I - Au-delà du vide - 2/9
Le voyageur inspecte un pont tumultueux, l'équipage s'affaire déjà à repartir. Loin de l'organisation des vaisseaux marchands ou des frégates militaires ; il y a des femmes, des enfants et quelques vieillards. Si les institutions licites préfèrent des rapaces de mers dans la force de l'âge, c'est un véritable petit village qui répond aux ordres d'Élia.
Si avec tant d'or à la guilde des mercenaires on obtient juste ce fatras humain, alors le monde va mal, pense le voyageur. Pourtant, les facéties d'un groupe de jeunes bambins sur une ancienne doyenne endormie — au moyen d'un seau — l'amusent quelque peu. Soit, nous verrons si cette drôle de compagnie hétéroclite et brinquebalante tient le choc d'une tempête ou d'un assaut. Il est trop tard pour changer les choses.
" Ne m'en voulez pas trop pour cet équipage hors du commun dit Élia. J'ai fais halte dans un village de pionner pour me refaire. Hélas, je suis arrivée aprés la dernière escarmouche du Grand Sud... Tout était en ruine. La plupart des hommes valides étaient morts ou estropiés comme coutume... J'ai eu pitié et pressée par votre course : j'ai fait avec ce qu'il y avait sur place. "
Elle attend de lui une réaction qui ne vient pas, elle poursuit donc :
" Ils ne me suivent que depuis deux mois, mais je réponds d'eux ! Certains des plus jeunes sont passés de calamités volantes à véritables prodiges. "
S'écoule alors un long silence, durant lequel le voyageur jauge les villageois, puis il répond enfin :
" Je vous accorde que leur manque d'expérience excuse votre léger retard, ils feront très bien l'affaire. J'ai vécu dans les ruines d'une ville après le grand incendie des forêts d'Ys. La plupart des paysans que nous étions — pour ceux qui ont survécus — se sont forgés un caractère. Ils occupent maintenant dans le vaste monde des places dont ils n'auraient jamais eu — ne fusse que la connaissance — dans cette provinciale bourgade agricole. "
Après une pause, il poursuit :
" Je commande la destination et les gens de ce vaisseau, c'est le contrat. Toutefois, je me permettrais une liberté si vous le voulez bien. Bien que j'en aie les compétences, vous resterez leur capitaine avec votre accord. Une relation de ce type se forge et ne s'octroie pas. Je ne suis rien pour eux, contrairement à vous. "
Élia acquise aux propositions et conclut sobrement :
" Vous êtes un drôle vous, mais cela me plaît, il y a un peu de sagesse dans votre originalité. "
Méticuleux sur les charges dues à leurs fonctions, les deux individus s'engouffrent de concert dans la soute pour arraisonner les caisses et les vivres, puis c'est en salle de cartes que l'on se dirige. On s'assure avec le navigateur de l'itinéraire. L'astronome confirme l'orientation des constellations diurnes, puis leur position sur le ciel Méridional. Sûr de ces interrogations, on range alors précieusement compas, sextants et autres outils de précisions. La nuit vient et les boiseries laquées se teintent des halos chryséléphantins propres aux soirs d'été.
Le barreur met cap au nord, les cordistes sortent les perroquets sur le ballon et les voiles latérales à la coque : les vents sont favorables. Les mécaniciens ralentissent les rotatives afin d'épargner quelque peu les moteurs, la brise du ponant les pousse et les hélices tournent à bride abattue. Pour le reste le temps est calme, l'océan blanc serein. Quelques rubans de nuages forment des chimères, les hommes de vigie ont le regard médusé, perdu au loin. Le ciel s'assombrit, le vent forci et plus rien ne vrombit à bord, seules restent quarante âmes glissant sur l'air.
On démonte alors les locomotrices et certaines gagnent l'atelier. Bientôt, les entrailles des engins mécaniques gisent sur le pont. Les nombreuses lanternes à bougies posent leurs éclats sur les pièces rotatives, les cylindres, les bielles et les vilebrequins en cours d'expertise forment autant d'échos aux scintillements des étoiles. Les hélices démontées, posées à plat sur le parquet, se demandent ce qu'elles font là tandis qu'une jeune femme nourrit leurs bois à l'huile de lin. Le silence du ciel souligne le tohu-bohu sans mots, fait des petits gestes d'artisans laborieux.
Chacun suit ses pensées et ses rêveries, mais nombreux appréhende l'incident sur la mer de nuages. Suspendu au-dessus du vide toute erreur est potentiellement fatale ; alors pour évacuer l'angoisse, on astique, on bichonne et savoure la solidité de tout et de rien.
Trois silhouettes évoluent à travers les grandes vitres de la commanderie. En son sein l'ambiance est tamisée, les hublots de la cabine teintent et déforment la lumière des chandelles. S'appuyant sur la table centrale d'apparat dans la cabine du capitaine, le voyageur questionne :
" Réussirons-nous à intercepter le train-banque de la régence avant l'aube ?
— Sans difficultés, répond Élia.
— Sur la Voie Royale ? interroge une voix féminine soucieuse.
— Là fut le plan depuis le départ, Halba, répond la capitaine nonchalante.
— Et vous comptiez nous prévenir quand capitaine Dozel ? Juste avant l'assaut du Boréal Nord ?
— Non, maintenant. "
Halba reste sidérée par tant de culot, le voyageur pose une main sur son épaule :
" Je comprends votre désarroi et votre colère. Je vous promets que notre plan comporte un minimum de risque. Sinon j'aurais engagé la plus fine bande de sabreurs et de tirailleurs... Sans vouloir vous vexer, cela s'entend.
— Je m'étais acclimatée à cette vie de forbans, mais je réitère ce que j'ai dit il y a deux mois quand on a essuyé cette tornade : on n'aurait jamais dû monter à bord de ce cercueil...
— Sur les cendres de votre village, vous n'auriez eu aucune chance de passer l'hiver, avec cette mission, je vous offre de quoi le rebâtir, propose l'habile Élia.
— Ou bien de tous y passer plus vite... Bon, vous la grande asperge étrangère, je ne vais pas essayer de vous dissuader. C'est vous le client après tout et vous devez caresser votre projet suicidaire depuis un moment... Soit, nous ferrons face comme pour le reste capitaine. J'en parlerai au conseil du village et avec une prime, ça sera sûrement la dernière collaboration des Alfigeios. "
Sur ces mots elle quitte la pièce quand dans l'encadrement de la porte, le voyageur l'invective :
" Avec ou sans prime, c'est votre meilleure chance d'avoir les finances pour une nouvelle vie. Croyez-moi, les mercenaires finissent tous un tiers de leur vie à courir d'un contrat l'autre, un autre tiers à dilapider leurs gains dans les tripots et les bordels, et un dernier tiers à rêver sur leur somme, celle assez grosse pour en finir avec cette vie. Une somme qu'ils n'auront pour la plupart jamais, et pour ceux-là ce sera une retraite forcée, à savourer leur pauvreté et leur vieillesse. "
Elle l'écoute jusqu'au bout, ne se retourne n'y ne répond, mais produit un infime acquiescement avant de disparaître dans les coursives.
" Venez, il est grand temps de préparer les miroirs " dit Élia pour faire sortir le voyageur de sa torpeur.
Elle ajoute :
" Elle viendra, ne vous inquiétez pas. Ses filles bien plus aventureuses sont déjà sur leurs montures dans le secteur de l'opération. Halba ne les abandonnera pas. "
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