II - L'inconnue - 7/7

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 Au petit matin, un halo gris embaume le monde et laisse transparaître la silhouette d'une côte. Kane est arrivé au bout de la nuit. Entre le marteau et l'enclume de son dilemme intérieur : il a tranché.

 Devant l'urgence de la situation, il propose la maison de son oncle pour héberger L'Escapade. Une belle bâtisse isolée dont les occupants — de libres esprits — ne feront pas scandale d'héberger des larcineurs. Si de surcroit le larcin concerne le premier des voleurs à leurs yeux : le gouvernement — alors l'affaire est entendue.

 Unanime, l'équipage approuve la suggestion de Kane. Le voyageur avertit pourtant l'homme des risques. Kane n'a pas le temps de piper mot qu'Élia jure déjà de protéger — jusqu'au tombeau et un peu plus — sa famille. Le marin donne son ultime accord ; il a pris sa décision en âme et conscience. Les risques sont aussi connus de lui que du vieux couple que forment son oncle et sa tante.

 L'éther est calme à cette heure, Marius réussis à entrer en contact avec la vielle radio de l'oncle. L'onde électromagnétique porte sur plus de dix arpents, un exploit rare face aux perturbations naturelles omniprésentes. Une réponse positive d'hébergement ne tarde pas à revenir, puis l'équipage reprend ses appartements ou ses activités après ce conciliabule improvisé.

 L'esprit du voyageur parcourt les lambris de sa cabine, il se plaît à sonder les volumes et les jeux lumineux sur les boiseries cirées. Djâne, attendue, toque à la porte. Le voyageur vérifie une énième fois le contenu de son coffre et ouvre ensuite à la demoiselle. À sa demande, elle examine l'objet.

 " Habituellement, je garde secret la commande de mes clients, mais cet artefact déroge à toutes mes règles, déclare t-il.

 — Cet objet déroge tout simplement à la réalité, murmure t'elle en passant la sphère d'une paume à l'autre.

 — Vous avez une idée de ce qu'il peut-être ? sollicite le voyageur, sans prêter attention à sa remarque.

 — Je n'ai pas de réponse claire à vous donner... D'après une obscure déclamation dont j'ai encore la mémoire, il pourrait s'agir d'une géode photonique. En tout cas, la description est la seule qui pourrait concorder, énonce la haute-conteuse.

 — Je dois l'admettre face aux circonstances dernières : notre sort à tous est lié à ce... bidule. J'ai besoin d'en apprendre davantage, insiste le voyageur.

 — Le reste était incohérent, croit-elle conclure. "

 Le regard intense du voyageur semble happer sa volonté. Pour mettre un terme au mal-être qu'elle ressent, elle poursuit bien malgré elle :

 " Grâce à mon apprentissage, je peux mémoriser des phrases sans les comprendre. Je peux vous restituer ce que je n'ai entendu qu'une fois, d'un des anciens de notre guilde. C'était au tout début de ma formation. Je tiens à vous prévenir ; j'ai trouvé cette fable inintelligible. Même prises individuellement les phrases sont plutôt incohérentes... "

 Elle fixe le voyageur espérant qu'il renonce, or la dureté de son regard ne déraidit pas. Résignée, elle récite alors :

 " Les Möbius enferment les géodésiques multiples. Les rayons du soleil y sont clos. La boucle éternelle est la mémoire de lumière. Ce n'est pas l'énergie qui est essentielle, c'est sa causalité. Elle renferme notre réalité ; le Möbius est un fragment assez conséquent pour restituer notre monde. Il préserve l'essence du présent.

 — Effectivement, " incohérent " c'est le mot, dit le voyageur après avoir tenté d'en déceler un sens. Merci quand même... conclut-il d'une voix déçu mais poli.

 Il retourne sur le pont avec Djâne, après avoir pris soin de mettre à l'abri l'objet. Je n'ai pas vraiment appris grand chose, pense-t-il. Néanmoins un changement subtil dont il n'a pas conscience à eu lieu dans son esprit : il nomme désormais l'objet : la géode.

 Scrutant les ciels et la terre à l'affût de rare volatiles, le voyageur distingue une ville à un ou deux arpents.

 Ici, une faille géologique perce la terre pour mieux permettre à la mer-nuage de s'y engouffrer. Dans le canyon, une bourgade est accrochée à l'une des parois. Sur le plateau surélevé, des dizaines de terrils confirment son analyse ; il s'agit d'une colonie minière. En surface, des landes herbeuses et rocailleuses ont colonisé tout le canton. Le tapis végétal vert-montagne s'efface là où perce des surfaces purement minérale. Surgis alors en ces endroits un sol lunaire morcelé, labouré et tantôt perforé par de dantesques machines happant sans relâche le sol. Inexorablement, les besogneuses excavatrices élargissent les tranchées pour élever des monticules au dieu industrie.

 " AdenBurg, lui confie Kane sur le pont. J'ai travaillé quinze ans là-bas... À cette heure — soyez serein — toute la masse des laborieux travailleurs est dans les mines. Et cette masse constitue toute la population ; personne ne regarde le ciel dans la ville de l'acier. Encore moins quand le travail appelle. Nous passerons inaperçu.

 Le voyageur en profite pour compléter ses connaissances sur la région attenante à l'empire Hirondelle. Il questionne patiemment Kane pour obtenir un maximum de renseignement. Ce dernier attire son attention sur les forêts épaisses et lointaine qui ceinture le canton. Il lui précise l'absence de route et le fret uniquement effectué par voie aérienne. Le ciel est le seul cordon-ombilical pour approvisionner cette bouche vers la croûte terrestre ; et cela fait de ces mines une sorte de bagne.

 " On s'y sent comme sur une île perdue dans l'océan de la misère humaine. Rapidement le regard et les rêves ne vont pas plus loin que l'endroit où notre pioche s'enfonce. Au moins le salaire est bon, lui confie le marin à la carrure impressionnante. "

 Quelques heures de trajet plus tard, le canton est largement dépassés. Sans embûches, L'Escapade est présentement au-dessus d'une forêt interminable. Les conifères drus se mêlent aux boulots foisonnants, quelques marais moins boisés aèrent le tapis sylvestre. Des touffes denses de grands chênes surgissent ci et là. Cela sent le champignon, la cuisine prépare une grande omelette.

 Dans ce paysage contemplatif, la décision est prise de parachuter l'encombrant officier Romuald sans trop casser les œufs. Bien qu'il se figure être fortement non coopératif à la manœuvre, l'opération est une réussite. Hélas, les pourparlers de Joe n'ont abouti qu'à un demi-succès... La jeune mousse peu heureuse de sa condition rejoint leurs rangs jusqu'à la prochaine halte monnayant une somme rondelette. Hélas, le Major — quant à lui — n'est pas arrangeant... Rien ne fais fléchir son allégeance à l'armée. La décision est prise — non de le liquider avec barbarisme — mais de le livrer à lui-même dans la contrée sauvagesse. L'homme sera à plusieurs semaines de marches de toutes civilisations ; cette avance est bien plus qu'il n'en faut à Élia pour mener à terme sa mission, du moins l'espère-t-elle.

 Pour occuper la traversée, Djâne raconte la genèse de l'interminable forêt en contrebas.

   " Peu connaissent l'histoire du Joyeux Bois, encore moins savent qu'il s'agit non d'une légende, mais d'un récit bien réel, certes enjoliver par des siècles de conteurs. On ne se l'imagine guère de nos jours, mais fut un temps ou ces bois étaient une lande arasée, ou quelques brins d'herbes se disputent les plus hautes érections. Ainsi se formèrent ces immensités herbeuses nées d'une déforestation massive, elle-même issue d'une consommation excessive du bois pour son charbon. Les charbonniers avaient de leur industrie — en moins de trois siècles — faits de la forêt primaire ; le règne des graminées et des lichens rocailleux.

 Elzéar Bouvier était charbonnier. Si les hommes aiment croire en de grands compositeurs et de manière générale aux grands hommes ; Elzéar était du genre à bouder les maîtres de la musique, pour chercher dans les milliers que personne n'écoute, l'unicité et la spécificité de chaque voix.

 Ainsi, dans son métier sylvestre, le froissement typique de chaque feuille, le froufrou du roseau et les craquements constitutifs de chaque branche était les accords des mélodies qu'il pouvait entendre continuellement dans la primat forêt. Il aimait l'orchestre des arbres, or ses contemporains avait — semble t'il — déclarer une guerre cacophonique aux géants végétales. Mais il faut vous confier un détail plus sordide... Loin de simplement cautionner le génocide des feuillus, pire que tout, il y participait encore...

 Quand les derniers arbres furent déchus, malgré ses combats, malgré le renoncement à son métier — ce qui le poussa à devenir ermite — il était au bout de sa vie. Comment continuer quand l'espoir s'en est allé songea t'il ? Alors il écouta.

 Il écouta humblement les bruissements des brins, le crissement du sable volatile sur les roches nues. Allant de hameau moribond en villages décrépits, dans la pauvreté d'une région autrefois opulente, il entendait parfois le rire d'un enfant, parfois la sagesse d'un ancien. Cela lui donnait le baume au cœur.

 Sempiternel voyageur, il était arrivé à l'autonome de sa vie et vivait désormais seul dans une région dépeuplée. Il était parvenu à entendre le vent et son dialogue sardonique avec les hautes herbes. Puis sans crier gare, une brise de printemps lui fit l'effet d'un premier baiser.

 Revitalisé, il sortit de cette lente décadence. Ce fut la fin de cette torpeur qui avait pris corps dans les coups de haches qu'il enfonçait dans les troncs, alors qu'il était encore jeune homme. Les temps grisonnants, dans la plénitude du rien, il avait trouvé la foi. Il avait eu une vision.

 Quelques graines occupaient une niche de la vielle bergerie qui était à cette époque son refuge. Il commença par les planter. Une année écoulée, les feuilles des jeunes êtres chantaient déjà fébrilement, mais distinctement. Cinq étés plus tard les chênes eurent à leurs tours des glands, qu'il sema également. Sur des milliers de jours, sur des centaines de milliers de graines qu'il planta, alors revinrent les oiseaux. Ils apportaient d'autres graines encore.

 Quand les arbres autour de sa bâtisse eurent deux décades, tant de graines il y eu, qu'il dut changer de méthode. Il ramassa alors en masse les graines éparses autour de chez lui, et fit l'acquisition — grâce à une retraite non consommée, investis en banque et ayant fructifié — d'un aérostat modeste pour un unique pilote. Il le nomma le Noborum Naves, « le navire des pluies ».

 Il était devenu un semeur céleste, faisant pleuvoir sa réserve d'eau dans les plaines les plus sèches, éparpillant les fruits. Ainsi germa des multitudes exponentielles d'êtres filiformes aux extrémités vertes. Sa forêt issue du néant finit par retrouver — dans son extension — les lointaines communautés humaines, et cela, en juste deux décades supplémentaires.

 Alors la vie complexe, celle animal et végétale des forêts immémoriales revinrent. Des colonies humaines repeuplées le dépeuplé, prospérité, il y eut.

 Désormais arrivé au seuil de sa vie, adopté par une communauté tempérante ; c'est sous la charpente des plus grands arbres qu'Elzéar mourut, embrassant d'un ultime regard sa cathédrale végétale.

 Elle avait poussé autour de sa petite bâtisse, une magie occulte et primale, celle des temps anciens semblait avoir fait de ses premiers arbres des gardiens millénaires aux troncs monstrueux. Aucune vision, aucun ciel étoilés ne pouvait rivaliser avec qu'il voyait à présent. C'est légère que son âme rejoignit la canopée entourée des siens. "

C'est émue que les membres de l'Escapade peinent à rependre les activités de bords. Malgré son affirmation de la véracité de cette histoire, Djâne ne sait apporter de réponses aux questions que certains se posent à propos d'Elzéar.

  Au-dessus de la canopée restituée, le dirigeable parcourt un ciel-azur. Midi passe et dans quelques heures, on aura atteint la famille de Kane. Le paysage devient champêtre, on aperçoit une charrette de foin, signe de ruralité.

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