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Hello :D J'ai rajouté un ou deux paragraphes dans l'épisode précédent (c'est pour ça que le début de celui-ci est un peu décalé)
Cornélia s’essuya les paupières et tenta de stopper les larmes qui roulaient sur ses joues. Sans succès. Ça ne cessait de s’aggraver.
– J’y arrive pas… souffla-t-elle entre deux sanglots. Je lui fais mal. Je voulais le faire boire… mais…
Elle ne put pas sortir un mot de plus.
Il lui serra l’épaule, puis la poussa doucement sur le côté.
– Allez, va, laisse-moi faire.
– C’est à cause de toi, gronda-t-elle en tremblant comme une feuille. Je te déteste… C’est à cause de toi… Tout est arrivé à cause d’Iroël et toi…
Mais c’était faux. Même après tout ce qu’il s’était passé, elle ne le détestait pas. Elle en était incapable.
– Tu as peut-être quatre ou cinq siècles… Peut-être qu’on est minuscules pour toi, qu’on ne représente rien. Mais tu ne peux pas… Tu ne peux pas nous priver de tout ce qu’on a ! Pourquoi il a fallu que tu arrives chez nous ? Pourquoi ?
Il ne prit pas la peine de répondre. En quelques gestes assurés, il fit boire l’animal, avant de le retourner sous tous les angles pour le baigner dans l’eau tiède. Le basilic ne cessait de gémir, sans pouvoir lutter contre celui qui le manipulait.
– Tu lui fais mal… marmonna-t-elle en s’essuyant le nez dans sa manche.
– Je fais ce que je dois faire. Toi, tu ferais une très mauvaise infirmière. Si tu te mets à chialer chaque fois que tu piques ton patient, t’as pas fini. (Il leva les yeux au ciel.) T’as le cœur trop tendre. J’ai fait une belle bourde en acceptant de vous prendre pour le convoi.
Elle le dévisagea, le cœur battant à grands coups dans la poitrine.
– Tu ne vas pas… Tu vas nous tuer ?
– Nan. (Il soupira.) Quoi qu'il arrive, je vais pas faire une croix sur un raijū et une tzitzimitl.
Elle se crispa à ces mots et le regarda ouvrir l’armoire. Il en sortit un drap blanc qu’il déchira, avant de le tremper dans l’eau froide et d’emballer le basilic dedans.
– On va le laisser se reposer un petit moment, ça te va ?
Elle prit une inspiration.
– Ok.
Il lui donna le reste du drap, sans rien dire. Au début, Cornélia ne comprit pas. Puis elle vit qu’Aegeus regardait ses bras à elle, couturés par les griffes et les dents d’Oupyre, marbrés de plaies, la peau couverte de sang séché qui formait comme des écailles de rouille. Elle les rinça à l’eau claire, puis les banda avec maladresse. Lui ne fit pas un geste pour l’aider.
Quand elle eut fini, il la regarda un instant, puis posa une main sur le dessus de sa tête. Elle était lourde.
– Ça va aller.
Cornélia eut l’impression assez humiliante de s’être changée en un petit animal frileux ; mais bizarrement, cette attention lui fit du bien. Elle n’avait jamais vu cette facette d’Aegeus, à la fois tendre et bourrue.
– Pourquoi tu me dis ça comme si j’étais un caniche pathétique ?
Il sourit.
– Tu es un mammifère, petite Corny. Tu as beaucoup plus de gènes en commun avec les chiens qu’avec moi.
Elle se remémora instantanément sa peau froide comme un bol de faïence. Étrangement, cet écart entre eux la rassura soudain. Aegeus n’était pas humain. Il était taillé pour ce monde dans lequel il allait les emmener ; il était plus fort que n’importe quel homme et, envers et contre tout, il allait devenir leur guide.
Les mots jaillirent de sa bouche avant qu’elle n’ait pu les retenir.
– Est-ce que… Est-ce qu’Aaron a dit vrai ? Avant, tu dirigeais un territoire, comme Actéon, et tes… tes gens ont été tués ?
Un éclair d’avertissement passa dans les prunelles de l’homme. Il répondit d’une voix lente :
– Oui. Ils ont été pris en traître, à un moment où j’avais le dos tourné.
Il désigna la porte entrouverte et les monstres qui sommeillaient dans la chambre.
– Certains en ont réchappé. Les carcasses des autres pourrissaient au soleil quand je suis rentré avec Aaron.
Il avait la voix un peu creuse, et même si son port de tête gardait sa prestance habituelle, la jeune fille sentit bien que ces mots lui coûtaient.
– Tu avais des amis parmi eux ?
Elle sut qu’elle était allée trop loin à l’instant où les mots passèrent la barrière de ses lèvres. Il lui jeta un regard venimeux.
– Des amis ? répéta-t-il d’une voix incrédule. Je n’ai pas d’amis. J’ai des boyards fidèles, dont je suis responsable. Ou du moins… c’était le cas.
Il quitta la pièce sans un regard en arrière. Cornélia relâcha doucement son souffle, puis lui emboita le pas.
Sur le lit, Blanche caressait distraitement son masque de belette. Chaque fois qu’elle l’orientait dans un sens ou un autre, différents reflets ambrés couraient sur sa surface plastifiée, faisant briller les éclairs qui dévalaient ses joues.
– C’est quoi, un raijū ?
Occupé à charcuter de la viande sur le délicat tapis brodé, Aaron ne leva pas les yeux.
– Un truc qui court vite.
Elle attendit la suite avec avidité, mais il n’ajouta rien.
– Un truc qui court vite ? répéta-t-elle avec incrédulité. Dis-moi quelque chose d’autre !
– Un truc insupportable, ajouta-t-il. Iroël fait des masques adaptés à chaque personne. Fallait que ça aille avec ton caractère.
Aegeus lui tapa sur la tête pour qu’il se reconcentre sur sa besogne, mais Cornélia vit bien qu’il retenait un sourire. Elle se glissa auprès de Blanche, s’assit sur la courtepointe moelleuse.
– Génial, merci, fulmina Blanche. Non, sans blague, ils sont vraiment faits pour une personne en particulier ?
– Mais non, contra sa sœur. Tu as pensé aux voisins ? Ça veut bien dire que les masques sont interchangeables, s’il les donne à n’importe qui.
À moins… qu’Iroël espionne chaque personne à qui il compte en offrir un ? Une par une ?
À l’unisson avec cette pensée, Aaron marmonna :
– Ça veut surtout dire que ce taré les a tous stalkés, oui…
– On ne sait pas, coupa Aegeus. C’est une supposition. C’est de la magie d’artisan, c’est pas ma tasse de thé.
Il lança un morceau de viande vers Oupyre, tapie sous un meuble, qui se jeta dessus avec appétit ; puis il envoya un gros os charnu vers le pur-sang reptilien.
– Iroël m’a assuré que chaque masque correspond à une seule personne, mais je lui fais pas confiance. Il m’a peut-être dit ça pour vous protéger. Ce serait bien son genre, à ce con.
Les deux sœurs s’entreregardèrent tandis que les mâchoires de la créature faisaient craquer l’os à moelle.
Bien sûr.
Iroël leur avait créé des masques d’une valeur irremplaçable, rien que pour elles. S'ils ne fonctionnaient que sur elles, Aegeus ne pouvait pas les tuer, à moins de faire une croix sur le potentiel qu’ils recelaient.
Cornélia envoya un remerciement muet à l’artisan.
Que ses dires soient vrais ou non, il leur avait sauvé la vie.
– Mais attends… s’assura-t-elle. Vous n’avez pas fait le test ?
Aegeus haussa un sourcil.
– Je suis pas assez fou pour porter un masque qui ne m’est pas destiné. Toi si ?
Elle se remémora les spasmes nerveux qui avaient secoué Greg après sa métamorphose. Enfiler un masque tout court ne lui disait déjà rien qui vaille ; porter celui de quelqu’un d’autre lui donnait carrément envie de partir en courant. Elle n’avait pas besoin de subir une métamorphose ratée.
– J’espère qu’il n’a pas vraiment choisi le mien parce que c’est une bestiole insupportable… maugréa Blanche.
Elle fixait le monstre écailleux, qui finissait de briser son os pour en extirper toute la moelle. Si sa tête rappelait fortement celle d’un étalon racé, ses babines de tigre et ses dents de requin l’en éloignaient aussi sec. Une ligne d’écailles dorées soulignait la courbe de ses yeux étroits.
La jeune fille farfouilla dans son sac rempli de bazar, jonglant entre les culottes et les boîtes de pâtées pour chat – elle posa le petit dragon orchidée sur le lit, il s’était blotti dans l’un de ses t-shirts – et finit par en sortir son tout premier masque.
– Tu as pensé à le prendre ? commenta Cornélia, intriguée.
– Ben oui, j’y tiens ! rétorqua la cadette d’un ton farouche. Hé, Aeg, on est d’accord qu’il représente ton monstre ?
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