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– C’est d’ici que le convoi partira. Lyon, 2020. Votre ville, à votre époque. (Il souffla avec rage.) Dans la Strate, c’est en plein milieu du putain de territoire d’Actéon.
– Mais dis donc, elle a un territoire énorme, commenta Blanche en suivant les frontières des yeux. Il englobe… Lyon, Tokyo et même… Ventre-saint-gris, attendez, qu’est-ce que Tokyo fiche au sud de Lyon ?
Cornélia prêta enfin attention au nom des villes qui parsemaient la carte. Ces aires immenses semblaient minuscules sur le papier, tant elles avaient été compressées pour entrer dans la page. Leurs bords s’entremêlaient comme des parterres dont les fleurs se mélangent.
Au sud de Lyon venait directement Tokyo, suivi de St Pétersbourg, New York, Canberra, New Delhi et une multitude d’autres métropoles qui semblaient poursuivre leurs enchevêtrements chaotiques hors du livre – tout en bas, un numéro menait à une autre page de l’atlas.
Et chacune de ces villes s’étendait de l’extrême-ouest à l’extrême-est sans interruption, toutes en longueur, comme dans un étrange graphique aux lignes horizontales ou un empilement de strates rocheuses.
– C’est comme ça, la Vingt-Cinquième heure, répondit Aaron en haussant les épaules. C’est une dimension urbaine. Y a que des villes là-bas. Les grandes villes terrestres. La Strate est basée dessus. Tu verras pas de montagnes, ni de prairies.
– Mais elles sont dans n’importe quel ordre ! insista Blanche, sans même s’étonner de cette révélation jugée délirante par Cornélia.
Son esprit souple avait déjà repoussé les limites connues de leur univers, sans aucune difficulté, pour s’attaquer à d’autres détails.
– Ouais, c’est le bordel, reconnut Aaron. Apparemment, ça a toujours été comme ça, mais ça s’aggrave depuis qu’il y a des bugs. (La jeune fille haussa les sourcils en accent circonflexe et le garçon se renfrogna.) Le chef vous en a déjà parlé. L’eau qui monte, les déchets qui viennent de nulle part, et puis les décalages temporels quand on emprunte les passages… Il y a plein de bugs. La Strate perd la boule.
Abasourdie, Cornélia regarda au nord de Lyon. Elle vit d’abord Las Vegas, surplombée par Sydney, puis Moscou, Pékin, Djibouti, puis une métropole nommée Manaos, qu’elle ne connaissait pas. C’est là qu’Aaron vint placer une croix, pile sur une autre « porte ».
– Et c’est là qu’on ressortira de la Strate.
– L’Amazonie, s’exclama Blanche d’une voix parfaitement innocente. J’ai toujours rêvé d’aller en Amazonie !
Surpris, l’adolescent leva les yeux vers elle.
– Ouais. Ce sera notre nouveau chez-nous. Si on y arrive un jour. Parce que…
Il pointa les noms d’immortels, en grandes lettrines noires, qui se partageaient toutes ces villes en une myriade de zones.
– On a un paquet de salopards à éviter. Je vous dis pas les détours qu’on va devoir se taper.
– Sauf qu’on doit pas partir loin de 2020, intervint Iroël. On est mortels.
Aaron soupira délibérément, pour bien faire comprendre qu’il aurait préféré avoir quelqu’un d’autre à côté de lui qu’un benêt qui lui coupait la parole pour sortir des évidences.
– Oui, ducon, on est mortels, contrairement aux connards qui ont leurs noms sur cette carte, donc le maximum qu’on puisse faire, c’est ça.
Il traça une ligne expéditive, du haut vers le bas, tranchant la carte en deux parties : avant 2013, et après 2013.
– Il se passe quoi avec cette année-là ? objecta Blanche, perplexe. Et d’ailleurs, c’est quoi ces histoires de décalages temporels ?
L’adolescent en avait clairement de plus en plus marre d’expliquer le moindre de ses gestes.
– Bon, je le dirai pas deux fois, alors ouvre grand tes oreilles. Tu vas pas capter, la naine, mais en gros : le temps et l’espace sont liés dans la Strate. Enfin, c’est pas vraiment le temps, on dit ça pour simplifier. En réalité, ça concerne juste le vieillissement des corps. Les êtres vivants sont suspendus. Toi par exemple, si tu entres en 2020, tu peux vivre des centaines d’années dans la Strate, sans prendre une ride, tant que tu restes sur ta ligne temporelle. Compris ?
– On peut bouger du nord au sud, intervint Iroël. Mais l’est et l’ouest, c’est la ligne du temps…
– La Vingt-Cinquième heure était une minute, à l’origine, coupa Aaron avec brusquerie. La dernière minute des vingt-quatre heures. Mais le concepteur de la Strate en a fait une copie et l’a étirée à l’infini. C’est ça, la Mégastructure. Un système temporel autonome. Si tu marches vers l’ouest, tu te diriges vers la minute d’avant, et tu rajeunis. Si tu marches vers l’est, tu vas dans la direction de l’aube. Vers la fin de la nuit. Donc tu vieillis.
Il leva ses yeux sombres pour profiter de leurs visages éberlués.
– Je savais que vous alliez pas capter. Du temps perdu.
– J’ai tout compris ! gronda Blanche en levant le menton. Tu vas arrêter de me prendre de haut, espèce d’imbécile ? C’est pas compliqué à comprendre !
Cornélia hocha la tête, espérant transmettre l’impression qu’elle avait absolument tout saisi elle aussi – ce qui était loin d’être le cas. À vrai dire, elle se retenait pour ne pas sourire avec gêne. C’était du grand n’importe quoi. Ils étaient tous là, mortellement sérieux, à parler de décalages temporels dans une dimension parallèle.
Mais après tout, entre le garçon métamorphe qui leur expliquait ça et le wolpertinger qui ronflait sur leur canapé à côté d’une tarasque, elle n’était plus à ça près.
Quand est-ce que ma vie est devenue… comme ça ?
– Donc d’après toi, on est tous immortels, conclut Cornélia d’une voix hésitante. Tant qu’on reste environ sur cette ligne-là (elle balaya la carte du nord au sud, sur la graduation 2020), on reste immuables.
– Immortels, exagère pas, se moqua Aaron. T’as vite fait de crever. Y a quasiment que des jeunes dans la Mégastructure, c’est pas pour rien.
– Et les vrais immortels, comme Actéon, reprit Blanche, ils ne sont pas sujets au vieillissement et au rajeunissement ?
– Exact.
– C’est pour ça qu’ils peuvent se permettre d’avoir des territoires qui s’étendent sur des dizaines d’années, compléta-t-elle.
Un éclair d’intérêt traversa les prunelles de l’adolescent.
– Ouais, c’est ça. Et encore, ici, t’as juste une partie de leurs secteurs. Certains peuvent couvrir des centaines d’années.
Cornélia réussit enfin à en placer une au milieu de leur ping-pong verbal.
– Et donc, pourquoi 2013 en particulier ?
Il leva les yeux au ciel.
– J’ai dix-sept ans, et il y aura sans doute des nivées ou des gars encore plus jeunes dans le convoi. J’avais dix ans en 2013. C’est à peu près le maximum qu’on pourra se permettre en terme de détour, si on veut pas que le convoi se transforme en crèche géante.
Trop de pensées contradictoires dans le crâne de Cornélia. C’était délirant. Elle échafaudait mille théories, effectuait des simulations à n’en plus finir. Des détours temporels ? Qui feraient rajeunir tous les occupants du convoi ? Elle ne parvenait pas à imaginer une telle chose.
– D’accord, mais… enchaîna Blanche en plissant les paupières avec son air de fouine. Théoriquement, si on oublie les nécessités du convoi, ce serait possible de dépasser 2013, non ? Vous pourriez rajeunir davantage ? C'est possible d'annuler sa naissance ou de provoquer un paradoxe temporel ?
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