I - Au-delà du vide - 3/9
6h17
La nuit prend cette teinte bleutée qui annonce le jour, le train file à travers les steppes désertiques. L'aridité végétale laisse place à d'extravagants promontoires rocheux.
Une des sculptures minérales abrite deux membres de L'Escapade. Tapis dans le sable, l'une scrute la plaine avec sa longue-vue, l'autre allongé sur un achoppement noduleux retranscrit les observations au radio-émetteur :
" Une petite locomotive solitaire ouvre la voie à un arpent devant le convoi. Puis je compte trois motrices sur le train-banque, avec quinze wagons entre chacune. Le bestio pèse plusieurs milliers de tonnes, il est lourdement blindé et armé, je vois même des canons de 75, à vous.
— Ici Marius, message reçu les filles. Aucune surprise sur les prévisions. La petite loco solitaire, c'est le lévrier. Ils en sortent toujours un pour prendre les pièges sur la voie avant la diligence principale. Bon travail les jumelles, rendez-vous fissa à la falaise thébaïde. "
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6h20
Au centre d'un tunnel ferroviaire, un guetteur téméraire attend l'arrivée du lévrier. À son signal, la poignée d'hommes calfeutrée dans un couloir d'entretien occulte leurs torches.
La lointaine lueur du phare devient éblouissante et le murmure de sa chaudière : un vacarme. Les crissements des rails hurlent. Le sol se met à trembler, une fine poussière sature l'air et après l'ultime barouf, les individus entendent à nouveau leurs respirations.
Le lévrier les dépasse. Les flammes des briquets se rallument, les flambeaux s'embrasent.
La troupe s'affaire machinalement. Sans état d'âme, elle érige un échafaudage de bambous et de chanvres. Des miroirs s'accrochent bord à bord et toute la section du tunnel devient réfléchissante. En quelques minutes, un grand volume de sacs de sable épars stabilise la structure. Par esprit de perfection l'ouvrage épouse même la rotondité de la voûte.
Dès l'ouvrage terminé, la cohorte des miroitiers se sauve, le lieu retrouve sa quiétude minérale.
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6h30
Le train entre dans le tunnel au détour d'un virage. Le conducteur aperçoit des phares ; terrifié et paniqué par le face-à-face inévitable, il stoppe toutes les machines et enclenche l'arrêt d'urgence.
Le sable choit sur les rails, la saccade du freinage alerte le reste du convoi.
Le sifflet hurle en vain. Le reflet se rapproche inexorablement.
Juste avant l'impact, le conducteur s'interroge sur le lévrier : « où est-il ? » Le choc contre la masse de sable lui est fatal. Il ne parvient pas à se retenir et son crâne se brise sur les volants de contrôle laitonnés.
Lourd comme un mur de brique, le lest du miroir blesse un maximun de passagers sans briser l'inertie de la rame. Laissez sans contrôle, les freins bloqués étincellent, les wagons commencent à tanguer hors du chemin de fer, ricochant sur les parois. L'élan pousse le train vers la lumière.
Ainsi la tête du monstre d'acier s'échoue à la sortie du tunnel. Le fracas est violent, la masse métallique s'enfonce dans le sol sableux dans une ultime glissade. Quelques panaches de vapeur suintent de la chaudière exsudant une bave blanche. D'autres éléments mécaniques inconscients de ne plus faire partie d'un tout tournent au ralenti en produisant des crissements tragiques. Dans un dernier sanglot sifflotant, la première loco se fend dans une détonation sourde.
Si la moitié avant des wagons a quitté la voie, la partie arrière séparée par la violence du déraillement, roule sereine sur une centaine de mètres supplémentairese et s'engagne sur un pont.
Outrepassant la fin des terres elle s'arréte définitivement sur un pont en filligrane au-dessus du vide.
Des haubans partent du tablier et se fiche dans la montagne d'où vient de surgir le train. La voie aérienne pousuit sa course rectiligne vers l'horizon commun du ciel et de la mer-nuage.
Là, où s'étendaient autrefois les pics vierges du Valinor, un nouveau venu affirme une auguste présence humaine. La voie ferrée du grand ouest, prouesse d'audace et de patience, se joue de la gravité. Les vents hurlent, mais les milliers de ponts tiennent bon. La structure tutoye l'impossible, les rails enjambent les nuages d'une aiguille à l'autre.
Ce ciel — ponctué d'une infinité d'achoppement rocheux, de récifs et de pics aussi fins que nombreux — est impraticable à la navigation aérienne depuis l'aube des temps. À la fois trop vaste et détaillé pour être cartographié, la zone inexpugnable attire les écueils et naufrages.
À cela, faut-il ajouter les marées fluctuantes de la mer de nuage compliquant la tâche, et seuls les plus téméraires des aéronautes s'aventurent en cet endroit. Affréter des marchandises par voie aérienne coûte ici une véritable fortune.
Ces circonstances ont prodiguées les fonds monétaires et la raison de cette ligne, chef-d'œuvre des ingénieurs et des architectes. Construit entre et par deux grandes puissances, l'axe Obanga-Dol — narguant le ciel en d'interminables arcs métalliques — a céder, non par les colères de la nature, mais par l'avidité des hommes. Cette dentelle d'acier semblait invulnérable face aux éléments ; elle ne l'etait pas quant aux sabotages.
Un peu plus loin sur le pont, aprés les wagons inertes, une arche a disparue. Le trou béant ainsi formé a eu raison d'un lévrier fonceur. L'impassible mer de nuages ne laisse aucun indice quant à l'endroit de sa chute. Un train ne vole pas, constant simple et funeste qui surprit l'équipage des éclaireurs.
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