Chapitre 9
Marceau
L'après-midi était déjà bien entamé lorsqu’ils arrivèrent devant La Rose. Le bâtiment était plus propre que les autres, et sa devanture, plus sophistiquée. Pareilles à celles que l’on pouvait trouver dans les temples, deux grandes colonnes encadraient l’entrée, masquée par de longs rideaux de soie couleur lilas.
Comme à son habitude Kira campait devant, dressée sur ses pattes velues. Ses sabots et ses cornes étaient parfaitement vernis, valorisés par un enchevêtrement de tresses compliquées.
Tiens, elle les a teintes en noir cette fois…
Priss se tenait à ses côtés et dû dire quelque chose de drôle, car le rire grave de Kira retentit depuis l’autre bout de l’allée. Sous l’ancien régime, elle aurait eu un passé de chanteuse lyrique…
— Oh ! Mais c’est une faune ! s’exclama Carly, comme si c’était la première qu’elle n’ait jamais vue.
— Une satyre, rectifia Marceau. Attention, Kira est plutôt du genre susceptible.
Il jeta un œil dans la direction de la jeune femme et remarqua l’expression de son visage, presque émerveillée. Elle avait les cheveux emmêlés, la peau sale et les vêtements - ses vêtements - troués, à force d’avoir sillonné les bas-fonds telle une furie effrénée…
D’où est-ce que tu sors, Carly ?
Lorsqu’elle remarqua qu’il la fixait, ses traits se durcirent et elle haussa un sourcil.
Il fit alors mine de retirer un peu de poussière de son perfecto. Elle avait suffisamment insisté sur ce nom pour qu’il le retienne, lorsqu’il lui avait confié trouver la forme de son pourpoint vraiment étrange…
Elle était loin d’avoir baissé la garde, il le sentait. Elle ne le croyait pas encore et, tant qu’elle ne lui ferait pas confiance, il ne pourrait pas non plus compter sur elle pour aller jusqu’au bout de son plan. En attendant, il devait s’attendre à la voir décamper à n’importe quel instant.
— R’gardez qui voilà. T’as vraiment une sale gueule, joli coeur ! lança Kira avant d’être prise d’une quinte de toux grasse.
Dommage que sa fin de carrière se soit soldée par une consommation démesurée de tabac à chiquer.
— Alors que toi, tu es toujours aussi ravissante, chantonna-t-il, diplomate.
Carly se rangea à son côté et se renfrogna lorsqu’elle vit la pixie. Elles échangèrent un hochement de tête froid et la satyre cracha un peu de tabac sur les pavés.
— C’est qui celle-là ? Et pourquoi elle me regarde comme ça ?
Marceau s’apprêtait à répondre, mais la jeune femme le devança.
— Carly, enchantée. Navrée si je vous dévisage, Kira, mais… vous êtes absolument magnifique, dit-elle, les joues empourprées.
Le pire, c’est qu’elle semblait sincère.
Kira releva son menton serti d’un bouc luisant et plissa ses yeux charbonneux.
— Merci mon chou, lâcha-t-elle avant de mastiquer à nouveau.
Les rideaux s’écartèrent d’un mouvement fluide et un homme en sortit en beuglant, son pantalon sur les chevilles. Derrière-lui, une femme d’un certain âge, vêtue d’une robe au décolleté généreux, croisa les bras et dit d’un ton acerbe :
— Je t’avais prévenu, Ander. Pas d’ipandre dans ma maison close.
— Ton bordel, c’est plus ce que c’était, Tina !
Carly se pencha vers le mercenaire et murmura, tendue :
— Quand tu as dit que je travaillais pour Tina, tu voulais dire cette Tina ?
Marceau l’ignora, préférant garder le silence.
— Tu m’as fait passer pour une fille de joie ?!
Ander haussa le ton et, immédiatement, Kira le menaça avec ses cornes. En un temps record, il se rhabilla et fila en bougonnant. Satisfaite, la maquerelle plaqua ses cheveux bruns en arrière et releva le menton avec grâce. Puis, remarquant la présence des mercenaires, elle conserva cette posture et plissa ses lèvres rouges.
— Marceau, lors de votre dernier passage, ma réputation en a pâti pendant deux semaines.
— Vraiment ? Priss a pourtant fait un excellent travail : net et propre.
— Qu’importe. Si vous devez à nouveau supprimer l’un de mes clients, attendez au moins qu’il tourne à l’angle…
Carly se raidit et Priss lui adressa un sourire cruel.
— Nous ne sommes pas là pour ça, mais pour solliciter vos services, la rassura Marceau.
Ce qui, en revanche, ne rassura pas du tout la jeune femme.
La maquerelle sourit et croisa les bras, soulignant son décolleté.
— Ils ne sont pas gratuits.
Le mercenaire tira une bourse de sa poche et la fit sauter dans la paume de sa main.
— C’est Carly qui régale…
Déconcertée, celle-ci réfléchit un instant et le foudroya du regard. Elle avait compris. Tout à l’heure, le jeune homme ne s’était pas seulement contenté de neutraliser le taxidermiste. Il s’était également chargé de le dépouiller.
— Oh. Nouvelle recrue ? demanda la maquerelle avant de prendre la bourse.
— En quelques sortes, répondit Marceau avant que la jeune femme ne s’en charge.
Satisfaite, Tina leur tourna le dos et lança par dessus son épaule :
—Suivez-moi, à ce que je vois, nous avons du travail…
Priss lui emboîta le pas mais, avant que Marceau ne puisse faire un pas en avant, Carly se racla la gorge. D’un coup de tête, elle lui fit signe de s’écarter et le prit en aparté.
— Tu te fiches de moi, joli coeur ?
— Loin de là, La Rose dispose des bains les plus hygiéniques de la ville. Et puis, Tina a un toucher particulièrement délicat, tu verras. Elle…
— T’es complètement malade ! dit-elle en lui flanquant un coup dans l’épaule.
Dès qu’elle réalisa avoir frappé pile là où il était blessé, elle porta une main à la bouche et afficha un air désolé.
— Je voulais dire par là qu’elle m’a déjà recousu plusieurs fois, siffla Marceau entre ses dents. Tina était infirmière, elle propose encore des soins…
Carly haussa les sourcils et dessina un “o” avec sa bouche avant de croiser les bras, de nouveau contrariée.
— De toute façon, c’était mérité.
Il entrouvrit les lèvres pour protester, mais se ravisa. Après tout, c’était peut-être un peu mérité.
— Un problème ? demanda la satyre, curieuse.
— Non, répondit le jeune homme avant de faire un pas en direction de l’entrée.
— Si, renchérit Carly. Est-ce que c’est vrai, Priss a tué un homme là-dedans ?
Sans même se retourner, il pouvait deviner l’horreur sur son visage.
— Si elle ne l’avait pas fait, je m’en serais chargé moi-même, répondit-il, plus durement qu’il ne l’aurait souhaité.
Un silence pesant flotta et la jeune femme dit dans un filet de voix :
— Alors vous n’êtes pas seulement des mercenaires… vous êtes aussi des assassins ?
Il serra les poings et franchit l’entrée de l’établissement.
Derrière les rideaux, il pénétra dans un corridor tamisé et un parfum suave lui monta à la tête. Quelque part, dans un salon, quelqu’un jouait de la harpe. Ce soir-là, c’était du luth. La mélodie le fit aussitôt replonger dans ses souvenirs et il déglutit avec peine.
Oui, il avait aidé Priss à assassiner cette ordure. Et si c’était à refaire, il ne changerait rien. Il avait fait une promesse à sa subordonnée, l’une des seules qui n’ait jamais formulée au cours de son existence, et il comptait bien la tenir… qu’importe les représailles de Pill ou que cette fille ne le juge à présent comme le pire des criminels.
— Votre amie n’entre pas ? lui demanda Tina, à l’autre bout du couloir.
À ses côtés, sa subalterne lui lança un regard interrogateur.
Merde. Tu comptais l’amadouer ? Bien joué, Marceau.
Il s’immobilisa et mordit l’intérieur de la joue, regrettant son impulsivité. Mais lorsqu’il entendit le tissu se froisser dans son dos, il se redressa et poussa un soupir discret.
— Approche, boucle d’or, l’invita Tina. Je commencerai par toi.
À pas feutrés, sans un mot, Carly passa près de lui. Ses grands yeux dorés rencontrèrent les siens, juste un instant, puis elle s’en alla rejoindre la maquerelle. Son ombre ondula doucement sur les murs, au rythme du balancement de ses hanches.
Lève les yeux, mon vieux.
Une fois qu’elle fut à sa hauteur, la femme posa une main dans son dos et la guida derrière une porte en fer forgé. Les tiges qui la composaient étaient savamment torsadées, composant un entrelac de ronces autour d’un rosier.
— On peut y aller, chef ? souffla Priss avant de désigner un salon d’un coup de tête.
Marceau reprit ses esprits et l’y suivit sans broncher.
Contrairement aux autres pièces, celle-ci n’était pas occupée. Elle était éclairée à la lueur d’un grand chandelier, couvert de cire rouge. De fines peintures florales ornaient les murs et le plafond, par endroit tâchés de moisissure. Tina avait beau chérir cette bâtisse et l’entretenir à la sueur de son front, elle n’en restait pas moins qu’une épine liée à la tige pourrie des bas-fonds…
La pixie s’assit dans un fauteuil moelleux et son supérieur l’imita, se laissant lourdement tomber face à elle. Épuisé, il laissa aller sa tête en arrière et ferma les yeux.
— Je t’ai entendu, tout à l’heure. Tu as dit que tu l’emmènerai à Parovière, déclara Priss.
— Sérieusement, j’aimerais qu’on revienne sur cette idée de vie privée…
— Si elle rencontre Hilderane, que la supercherie fonctionne ou non, elle ne repartira jamais libre de Noxmore. Tu en es conscient ?
— Parfaitement.
Pendant un moment, on entendit plus que les notes cristallines de l’instrument, mêlées au crépitement d’un bâtonnet d’encens. Un rire léger raisonna dans le salon voisin et Priss remua sur son fauteuil. Le cuir de sa combinaison grinça tandis qu’elle croisait les jambes, agacée.
— Elle pourrait nous planter. Ou pire, tout balancer.
— Respire, tout est sous contrôle. Enfin… tout le sera bientôt.
— Vraiment ? Et par quel moyen ?
Marceau fit rouler sa tête dans sa direction et ouvrit l'œil, un sourire en coin.
— Tu doutes encore de mon charme ?
La pixie fit claquer sa langue contre son palais.
— Tu trouves qu’elle a le profil de tes conquêtes habituelles ?
— Mes conquêtes habituelles ? répéta-t-il, vexé.
— Oublie l'esbroufe et pense à quelque chose de plus concret, Marceau ! Si tu ne l’as pas maîtrisée d’ici quelques jours, je me charge de la ligoter !
Il se retint de rire et lança d’un ton lourd de sous-entendus :
— C’est un défi ? Le premier qui lui entrave les poignets a gagné ?
Priss s’enfonça contre le dossier de la banquette, exaspérée.
— Tout n’est toujours qu’un jeu pour toi, pas vrai ?
Il se redressa et se pencha vers l’avant, les coudes appuyés sur les cuisses.
— C’est un jeu, oui. Un jeu dont le maître incontesté n’est autre que Pillover, et j’en ai ma claque. Tu crois que je n’ai pas déjà envisagé toutes les combines, toutes les stratégies pour y mettre un terme ? Si je te dis que celle-ci est la bonne, c’est qu’elle l’est. C’est notre ultime partie, Priss. Et cette fois, nous gagnons.
Pour appuyer ses dires, il porta une main à sa ceinture et en décrocha le couteau à éviscérer du taxidermiste. Il le fit sauter dans sa main en tendit le manche à la jeune femme.
— C’est quoi, ça ? Des excuses pour tout à l’heure ? répliqua-t-elle, incrédule.
— Peut-être bien.
Elle leva les yeux au ciel et s’empara de l’arme. Minutieusement, elle l’observa sous toutes ses angles et la rangea finalement aux côtés de ses autres lames.
— En ce qui concerne Russel, reprit la jeune femme, tu devrais pas le mettre dans la confidence. Il ne sait pas mentir et risquerait de nous trahir, même sans le vouloir. Laisse-le croire que nous irons à Parovière après Noxmore.
Marceau approuva, songeur.
Russ était talentueux, mais il manquait encore d’expérience : s’il n’était pas aussi naïf, cette course poursuite sur les toîts n’aurait jamais eu lieu.
— J’imagine que tu t’es déjà renseignée concernant les départs de ce soir ?
— Deux navires partent pour Moyel, un seul pour Nazar.
— Nous irons plus vite en débarquant directement à Moyel.
— C’est ce que je me suis dit : seul hic, le premier navire est celui de Lecayron. Le second, celui d’Yvette.
Le jeune homme jura et passa une main sur sa joue rasée de près.
Voguer avec les capes bleues n’était pas une option. Quant à Yvette…
Elle était l’une des plus célèbres exploratrices du royaume, réputée pour chasser de vieilles reliques. Elle flirtait ostensiblement avec la piraterie, mais tant qu’elle versait une commission généreuse au Chancelier, elle restait libre d’exercer en son nom. Les tonneliers et son équipage s’étaient déjà croisés par le passé, mais leur rencontre ne s’était pas vraiment produite sous les meilleures auspices…
— Des informations à son propos ?
— Elle prépare une exploration dans les mers du nord : elle loge à La Caravelle, depuis trois jours, et recrute de la main-d'œuvre parmi les dockers. Puisqu’on ne trouve plus d’aerosyne ici, elle prévoit de faire le plein à Moyel avant de mettre le cap sur Fallàr.
— Fallàr ? Qu’est-ce qu’elle espère trouver, là-bas ?
— Recentre-toi, Marceau. Qu’est-ce qu’on fait ?
Il poussa un soupir, frustré, et réfléchit quelques instants.
— On embarque avec Yvette et on la paye, grassement. Tu te souviens de notre prise, le soir du braquage des deux artistos ?
— L'œuf de sirène ?
— Oui. Enfin… j’ai dit à Pill qu’il n’y en avait qu’un seul, mais j’ai caché les deux autres dans vos chambres.
Priss recourba le coin de ses lèvres.
— Quoi, toutes les planques de tes propres quartiers sont occupées ?
Marceau lui adressa un clin d'œil énigmatique.
— Derrière une pierre du mur pour toi, sous une latte de plancher pour Russ. Oh, et mes révolvers sont sous mon matelas. Ma réserve de munitions, sur l’armoire.
— Dois-je comprendre que tu m’envoies jouer les mules ?
— Juste le temps que nous nous retrouvions devant La Caravelle, dans deux heures.
— Autre chose ? ironisa-t-elle.
— Oui, répondit Marceau avec le plus grand sérieux. Je vais avoir besoin de toi pour m’occuper de Carly.
Elle haussa les sourcils et rit avec mépris.
— Je suis tueuse à gage, pas gouvernante.
— Je ne te parle pas de devenir sa gouvernante, mais sa préceptrice. J’ai besoin que tu lui apprennes l’histoire et la culture pixie… aussi curieux que cela paraisse, elle n’a jamais entendu parler des Caeleen, ni de leur renversement.
Priss haussa les sourcils, surprise, avant de se renfrogner.
— Tu en sais tout autant que moi, non ? Pourquoi ne pas t’en charger toi-même ?
— Parce que tu ne cesses de me le répéter : il s’agit de ton peuple. Notre crédibilité auprès d’Hilderane en dépend. Moi, je me chargerai de lui enseigner l’art et les manières de la cour…
Priss hocha doucement la tête, contrariée.
— Et en ce qui concerne la magie, qu’est-ce que tu comptes faire ? Tu auras beau prétendre le contraire, elle reste une simple humaine.
— Elle pourrait l’avoir perdue ? De la même manière que les autres… que toi.
Les traits fins de la pixie se muèrent en une expression de douleur, et le jeune homme sentit la culpabilité le piquer sous le plexus.
— Et si on demande à voir ses cicatrices ? fit-elle d’une voix blanche.
— Nous avons le temps d’y réfléchir, répondit doucement le jeune homme.
Priss se releva et fit quelques pas dans le salon avant de s’appuyer sur une commode.
— Elle n’a jamais entendu parler du renversement, tu dis ? Alors d’où est-ce qu’elle vient ? Marceau fit pianoter ses doigts sur son genou.
— Je n’en sais rien. Elle reste floue sur la question. Elle affirme ne pas être alesienne, mais… elle n’a pas non plus l’air d’une oshorane, ni d’une ikariote.
— Définitivement trop précieuse pour une oshorane, bien trop pâle pour une Ikariote…
— Et puis il y a cet air ingénu dès qu’elle regarde ailleurs… elle vient peut-être de la principauté d’Ulap ? On dit que leurs filles n’ont pas le droit de mettre un pied en dehors de leurs sanctuaires.
Ils se turent un moment, avant que Priss ne croise les bras.
— Est-ce que tu as songé à la possibilité que ce soit elle qui te manipule ?
Il haussa un sourcil.
— Dans quel but ?
— Je ne sais pas. Mais tu as tout intérêt à découvrir ce qu’elle cache avant que cela ne devienne un problème.
Marceau se renfonça contre son dossier, dubitatif.
Alors qu’elle se dirigeait vers la porte, Priss posa une main sur l’encadrement et s’immobilisa un instant.
— Si elle se révèle à toi, prions les dieux pour que tu ne l’apprécie pas.
— Par pitié, Priss, épargne-moi le coup de…
— Tais-toi, Marceau. S’il y a bien une personne qui sache ce dont tu es capable quand tu aimes, c’est bien moi.
Elle ne lui laissa pas l’occasion de répondre et disparut dans l’obscurité, le laissant seul avec ses pensées.
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