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L'archange lui tournait le dos, à moitié caché dans ses ailes pour se protéger de la lueur de la lune.

– Trouvez-le ! Tuez son putain de clébard et ensuite, retrouvez-moi ce reptile !

Il se tut brusquement quand la main dudit reptile s’empara de sa gorge, avant de serrer. Serrer encore.

– Voilà ce qui arrive aux mauvais chefs, siffla Aegeus. Ils se font tuer bêtement. Si tu m’avais cherché toi-même, fils de pute, tu m’aurais peut-être eu dans le dos comme je viens de le faire.

Un mélange de haine et de surprise sur le visage, l’archange se débattit comme un fauve. Ses gigantesques ailes battirent l’air convulsivement, giflant son agresseur, faisant voler leurs cheveux blonds si semblables. Aegeus ne faiblit pas. Cornélia voyait les muscles de son dos se tendre à l’extrême pour contrôler sa proie.

– Barghest ! jeta Aegeus sans quitter les yeux clairs de l’archange. Tue !

À l’autre bout de l’allée, le chien noir leva sa tête dépourvue d’oreilles et de truffe. Il se jeta dans l’ombre d’un ange et y disparut entièrement ; une fraction de secondes plus tard, il jaillissait de celle de son maître. À l’apogée de son saut, un long sourire hideux étira toute sa gueule. Aegeus libéra sa victime à cet instant, laissant les mâchoires de son chien broyer la gorge qu’il venait de lâcher.

Cornélia détourna les yeux très vite et plaqua une main humide de sueur sur le visage de sa sœur. Elles ne virent pas jaillir le sang ; en revanche, elles n’échappèrent pas au hurlement de l’archange, ni à l’immonde gargouillis qui s’ensuivit lorsqu’il n’eut plus assez de gorge pour crier.

Un instant plus tard, Aegeus était déjà de retour auprès des filles. Sidéré par leur faiblesse, il les poussa durement vers la rue.

– Réveillez-vous, bande d’idiotes ! C’est le moment de courir !

Il jeta un œil derrière lui pour surveiller le chaos qui s’ensuivait. Les anges survivants, encore aux prises avec ses bêtes, remarquaient tout juste la mort de leur chef.

– La Mouche ! Barghest ! Algarade ! lança Aegeus. Après nous !

L’hippopotame aux défenses de sanglier leva sa grosse tête souillée de sang ; la créature mi-cheval mi-dragon s’ébroua avec grâce, l’encolure joliment cambrée, les dents plantées dans un bras dépourvu de corps. Occupé à broyer l’articulation d’une aile entre ses mâchoires, le chien cadavérique sourit de plus belle, avant de se fondre dans une ombre pour y disparaître entièrement.

Deux secondes plus tard, les sœurs détalaient dans le sillage d’Aegeus, suivies par le formidable fracas d’une galopade. Celle des monstres lancés sur l’asphalte du trottoir.

– Les anges vont nous suivre à l’auberge ! hurla Blanche de tous ses poumons.

– Certainement pas, claqua la voix d’Aegeus, c’est une zone neutre !

– Mais qu’est-ce que tu fais ? vociféra Cornélia à son tour. On va passer comme ça dans la rue ? Tu es fou ou quoi ? Les gens vont nous voir !

Déjà essoufflée, elle tentait de se maintenir à leur hauteur.

– Et alors ? se moqua-t-il. Tu crois qu’ils vont faire quoi, nous arrêter ? Nous demander nos papiers ?

Elle lâcha une bordée de jurons quand il éclata de rire, parfait exemple du psychopathe en cavale. Il consulta sa montre – ou plutôt, comme elles le remarquèrent à ce moment-là, l’une des quatre montres qui scintillaient sur son poignet en indiquant toutes des heures différentes.

– Putain, le passage ne sera ouvert que dans cinq heures, siffla-t-il entre ses dents. On a pas le choix. J’vais devoir payer une fortune à Morta pour qu’elle nous jette pas dehors…

Il n’était que huit heures du soir et beaucoup de gens passaient dans les rues du quartier, même petites et excentrées comme celles qu’empruntait Aegeus. Médusée, Cornélia faisait mine de ne rien voir, de ne pas croiser les regards éberlués des passants lorsqu’elle détalait devant eux, rouge et essoufflée, entre un homme torse nu de deux mètres de haut, une adolescente portant un lapin ailé, et trois créatures qui n’existaient pas.

Muets, sous le choc, les citadins reculaient d’abord en entendant les lourds sabots cogner contre le goudron, laissant passer les trois bipèdes pris dans leur course folle ; puis ils baissaient des yeux abasourdis vers la tarasque miniature qui zigzaguait sur ses six pattes, avant de faire un autre pas en arrière, tétanisés, en voyant passer un éclair vert lagon étincelant – un cheval couvert d’écailles. Enfin, ils levaient la tête vers le gigantesque éale. Le monstre aurait pu les éventrer d’un coup de défenses ou les broyer sous ses pattes. Il les toisait de ses petits yeux sombres et soufflait méchamment, mais rappelé à l’ordre par le bip de son collier électrique, il ne se permettait aucun écart.

Mortifiée, Cornélia dut pousser un caniche nain d’un coup de pied pour qu’il ne reste pas en plein milieu du chemin, prêt à se faire écrabouiller par l’éale. Le petit papy qui le tenait en laisse ne réagit même pas tant il était sidéré.

Lorsque leur groupe aussi grotesque qu’effrayant parvint enfin devant l’auberge, les deux sœurs épuisées toussaient et sifflaient en reprenant leur respiration ; Pouet tirait une longue langue rose. Aegeus, aussi frais qu’un gardon, reprit son souffle une demi-seconde en se frictionnant les bras. Cornélia réalisa que sa peau nue frissonnait sans arrêt.

– Putain, ma température chute déjà. (Il glissa un regard oblique dans sa direction.) Ça m’apprendra à sauver des bestioles.

Sans un mot, la jeune femme joua des épaules pour en faire glisser son manteau. Une lueur s’alluma dans les yeux d’Aegeus quand il comprit. Surpris, il attrapa la capuche d’un geste hésitant, comme s’il ne s’agissait pas d’une veste mais d’un trésor.

– Prends-le, insista Cornélia. Je te l’offre.

– Tu vas te les geler, gamine.

– Arrête de m’appeler comme ça. Tu as sauvé le basilic, prends ça en échange.

Cet homme avait bien failli la tuer une heure auparavant, l’avait profondément terrifiée, et s’apprêtait à les embarquer dans un périple dont elle ne savait rien. Plus grave encore, il restait parfaitement imprévisible vis-à-vis d’elle et de sa sœur. Et pourtant, elle ne parvenait pas à le considérer comme un ennemi. Résignée, elle le regarda enfiler le manteau trop étroit pour lui, faisant craquer les coutures pour y faire passer ses épaules.

– Heureusement que t’es une grande perche, commenta-t-il. Merci.

– On entre ? les interrompit Blanche en posant la main sur la poignée. Je veux pas vous stresser, mais il y a des trucs volants qui arrivent à vitesse grand V !

Elle pointait l’index vers le ciel derrière eux ; les deux autres la crurent sur parole et sans même jeter un œil, Aegeus entra dans l’auberge.

– J’espère qu’Aaron est déjà là avec les autres. Il devrait.

Les deux sœurs revirent l’adolescent au milieu du troupeau de créatures bariolées, avec des chats-serpents plein les bras et sa tête reconvertie en perchoir pour oiseaux. L’inquiétude leur étreignit le cœur. Avec un tel chargement, le garçon n’avait pas pu aller bien vite.

– De toute façon, on se porterait mieux sans lui, ronchonna Blanche d’une voix un peu forcée. Ce goinfre qui passe son temps à insulter Greg !

Mais le cœur n’y était pas.

L’auberge les accueillit dans sa pénombre douce, parsemée de lumignons. Les deux sœurs inspirèrent profondément, faisant entrer tout ce calme dans leurs poumons affolés. L’hôtel était comme un cocon paisible après ce qu’elles venaient de vivre. Elles se trouvaient enfin en sécurité. Cornélia ne sut pas comment, mais quand elle se retourna, l’hippopotame géant et le somptueux étalon reptilien étaient entrés eux aussi. La porte n’avait pourtant subi aucun sévice. Elle se tenait là, droite, belle et impeccablement normale. Bouche bée, les sœurs levèrent les yeux vers le plafond, qui s’était considérablement surélevé pour ne pas racler les cornes de l’éale. Au comptoir, la vieille femme ridée se pencha vers eux avec un air suspicieux.

– Aegeus ? Mais qu’est-ce que tu fais ici avec ta satanée ménagerie ? Je croyais avoir été claire !

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