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– Alors, tu le vois ?
– Non. Présentement, la seule chose que je vois, c'est le coude pointu qui s'enfonce dans mes côtes.
– Ah, désolée.
Blanche retira son os du flanc de sa sœur, remonta d'un doigt les lunettes rondes qui glissaient sur son nez et reporta les yeux sur la vitre.
– Il est où ?
– Je sais pas, nouille, cette foutue poubelle me cache la vue, maugréa Cornélia. Non seulement c'est la maison close de toutes les mouches du quartier, mais en plus il faut toujours qu'elle soit là où elle peut le mieux nous gâcher la vie…
Le nez au ras de la fenêtre, collé contre le verre froid, les deux sœurs tentaient maladroitement de repérer les lieux avant de tenter une sortie.
– Il est peut-être parti ? suggéra la cadette.
Cornélia se redressa un peu sur ses jambes sans répondre, osant faire dépasser la moitié de son visage dans la lumière de l'extérieur. Cette stupide posture de crapaud lui rouillait les genoux.
– Tu as vu s'il avait des masques avec lui ? reprit Blanche. Il avait pris tout son barda ? Ou il était juste…
– Je sais pas, j'ai pas vu. Et non, pas de carton ni rien, il était posé sur le trottoir en mode touriste.
– Vraiment bizarre…
– Va bien falloir sortir, en tout cas, observa l’aînée.
– Pourquoi ? C'est samedi. Et ma grasse matinée m'attend de pied ferme !
Cornélia lui jeta un regard oblique. Elle faillit répondre qu'il ne restait plus qu'un misérable paquet de pâtes dans le placard, et que si cet état perdurait, elles allaient devoir se battre pour leur survie, mais elle se concentra finalement sur l’essentiel.
– Ta grasse matinée ? C'est une blague ? Tu as fait nuit blanche !
– Justement, j'ai fini mon bouquin. À présent, mon lit doit se languir de mon corps sensuel, et figure-toi que c'est réciproque.
L'aînée rigola bêtement en superposant l'adjectif sensuel à la fille échevelée déguisée en girafe qui bâillait à ses côtés.
– Je ne juge pas, mais dis-toi bien que ton lit a des goûts biz…
– Oh ! Regarde, regarde !
Électrisée par le cri de ladite girafe, Cornélia se planqua derechef au ras du sol.
– Quoi ? Il nous a vues ? Il est là ? Il vient ?
Mais la petite blonde, les yeux agrandis démesurément malgré les grandes poches de fatigue qui les encombraient, venait de bondir sur ses pieds sans plus se soucier d'être remarquée.
– Sur… Sur le muret de l'allée… Tu vois ce que je vois ?
Cornélia émergea à nouveau, plissant les yeux sous le rayon de soleil qui venait les poinçonner avec hargne.
– Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?
– Ça brille… reprit Blanche, qui jouissait d'un emplacement plus favorable. On dirait… On dirait un masque. Deux masques, même. Côte à côte sur le muret.
– C'est une blague ?
Les yeux ronds, les soeurs firent volte-face, se frayèrent un chemin à travers les tas de linge sale, les piles de linge propre, les amas de livres et autres collines encombrantes qui peuplaient l'appartement, avant d'ouvrir la porte.
À pas de souris, elles traversèrent le couloir du rez-de-chaussée, passèrent devant les casiers de boîtes aux lettres, poussèrent le double battant du sas – les grands paillassons noirs leur râpèrent la plante des pieds malgré leurs chaussettes dépareillées – puis s'arc-boutèrent contre la porte d'entrée automatique.
Elles jaillirent de l'immeuble comme deux hiboux éblouis, une main en visière pour protéger leurs yeux, les orteils déjà gelés sur les dalles grises de l'allée.
Cornélia n'en crut pas ses yeux. Blanche avait vu juste. À cinq mètres d'elles les attendaient deux masques, posés à même le béton de l'affreux muret. Le vent poussait leurs structures légères dans des oscillations répétitives.
Les deux sœurs se concertèrent du regard.
La cadette se mit à faire le guet à gauche, l'aînée à droite ; elles progressèrent avec méfiance, dos à dos comme un crabe handicapé, sûres que d'un instant à l'autre le petit chou allait surgir comme un diable hors de sa boîte.
Mais il n'était pas là. Il n'était pas non plus au bout de l'allée, ni sur le trottoir d'en face. Et lorsqu'elles parvinrent enfin au muret il devint clair qu'il était parti en laissant ces cadeaux à leur intention.
– Ouah ! s'exclama Blanche en se penchant vers les masques, sans oser les toucher.
Cornélia en saisit un avec délicatesse et le fit tourner à hauteur d'yeux, éberluée par les minuscules détails qui éclosaient sur toute sa surface. C'était une chimère fantasmagorique qui semblait descendre du lion ou du tigre, avec un large front couvert d’écailles qui ruisselaient le long de ses tempes. De longues oreilles de chèvre complétaient le tableau. Le masque était tout de plastique noir, mat et profond comme un magma de goudron frais ; des arabesques en relief couraient sur les joues et les babines puissantes de la bête. Quelques pépites translucides figuraient une volée de braises ou d'étincelles qui s'échappaient de ses larges narines.
Blanche lui tendit l'autre sans mot dire. Elles échangèrent leurs trésors, les pupilles dilatées de fascination. Cornélia laissa courir un doigt léger sur les courbes du second. Vert et bleu tigré de brun, couvert d'un camaïeu d'écailles étincelantes, il était trop éloigné de toutes les espèces connues pour que la jeune fille puisse le raccrocher à un animal. Les deux oreilles pointues, longues et élégantes, évoquaient celles d'un cheval particulièrement racé. La ligne des orbites – penchées en diagonale et légèrement écartées, selon un schéma totalement inhumain – appuyait cette impression, bien qu'un frisson de mauvais augure se propageât dans la nuque de Cornélia à l'idée d'un équidé aussi effrayant. Une corne aussi tortueuse qu'une racine s'élevait de son front biscornu.
– Il nous les a offerts, tu penses ? dit soudain Blanche, brisant le silence pesant qui régnait dans l'allée.
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