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Un cri horrifié échappa aux deux sœurs, en écho aux jurons que poussèrent Aegeus et Aaron. Elles bondirent sur leurs pieds tandis qu’ils délaissaient leurs plans et se jetaient sur l’énorme créature sans une hésitation. La table du salon vola par terre dans un fracas de tous les diables ; la bête roula au sol sous le poids des deux hommes.

– Coupe les queues ! rugit Aegeus. Je prends la tête !

Hébétées, Blanche et Cornélia fixaient la chose qui tentait de les envoyer au tapis. Elle semblait tout droit sortie d’un cauchemar – le cauchemar d’un enfant terrifié par les chats qui aurait réinterprété Greg à sa manière. C’était un félin massif comme un tigre, obèse et couturé de cicatrices, aux flancs traversés de plaies encore suintantes. Des rangées de pointes hérissaient certaines des blessures, jaillissant des chairs dans une étrange réaction épidermique, comme si elles avaient poussé là, abreuvées par la douleur de la bête. Ses prunelles étroites comme des lames tranchaient ses yeux blancs ; des araignées grouillaient dans ses oreilles et couraient frénétiquement sur son échine. Chacune de ses vertèbres dépassait de son dos dans une longue progression sinistre. Et quand ses griffes rougeoyantes touchaient le tapis, les fibres synthétiques partaient en fumée dans de petits brasiers crépitants, comme au contact d’une braise.

Mais le pire restait son pelage.

Les deux filles connaissaient la moindre de ces tigrures par cœur : elles étaient comme une carte d’identité. Uniques. Reconnaissables entre toutes.

Même la moustache blanche était là. La seule, l’unique moustache blanche, sur la babine gauche.

– Greg ! s’exclama Blanche. Greg… Attendez, qu’est-ce que vous faites ? Ne lui faites pas de mal !

Aegeus avait déjà ceinturé le cou de taureau et pesait dessus de tout son corps pour l’immobiliser ; Aaron, armé d’un couteau, tentait d’attraper la double queue qui fouettait l’air avec rage. Cet appendice répugnant ne cessait de se scinder en deux dans le sens de la longueur, en un odieux bruit de déchirure ensanglanté, avant de se réamalgamer et de se déchirer à nouveau, à ne plus savoir s’il s’agissait d’une queue ou de deux. Le monstre se débattit violemment ; une chaise se renversa par terre, puis le buffet cogna le mur lorsque la créature le heurta de tout son poids pour écraser l’homme qui l’étranglait. Sonné, Aegeus relâcha un peu sa prise, et la bête poussa un rugissement terrifiant, ses crocs dégoulinants de bave. C’était un chant vengeur et rancunier, vide comme celui d’un spectre.

– Arrêtez ! hurla Blanche – sa voix se cassa net. Laissez-le tranquille ! C’est Greg !

– Ton Greg va tous nous bouffer, idiote ! beugla Aaron en attrapant enfin la queue monstrueuse.

La bête se retourna d’un bond et faillit éborgner l’adolescent – ses longues griffes de braises passèrent à un cheveu de sa tempe – et d’un coup, tout s’arrêta.

Iroël venait de se glisser près du monstre, profitant de son attention concentrée ailleurs, avant de passer un doigt au niveau de son oreille et de tirer d’un coup sec.

Quelque chose d’invisible se détacha de la grosse tête de la bête, avant de reprendre consistance dans un miroitement.

Exactement comme lorsque Actéon avait retiré son faux visage, dans la ruelle, cette première nuit où tout avait commencé.

Les sœurs se penchèrent davantage vers la scène, les doigts serrés sur le bord de la table, les ongles plantés dans le bois tendre.

Un clignement de paupières plus tard, le monstre avait disparu.

Ne restaient qu’Aegeus étalé par terre, Aaron en équilibre instable sur un pied, et entre les deux, un tout petit Greg hérissé comme un plumeau.

Iroël, à côté d’eux, tenait un masque à la main.

Avant même d’avoir repris son souffle, Aaron bondit sur le jeune homme, les mains autour de son cou, avec l’intention claire de l’étrangler.

– Mais quel con ! hurla-t-il sans aucune retenue. Ça te suffisait pas de faire un putain de masque de nekomata, fallait que tu l’essaies en plus ? Dans un putain d’appartement ?! Fils de pute ! Je vais te crever !

Blanche bondit à travers le salon et le tira en arrière alors que sa victime commençait à suffoquer.

– Ça va pas la tête ? postillonna-t-elle en lâchant le garçon. Tu veux le tuer ou quoi ?

– Ouais, c’est l’idée ! éructa-t-il, serrant et desserrant les poings. Ce connard est un poids pour tout le monde ici ! Un nekomata, putain ! Il a failli nous tuer comme des rats !

Iroël secoua la tête, mécontent, en se massant le cou.

– Pas nekomata.

Il leur montra le masque. C’était un ouvrage translucide et merveilleux, un visage de chat aux paupières soulignés d’un trait d’or. Séparé en deux moitiés distinctes, l’une noire de nuit et l’autre couleur ivoire, il arborait deux kanjis différents sur le front. L’un des signes japonais imitait l’or, l’autre brillait comme le rubis. Aegeus lui prit le masque des mains.

– Qu’est-ce que c’est que cette merde, encore… maugréa-t-il en étirant sa nuque mise à mal par sa rencontre avec le buffet.

Le petit chou indiqua le kanji doré sur la moitié blanche, puis le kanji rouge sur la moitié noire.

– C’est un masque ni bon ni mauvais. Là, j’ai mis le maneki-neko et là, le nekomata. Ils vont ensemble. Comme deux faces pour une seule pièce.

Il chercha Greg du regard. Le pauvre chat s’était réfugié dans les bras de Blanche, complètement sonné, et le fixait comme s’il était le diable en personne. Des spasmes musculaires le parcouraient régulièrement.

– Qu’est-ce qu’il a ? Il va s’en remettre ? s’inquiéta Blanche.

– Oui. La métamorphose fait ça. Mais il aurait dû être un maneki-neko, expliqua Iroël d’un air déconfit. Chats bien traités sont maneki-neko. Mais… il est devenu nekomata à la place. Un démon.

Le jeune homme lança un œil suspicieux vers Cornélia. Blanche poussa un cri peiné en serrant davantage le gros matou contre elle.

– Quoi, tu penses qu’on maltraite Greg ? Sérieusement ?

L’aînée se massa les paupières un instant.

– Bon, grogna-t-elle, je ne comprends pas vos histoires de maneki-trucs, mais vous savez quoi, on a récupéré Greg il y a moins de deux ans, or il est loin d’être jeune. (Elle désigna la partie noire et rouge du masque, celle du démon.) Qui sait ce qu’il a vécu avant d’arriver chez nous ? Vous avez vu les cicatrices qu’il a ?

Un silence s’ensuivit.

– C’est vrai... Il a aussi cette patte de traviole, ajouta Blanche. Il a un coude qui part vers l’extérieur quand il marche. Comme une fracture qui s’est mal ressoudée.

Iroël hocha la tête, un soudain éclat de compréhension dans les yeux.

– Ok. Je vois.

Il leur lança un regard empli d’un respect tout neuf.

Eh oui, mon vieux. T’es pas le seul à sauver des bestioles.

Hijo de puta, on se fout de tout ça ! Ces putains de trucs me hérissent les écailles ! grogna Aegeus en agitant le masque devant son nez. Pourquoi t’as fait un truc pareil ? La prochaine fois que tu fais ça, je te jure que je t’ampute, on verra si tu fais un aussi bon boulot avec une main en moins !

Il semblait vraiment remonté. Cornélia ne l’avait jamais vu ainsi, échevelé comme un lion, les yeux lançant des éclairs, les muscles bandés après sa courte lutte avec Greg. Le cœur de la jeune femme battit un peu plus vite.

Mes aïeux, me voilà bien. Ce crétin est encore plus séduisant quand il râle.

[Remerciez Claudine pour son idée de nekomata !

Sans elle, cette scène n'aurait jamais existé :p]

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