54 - L'intrus de minuit
Cornélia attrapa par la queue l’une des souris décongelées, triste de voir ce petit corps fragile, ce cadavre qu’elles avaient acheté spécialement pour lui, et la lui tendit doucement.
Mais bien sûr, comme elle s’y attendait, l’étrange reptile – oiseau ? – était bien trop désorienté, trop apeuré pour s’intéresser à une nourriture quelconque.
Blanche revint à pas légers et lui tendit quelque chose d’un air triomphant.
Il s’agissait d’un plaid, le préféré de Pouet – il devait y avoir son odeur dessus – et d’une grosse bouillotte enfilée dans sa gaine de laine.
C’était effectivement une idée de génie.
Il ne faut pas qu’il se refroidisse, avait dit Iroël.
Ma température corporelle n’a rien à voir avec celle d’un humain, avait craché Aegeus. L’homme aux écailles n’avait peut-être rien à voir avec un basilic, mais si ce dernier devait maintenir une température interne proche de la sienne, avec le choc et le traumatisme, il aurait besoin d’un peu d’aide.
L’aînée posa doucement l’objet par terre, puis le fit glisser vers la créature. Il dégageait une agréable chaleur, si forte que le basilic la sentirait forcément. Il ne bougea pas, tétanisé, lorsqu’elle lui cala la bouillotte entre les pattes. Avec beaucoup de délicatesse, Blanche se pencha et drapa le plaid sur son dos. Il sursauta et poussa un petit hululement triste, avant de se blottir de plus belle dans ses ailes. En reculant, la jeune fille faillit trébucher sur Pouet, qui l’avait suivie subrepticement ; assis sur son gros derrière, le lionceau noir d’ébène fixait le basilic avec curiosité. S’il s’était agi de Greg, les sœurs auraient craint une attaque de sa part, mais la petite tarasque, malgré sa carapace menaçante et ses mâchoires pleines de crocs, n’était que douceur et patience.
Le basilic assura son appui sur la bouillote et finit par y déposer son ventre. Ses tremblements s’apaisèrent. Pouet se coucha face à lui, puis posa la gueule entre ses grosses pattes d’ours. Il émit un petit bruit qu’elles ne l’avaient jamais entendu faire, à mi-chemin entre un ronronnement et un hululement, si léger qu’il se confondait presque avec le silence. La tête aveugle du volatile s’agita de droite à gauche, tentant de comprendre d’où venait ce son ; le tarascon le refit une deuxième fois, puis une troisième, jusqu’à ce que l’oiseau puisse le localiser parfaitement. Apaisé, ce dernier se détendit sous sa couverture. Pouet resta sur place, décidé à le veiller.
Trop mignon, articula Blanche en silence.
Lentement, les sœurs reculèrent jusqu’à la porte, puis sortirent.
– On a une tarasque thérapeutique, Cornélia, décréta la cadette à voix basse. Tu sais, comme les chiens de thérapie !
– N’exagérons rien, maugréa l’aînée.
Mais au fond de son cœur, elle ressentait une grande fierté et une immense tendresse pour leur petit monstre.
***
Vingt-trois heures.
Toujours aussi couche-tôt, Blanche était allée dormir une heure auparavant, épuisée par sa journée riche en émotions. Cornélia soufflait un peu dans la cuisine silencieuse. Elle venait de passer vingt minutes à nettoyer le carrelage, victime d'un raz-de-marée des plus dégoûtants : Greg avait vomi partout dans la pièce – il avait dû manger une cochonnerie quelconque, pour ne pas changer –, mais non content de s'arrêter là, il avait trouvé cela très appétissant et avait donc commencé à manger son vomi, avant de dégobiller à nouveau. Résultat : un océan visqueux à perte de vue. Atteinte de nausée à cause de la puanteur, Cornélia avait failli rajouter sa pierre à l'édifice. À la fin de son labeur, elle avait jeté le chat dehors pour la nuit et s’était servi un pauvre verre d'eau bien mérité. Certaines choses ne changeaient pas. Sur l'échelle du bordel, et malgré son faciès plus ordinaire, Greg dépassait amplement une tarasque et un wolpertinger cumulés. C’était presque rassurant, quelque part.
Blasée par ce constat, la jeune femme finit son verre. Elle en vidait le fond dans l’évier lorsqu’une haute masse derrière elle la plongea soudain dans l’ombre.
Elle se figea de tous ses muscles, le bras encore suspendu.
– Tu sais que là d’où je viens, des gens tueraient pour avoir un verre d’eau ? Et toi, tu en gaspilles la moitié.
Un instant, son cerveau cessa de fonctionner. C’était le timbre d’Aegeus. Elle l’aurait reconnu entre mille. Ses neurones se reconnectèrent d’un coup et elle posa doucement son verre vide, sans oser se retourner encore.
– Vous… Vous venez d’un désert, en fait ?
Il ne fallait pas qu’il entende sa voix trembler. Il ne fallait pas qu’il sente à quel point elle était apeurée.
Dieux du ciel, comment était-il entré ? Et surtout, par où ? La porte était fermée à clé. Un silence complet régnait dans l’appartement. Elle n’avait pas entendu le moindre souffle qui aurait trahi sa présence.
Deux mètres de haut et des pas de fantôme…
Il émit un bruit moqueur.
– Un désert… C’est ça. Imagine un désert inondé d’eau salée. (Sa voix baissa un peu.) L’enfer sur terre.
La jeune femme se retourna lentement, au bord de l’apoplexie. L’homme aux écailles regardait leur cuisine minable, la tête penchée pour ne pas cogner la lampe qui pendouillait à deux centimètres de lui. Une discrète odeur salée se dégageait de ses cheveux, de ses vêtements noirs, de ses lourdes bottes.
La mer. Il sentait la mer. Le vent froid, l’eau saumâtre et le sable. C’était comme si un fragment d’univers étranger venait s’inviter chez elles.
Cornélia voulut reculer, mais l’évier la bloquait. De manière tout à fait absurde, elle eut soudain honte de son vieux pyjama parsemé de têtes de chat et de ses chaussettes en laine.
– Qu’est-ce que vous faites ici ?
Devait-elle se saisir d’un couteau, d’une fourchette, d’un quelconque ridicule ustensile de cuisine pour se défendre ? Il ne semblait pas spécialement agressif ; mais dans cette situation, n’importe quel homme entré par effraction aurait paru menaçant à la jeune femme.
– Bah, j’avais envie d’un verre.
Il cessa de contempler leur petite tanière en désordre et ouvrit le frigo comme s’il était chez lui, avant d’en sortir une bouteille de soda.
– J’aurais préféré une bière, mais c’est pas le genre de la maison, apparemment.
Hébétée, Cornélia le regarda ouvrir les placards au hasard pour trouver les verres, puis se servir tranquillement.
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