boucles emmêlées. L’adolescent, lui, en profita pour esquiver la question de son supérieur et se précipita vers elles. Un genou à terre, il glissa deux doigts sur la gorge de Carly et prit son pouls.
— Elle est vivante, cap’, déclara-t-il avec sérieux.
Marceau leva les yeux au ciel avant de s’approcher à son tour.
— Ça, mon grand, c’est la raison pour laquelle je ne t’ai pas recruté comme médecin…
Il poussa Russel et s’accroupit près d’elle. La jeune femme avait le teint pâle, les yeux mi-clos et les lèvres entrouvertes.
— Carly, tu m’entends ?
Elle gémit et hocha doucement la tête
— Quand est-ce que tu as mangé quelque chose pour la dernière fois ?
Les yeux mouillés, elle gémit encore avant d’articuler lentement :
— J’ai froid…
Il posa une main sur son front. Elle n’avait pas de fièvre, mais devait probablement souffrir d’un énorme contre coup.
— Où est-ce que Priss l’avait installée ? demanda-t-il à Russel.
— Tes quartiers… fin, j’crois.
Ce qui expliquait donc pourquoi elle portait ses vêtements, sous son curieux pourpoint. Il pesta intérieurement contre la pixie, parfaitement consciente qu’il détestait que l’on touche à ses affaire. Mais compte tenu du contexte, il convint que c’était de bonne guerre.
— Aide-la à remonter, j’arrive dans quelques instants.
Puis il reprit à l’attention de Carly :
— Toute cette situation doit te paraitre brutale, mais je t’assure que nous allons trouver un arrangement.
Pour seule réponse, elle leva ses grands yeux vers lui et acquiesça une nouvelle fois. Tant mieux si la fille se montrait conciliante. Il aurait une petite conversation avec elle, trouverait son prix et les mots justes pour la convaincre d’adhérer au plan. Ainsi, tout serait réglé et il pourrait enfin embrasser sa liberté.
Russel fit passer son bras autour de ses épaules et la releva. Maladroitement, il la guida vers les escaliers et ils grimpèrent à l’étage, suivis de près par la petite créature.
Enfin seul, Marceau s’apprêtait à boire de nouveau lorsqu’un objet sur le sol attira son attention. Supposant qu’il appartenait à Carly, il le ramassa et le fit rouler entre ses doigts. Il s’agissait d’une chevalière en argent massif, semblable à celles que certaines familles d’agriculteurs avaient reçues sous l’ancien régime après la grande famine.
La curiosité démangea son esprit mais il tenta de la restreindre. Sur son échiquier, la fille devrait rester à sa juste place : le pion idéal pour atteindre une reine sans royaume et renverser le roi des bas-fonds.
Il s’affala de nouveau sur le fauteuil, songeant à la façon dont elle avait levé la voix sur Pillover. Était-elle brave, ou tout bonnement inconsciente ? Quoi qu’il en soit, déceler la surprise dans les yeux de ce salaud était un spectacle auquel il avait adoré assister…
Avec son joli minois et son petit gabarit, il devait être regrettablement courant de la sous-estimer.
Marceau poussa un soupir et resserra subitement le poing autour de la bague. Au même instant, Russel dévala les marches de l’escalier, embarassé.
— Eh, cap’, t’as pas vu une bague ? La fille dit qu’elle en perdu une…
— Tu l’as laissée seule ?
— Ouais, mais…
Son sang ne fit qu’un tour. Le jeune homme bondit du fauteuil et se jeta dans les escaliers, talonné par l’adolescent. Un claquement retentit alors, semblable à celui d’une porte prise dans un courant d’air. Lorsque Marceau déboula dans la chambre, la couche était vide et la fenêtre grande ouverte.
— Qu’est-ce qu’on fait, cap’ ? demanda Russ, catastrophé.
Il avait tout l’air d’un chiot que l’on s’apprête à réprimander.
Marceau se pencha au-dessus du vide, scrutant la rue avec attention. Si elle avait sauté, Carly se serait certainement blessée, ou peut-être même tuée. Il considéra alors les toîts et sourit, amusé.
— Toi, tu restes ici. Moi, je m’en vais faire prendre un peu de hauteur à notre nouvelle amie…
Sur ce, il franchit le rebord de la fenêtre et se hissa souplement sur les tuiles noires de l’auberge. Les plaques étaient grasses et poisseuses. À moins qu’elle n’ait un excellent sens de l'équilibre, la fille ne parviendrait pas aller bien loin sans risquer tomber.
Avec l’agilité d’un chat de gouttière, il se mit à courir sur les cîmes de la ville. Ses pieds trouvèrent naturellement les appuis les plus solides, ceux qui n’avait pas déjà cédés lors de ses précédents passages. La toute première fois que Pillover l’avait forcé à passer par les toîts, il n’avait que douze ans et avait bien cru mourir. Depuis, le vide constituait son terrain de jeu favori.
Imaginant l’itinéraire suivit par la jeune femme, il bondit par-dessus les ruelles les plus étroites et prit soin d’esquiver les cheminées et conduits qui se dressaient sur sa route. L’air de la cité était épais, moite, chargé des odeurs salines du port et de la sueur de ses dockers. Celles-ci se mêlaient au parfum du charbon brûlé et des épices lointaines, que les marchands vendaient en vrac au pied des bâtiments vétustes.
Grisé par l’adrénaline, il accéléra la cadence et le bruit de sa respiration haletante couvrit le bruit d’une corne annonçant le départ d’un navire.
Enfin, perchée au-dessus des vieux ateliers de forge, il l’aperçut. Elle esquivait adroitement une mouette en proie avec un rat et poursuivit sa course jusqu’au bout du toît. Le promontoire donnait sur les ruines du vieux sanctuaire, dont les gargouilles nargaient la jeune femme avec leur langue crochue et tendue. Ici, l’écart était trop important pour qu’elle ne parvienne à le franchir.
— Carly ! l'appela Marceau, de l’autre côté de l'arête. On peut discuter ?
Elle fit volte face et manqua de glisser. Ici, les tuiles difformes étaient couvertes de suie, ce qui les rendait encore plus instables.
— Je n’ai rien à vous dire ! grogna-t-elle.
Une bourrasque fit voltiger sa tignasse blonde autour de son visage et elle lutta pour rester stable.
— Si c’est ce qui t’inquiète, tu auras ta part du butin, dit calmement le jeune homme.
Avec prudence, il entrepris de franchir les quelques mètres qui les séparaient.
— Ce qui m’inquiète, c’est de me faire enlever par une bande de déséquilibrés, œuvrant pour un sociopathe pervers et sadique !
Marceau haussa un sourcil et se figea quelques instants.
— Socio-quoi ?
Elle releva le menton, défiante.
— C’est qui ce type, au juste ?
— Tu n’en as vraiment jamais entendu parler ? demanda-t-il, étonné.
Elle secoua la tête, sur la défensive.
— C’était un simple pêcheur… jusqu’à ce qu’il ne prenne le contrôle de la ville et la tête du plus grand réseau mercenaire du royaume : les Tonneliers.
— Oh, et donc vous, vous êtes l’un de ses artisans ? lança-t-elle, acerbe.
Dans l’espoir de l’amadouer, il tendit la main lorsqu’il fut suffisamment proche et afficha un sourire charmeur.
— Marceau, pour te servir.
Elle le détailla en silence, de haut en bas avant de croiser les bras. Il la dominait d’une bonne tête, pourtant, le mercenaire eût soudain l’impression de ne pas mesurer plus de soixante centimètres.
— Ouvrez bien vos oreilles, Marceau : fichez-moi la paix, ou je parlerai de vos petites manigances aux autorités compétentes de cette ville.
Surpris, il pouffa.
— Tu parles des capes bleues ? Autorités, certes. Compétentes…
— Peu importe ! Je suis presque certaine que votre bourbier de mercenaires est une affaire illégale, alors je…
Marceau s’approcha encore, un éclat de malice dans le regard.
— Tu quoi, Carly ? Si tu avais voulu qu’un soldat te porte secours, tu aurais insisté pour accepter de rencontrer Lecayron et lui exposer ta situation.
— Ne me parlez pas comme si vous aviez la moindre idée de qui je suis, siffla-t-elle.
— C’est pourtant clair : je t’ai retrouvée laissée pour morte dans le port, seule et en état de choc. Même si elle est égratignée, ta peau est douce et tes mains ne sont pas calleuses. Tu es un brin hautaine et parle avec un léger accent chantant : tu viens probablement d’un milieu bourgeois, certainement pas du coin. Quoi qu’il en soit, personne ne met un pied ici à moins de vouloir vendre quelque chose ou de fuir quelqu’un. Tu n’as pas l’air de vouloir marchander ton corps, ni la sylphe, et t’es débarrassée de ton seul bijou. Je pencherai donc plutôt pour la seconde option : la fuite. Alors dis-moi, ton bourbier à toi, c’est quoi ?
Elle le fixa en silence un instant, interdite.
— Ce… ce ne sont pas vos affaires…
Sa voix tremblait et Marceau devina la peur dans son intonation.
— Rendons-nous service, Carly. Aide-moi, et je t’aiderai en retour : qui, ou qu’est-ce que tu fuis ? Un scandale familial ? Un mariage forcé ? L’ennui d’une vie bien rangée ?
Elle parut hésiter un instant, mais la fille se ressaisit et retrouva son petit air supérieur.
— Qui sait, peut-être les désaxés dans votre genre ?
Quelle plaie.
Elle lui tourna le dos et avança vers le vide.
— Tu es consciente que tu n’iras nulle part comme ça ? lança Marceau, sur ses talons.
— Je vais trouver une solution, s’obstina-t-elle, les poings plantés sur les hanches, face au sanctuaire.
— Je parle de ta tenue. Tu es libre de partir mais… cette chemise, c’est la dernière qu’il me reste qui ne soit pas fichue. Et en plus, je l’aime bien.
Elle le considéra par-dessus son épaule, le regard noir.
— Oh, parceque vous croyez que je vais vous supplier pour la garder ?
Le sourire triomphant de Marceau s’estompa lorsqu’elle pivota pour lui faire face et tira sur son pourpoint. Et si une tuile ne s’était pas décrochée sous son pied, elle l’aurait certainement insulté. Avec un cri aigu, elle dévala le toît de la forge à plat ventre. Elle parvint à freiner sa chute en se retenant à une gouttière, les jambes dans le vide, mais elle céda rapidement sous son poids.
Horrifié, Marceau se précipita vers le bord, juste à temps pour voir la jeune femme retomber sur la planche d’un échafaudage, dressé contre le flanc de l’atelier. Ébranlée par l’impact, la structure chancela et la planche bascula. Cette fois, Carly atterrit sur le auvent en toile d’une échoppe et le tout s’écroula lamentablement sous le nez de passants effarés.
— Rien de cassé ? cria le mercenaire depuis son perchoir.
Sur le dos, les yeux écarquillés, la jeune femme peinait à reprendre ses esprits.
Un marchand sortit aussitôt de sa boutique, une main perdue dans ses cheveux blancs. Il s’agissait du vieux Ronan, coriace en affaires et propriétaire de trois cabinets de curiosité.
— Bons dieux d’mes aïeux ! s’exclama-t-il, scandalisé.
La fugitive se redressa avec une grimace, chancelante.
— Je suis sincèrement navrée, je…
— Navrée ? Ça paye pas d’être navrée !
Marceau s’apprêtait à intervenir, mais la jeune femme leva les yeux vers lui. Il devina immédiatement ses intentions et tenta de l’en dissuader d’un regard réprobateur.
Ne fais pas ça, Carly…
Mais elle le fit. Titubant d’abord sur les premiers mètres, elle accéléra et se remit à courir en direction des ruines. Furieux, Ronan hurla en la pointant du doigt et trois de ses fils rappliquèrent avant de se lancer à sa poursuite.
Marceau jura, contrarié.
— Ton opportunité en or se fait la belle, on dirait… railla une voix sur les toîts d’en face.
Priss. Grâcieusement assise sur une cheminée, elle affichait un sourire narquois. Bien évidemment, même si elle lui en voulait, elle l’avait suivi. Elle avait un jour juré de devenir son ombre. Depuis, elle lui collait aux bottes en toutes circonstances.
— Tu ne veux pas plutôt te rendre utile et m’aider à la rattraper ?
Avec orgueil, elle observa le bout de ses ongles.
— Non. Mais tu devrais te dépêcher avant qu’eux ne la rattrappent… sinon, tu devras trouver une autre blonde pour ton plan suicidaire.
— C’est elle qu’il nous faut. Fais-moi confiance, je sais ce que je fais.
— Dans ce cas je t’en prie, fais.
Marceau lui rendit son sourire et se tourna vers les ruines. Il inspira longuement et souffla bruyamment, préparant ses muscles à sa prochaine cascade. Ses côtes la lui feraient certainement payer mais, avec puissance, il prit son élan et bondit sur une gargouille.
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