Chapitre 10
(Ce chapitre et le suivant m'ont donné beaucoup de fil à retordre : ils manquent de fluidité et ont a mon sens un petit problème de rythme. Pour ne pas perdre plus de temps je choisis de les publier sous cette version, mais ils seront repris à la réécriture).
Ava
Étourdie par les vapeurs herbacées émanant de son bain, Ava retint sa respiration et se laissa doucement glisser sous l’eau. Tina lui avait assuré que ses décoctions étaient suffisamment puissantes pour relaxer ses muscles en un rien de temps… le hic, c’est qu’elle ne voulait surtout pas que cela arrive.
En moins de vingt-quatre heures, l’historienne avait déjà manqué de perdre la vie plus de fois qu’au cours de son existence entière : que lui adviendrait-il si elle perdait sa vigilance ? Non, elle ne pouvait pas se le permettre. Encore moins après ce qu’elle venait d’apprendre.
Si elle ne l’avait pas fait, je m’en serais chargé moi-même…
Les mots de Marceau s’entrechoquèrent une nouvelle fois dans son esprit et brassèrent la bile coincée dans son estomac. La perspective de rester aux côtés de meurtriers lui glaçait le sang mais, pour le moment, elle ne disposait d’aucune autre option.
Quel cauchemar…
Elle remonta à la surface et se frotta le visage. Ce qu’elle devait conserver avant tout, c’était sa lucidité. Toute cette situation devait être abordée avec objectivité et pragmatisme, qualités qu’elle maniait habituellement à la perfection entre les murs de la bibliothèque universitaire. Mais dans un monde où vivent des créatures supposées n’exister que dans les mythes, pouvait-elle encore compter sur sa logique ?
De l’autre côté du bac, la sylphe grimpa sur une fleur séchée et s’y prélassa de tout son long. Visiblement, elle vivait tout ce bourbier avec bien plus de sérénité…
— Hé, Clochette, murmura Ava, tu y comprends quelque chose, toi ?
La petite créature la dévisagea un moment, s’immergea subitement et remonta juste sous son nez pour l’éclabousser. Surprise, la jeune femme rit et répliqua d’une petite pichenette, qui envoya sur la sylphe une pluie de goutelettes.
— Qu’est-ce que tu fais là, avec moi ? reprit l’historienne avec douceur. Tu ne serais pas mieux avec les tiens, dans cette rivière ?
Clochette lâcha son pétale et s’approcha, jusqu’à venir se blottir contre sa main. Un drôle de picotement réchauffa Ava sous son plexus, mais au même instant, Tina fit irruption dans la salle d’eau.
— Bien, tu as suffisamment infusé…
Est-ce qu’elle me compare à un sachet de thé ? grommela silencieusement Ava.
La maquerelle lui présenta un peignoir en soie, l’incitant à s’extirper de son bain, mais la jeune femme ramena ses genoux contre sa poitrine.
— De la pudeur ? s’étonna Tina, presque amusée.
Ses joues s’empourprèrent et Ava balbutia :
— Vous pourriez peut-être…
La femme leva les yeux au ciel et abandonna le vêtement sur un portant, aux côtés d’autres tenues. Tandis qu’elle se dirigeait vers un cabinet en bois sombre, l’historienne sortit de l’eau et s’empressa de couvrir sa peau nue.
Ne pense pas à ce que ce peignoir a déjà vu, Ava. N’y pense surtout pas.
— Présentable ? ironisa Tina.
— Davantage…
— Alors approche, nous allons nous occuper de tes plaies.
Ava obtempéra et boitilla jusqu’à un tabouret joliment sculpté, disposé devant un miroir sur pied. Tina l’y attendait, munie d’un plateau couvert de pommades et de potions colorées. Elle le déposa sur une table d’appoint et fit signe à la jeune femme de s’asseoir.
— Voyons ce qui te fait clopiner, dit-elle en remontant les pans de son peignoir.
Gênée, Ava ajusta le tissu et lui présenta sa jambe gauche. La plupart de ses égratignures étaient superficielles mais, depuis quelques heures, la balafre que le volcendre lui avait infligée la lançait péniblement. De vilaines couleurs étaient apparues le long de la blessure, filant de l’intérieur de son genou à l’extérieur de sa cuisse.
— Comment est-ce arrivé ? demanda la maquerelle en appuyant dessus.
L’historienne sursauta et siffla entre ses dents.
Lorsqu’elle reprit son souffle, elle laissa ses idées défiler à toute allure, évaluant le risque d’évoquer le monstre avec Tina. Zack s’était montré clair : ne donne ton nom à personne, ne leur parle pas de Taloux, ni de ce qui vient de se produire.
— Je… je suis tombée d’un toit, tout à l’heure.
La femme haussa un sourcil, incrédule.
— Tu vois ces veinules pourpres ? Ce sont des traces de venin.
Le cœur de l’historienne s’emballa subitement.
— Du venin ?! Quel genre de venin ? Est-ce que c’est grave ?
— Tout dépend de ce sur quoi tu es tombée, boucle d’or. Mais à vue de nez, la dose me paraît suffisamment faible pour que tes jours ne soient pas en danger.
Les yeux écarquillés, la jeune femme déglutit.
C’est une bonne nouvelle, pas vrai ?
Tina s’empara d’une spatule et d’une substance verte, qu’elle étala généreusement sur sa cuisse. De nouveau, Ava serra les dents et sentit les larmes lui monter aux yeux. Une brûlure vive transperça son muscle mais, très vite, la douleur s’atténua, jusqu’à disparaître complètement.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, curieuse.
— De la pulpe d’alvesole, répondit la maquerelle. Une plante aux vertus anesthésiantes et cicatrisantes… cela suffira pour atténuer la douleur, mais peut-être pas pour endiguer une infection. S’il s’avère que la plaie s’enlaidit encore au cours des prochains jours, tu devras consulter une mire.
Le terme ne rassura que très peu la jeune femme, évoquant les médecins du moyen-âge qui travaillaient plus à la façon d’un boûcher que d’un chirurgien…
— Marceau dit que vous avez été infirmière ? demanda-t-elle, pour chasser cette image.
Tina se redressa, un sourire mélancolique aux lèvres.
— C’était une autre vie, oui. Tout a changé après le renversement.
Elle s’approcha du miroir et, d’un revers de manche, en retira une fine pellicule de buée. Ava découvrit alors son reflet, dépitée. Ses boucles emmêlées encadraient son visage pâle et fatigué. Quelques paillettes étaient encore accrochées à ses tâches de rousseur et, sous ses yeux cernés, son mascara waterproof avait coulé. Pour sublimer le tout, de grosses traces de doigts étaient apparues sur sa mâchoire, pile là où Pillover l’avait empoignée.
Quelle ordure.
— Et depuis ? Vous vous êtes ralliée aux tonneliers ? fit-elle d’une voix plus dure qu’elle ne l’aurait souhaité.
Tina s’était glissée derrière elle, mais dans le miroir, elle lu une expression de dégoût sur son visage mature.
— Grands Dieux, non. J’ai monté cette affaire pour préserver ma liberté, certainement pas pour me laisser commander. Ce scélérat a déjà tenté de nous soumettre, mes filles et moi : nous l’avons toujours reçu comme il se doit.
Pour appuyer ses dires, elle releva la fente de sa jupe et dévoila le pistolet coincé dans son porte jarretelle.
— Si vous le tenez en si faible estime, alors pourquoi prendre soin de ses hommes ? lança Ava, confuse.
— Tu veux parler de Marceau ? fit-elle avec un sourire énigmatique.
L’historienne hocha doucement la tête, tandis que la maquerelle passa une main dans ses boucles. Elle se raidit, se remémorant les gestes brutaux de Zack pour démêler sa crinière lorsqu’elle était enfant. Mais les mouvements de Tina étaient délicats, maîtrisés… presque maternels. Cela provoqua une pointe de nostalgie en elle, n’ayant pas conservé le moindre souvenir d’une caresse de la part de sa propre mère.
— Marceau n’était qu’un gamin lorsque je l’ai rencontré, dit finalement Tina. Un casse-cou tout juste arrivé aux Réformés, sans savoir où il mettait les pieds. Il se vantait partout d’être parvenu à s’évader d’un camp de travail forcé... je me suis occupée de lui quelques mois, jusqu’à ce que Pillover en entende parler.
— Et après ? Que s’est il passé ? souffla Ava.
— Il l’a mis à l’épreuve et en a fait son meilleur élément. Pour lui, Marceau a manqué de se tuer maintes et maintes fois... mais il finissait toujours par rentrer.
— Pourquoi ? Je veux dire, ce type est complètement cinglé ! s’emporta Ava, révoltée.
La maquerelle prit un morceau de tissu, qu’elle imbiba d’une lotion grasse pour retirer ce qu’il restait du maquillage de la jeune femme. Une fois son menton coincé entre ses doigts froids, elle riva ses yeux gris dans les siens et ses mots eurent l’effet d’une claque :
— Regarde-toi, boucle d’or. Peu de cicatrices, les joues rondes et l’esprit vif… tu ne connais rien à la misère de ce monde, n’est-ce pas ?
L’historienne sentit ses joues chauffer, de honte et de frustration.
— Disons que… je pensais avoir lu suffisamment de manuels pour le comprendre, murmura-t-elle en fixant le plancher.
Tina essuya son visage et lui adressa un sourire.
— Il faut parfois faire de drôles de choix pour survivre, même les plus insensés.
Elle marqua une pause, laissant avant songeuse, puis rangea son plateau.
— Pour te vêtir, sens-toi libre de prendre ce qui est à ton goût sur le portant...
Elle lui tendit une fiole d’alvesole, que la jeune femme accepta avec gratitude.
— Merci, Tina.
— Oh, et si tu renonces à la vie de mercenaire, viens me trouver, dit-elle avec un clin d'œil.
Devant son embarras, la maquerelle rit aux éclats. Elle pressa son épaule dans un geste d'au revoir et se retira de la pièce, abandonnant l’historienne dans le sillage de son parfum sucré.
Si Max et Rémi me voyaient...
Les joues empourprées, Ava se tourna vers le portant et s’en alla examiner les vêtements. Au milieu de tenues légères, elle dénicha une blouse crème et un pantalon brun, presque à sa taille. Pour le faire tenir, elle dégota une ceinture corset et la noua tant bien que mal au-dessus de ses hanches. Enfin, elle remarqua quelques paires de chaussures et enfila une paire de bottine, plutôt confortables.
Une fois la fiole d'alvesole en poche et son perfecto jeté par dessus son épaule, elle se tourna vers le bac.
— Prête, Clochette ?
La sylphe sortit enfin de l'eau et reprit sa forme aérienne. Aussi légère qu’une feuille portée par le vent, elle vint se poser dans le cou de la jeune femme et disparut sous ses boucles.
Revigorée, le torse bombé, Ava serra les poings.
Parovière, Zack, j'arrive.
Elle se dirigea vers la porte et l’ouvrit d’un geste franc. Mais lorsqu’elle découvrit quelqu’un derrière, elle bondit tel un faon vers l'arrière.
Une main sur le cœur et la respiration coupée, la jeune femme reconnu le mercenaire. Il avait une main levée, comme s’il s’apprêtait à toquer.
— Tu m’as fichu une de ces frousses… hoqueta-t-elle.
Elle s’attendait à ce qu’il se moque ou la provoque, mais Marceau se contenta de baisser le bras et de s'éclaircir la voix.
— Ce n’était pas mon intention.
Troublée par son sérieux, Ava prit le temps de l’observer. Ses cheveux mouillés, plus sombres, tombaient devant ses yeux clairs. Il n’y avait plus la moindre trace de sang, ni de crasse sur son visage, tout de même encore marqué par les coups reçus ces derniers heures. Tina avait d’ailleurs fait un petit point de suture au niveau de son sourcil, ce qui durcissait légèrement ses traits…
Ava s’en voulu de l’admettre, mais Marceau était beau. Même très beau.
À quoi tu penses ? Arrête ça tout de suite !
— Tout à l’heure non plus, je ne voulais pas t’effrayer, reprit Marceau, d’une voix posée. Je te mentirai si je te disais que je n’ai jamais pris de vie, Carly. Mais aucune d’entre elles n’était innocente, et je t’assure que je n’y ai jamais pris le moindre plaisir.
L’historienne croisa les bras, contrariée.
— Innocence ou culpabilité, c’est à la justice d’en décider, non ?
Marceau eut un mouvement de recul et fronça les sourcils.
— La justice ? Celle qui condamne les êtres de ce royaume à mort ou à la torture sous prétexte qu’ils font partie du petit peuple ?
Le petit peuple… Zack l’avait déjà mentionné auparavant, lorsqu’il parlait de créatures surnaturelles.
Ava fuit soudain le regard du jeune homme. Tina et lui avaient raison : elle ne connaissait absolument rien de ce monde, de son histoire, et encore moins de ses lois. Elle décroisa les bras et fit courir son doigt le long d’un motif fleuri, honteuse.
— Je ne savais pas, admit-elle.
— Carly, absolument tout le continent est au fait de ce qu’il se passe à Alesia pour ceux qui ont le malheur de pratiquer la magie, rétorqua-t-il gravement.
Visiblement, le sujet semblait particulièrement sensible et elle se sentit soudain prise au piège de cet univers hostile. Paniquée, elle s’agita et dit d’une voix haut-perchée :
— Je te l’ai dit, je ne viens pas d’Alesia, je…
— Alors d’où est-ce que tu viens ?
Cette fois, sa question n’était pas posée sur le ton de la raillerie, comme elle l’avait été tout au long de la journée. Il attendait une réponse, une réponse convaincante.
— D’un autre continent, fit-t-elle, trop évasive.
— Lequel ?
Elle se mordit la lèvre.
— L’Europe ?
Il haussa les sourcils.
— Où est-ce que cela se trouve ? Au sud d’Ikare ?
— Plus loin… bien plus loin. Là-bas, il n’y a pas de magie. Seulement des humains.
— Un endroit où le Chancelier serait enfin en paix…, marmonna le mercenaire dans sa barbe.
Sois prudente, n’en dis pas plus.
— Tout cela est nouveau pour moi, Marceau, dit Ava avec précaution. Si tu veux que je me fonde dans ce royaume, au point d’en jouer la princesse, je vais avoir besoin de temps, et de patience.
Il poussa un soupir et se parut se radoucir.
— Très bien. Nous en avons discuté tout à l’heure : Priss et moi nous chargerons de t’apprendre ce que tu dois savoir.
— Très bien, répéta doucement la jeune femme. Au moins, je suis douée pour être une élève appliquée…
De toute façon, elle n’aurait pas d’autre choix : si elle comptait pouvoir se débrouiller seule d’ici la fin de leur voyage pour leur fausser compagnie sans attirer l’attention, elle devrait en connaître le plus possible au sujet d'Alesia.
Elle releva les yeux vers Marceau et vit qu’il avait retrouvé le sourire.
— Quoi ? demanda-t-elle, méfiante.
Il s’appuya contre l’encadrement de la porte et son insupportable fossette réapparut.
— Rien, j’ai juste apprécié le ton de ta voix lorsque tu as dit élève appliquée.
La jeune femme rougit de plus belle.
— Tu es… pousse-toi !
Il s’écarta et la parcourut du regard lorsqu’elle passa devant lui.
— Carly.
— Fiche-moi la paix !
— Ton corset est à l’envers.
Elle s’immobilisa en plein milieu du corridor et baissa les yeux sur sa ceinture. Cette fois, ses joues étaient très certainement aussi rouges que son perfecto, mais elle s’interdit de perdre la face et se retourna vers lui, munie de son plus fier rictus.
— Absolument pas, affirma-t-elle, comme si elle y croyait.
Espiègle, il plissa les paupières.
— J’en ai suffisamment manié pour en être certain. Tu permets que je…
— Ah oui ? Tu en portes souvent ? susurra-t-elle, piquante.
Touché, il se pinça les lèvres pour ne pas s’esclaffer tandis qu’elle s'enveloppa dans sa veste. Avec orgueil, elle en resserra soigneusement les pans et tourna les talons en quête de l’escalier par lequel elle était arrivée.
— C’est dans l’autre sens, précisa Marceau. À moins que tu ne veuilles vivre de nouvelles expériences ?
Ava fit volte face, prenant soin de ne pas céder à l’envie de partir en courant, et repassa sous le nez du mercenaire. Lorsqu’elle atteint enfin l’extrémité du couloir, elle leva le bras et tendit son majeur aussi haut que possible, priant pour qu’il n’en loupe pas une miette. Le rire qui raisonna alors entre les cloisons de La Rose le lui confirma.
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