98 -

5 minutes de lecture

– Hé, Aeg, on est d’accord qu’il représente ton monstre ?

Aegeus se tourna vers elle, y jeta un coup d’œil.

– Ouais, c’est un qilin.

Avant de reprendre sa discussion mouvementée avec Aaron.

Stupéfaite, Cornélia étudia le masque en détail, puis l’animal, et dut reconnaître l’évidence : cette œuvre qui l’avait tant effrayée la première fois, Iroël l’avait bel et bien sculptée à son effigie. Les orbites inclinées à l’oblique et soulignées d’or, les longues oreilles pointues, les écailles lisses qui passaient du bleu lagon au vert feuille en fonction de la lumière, aussi brillantes et nacrées que celles d’un poisson… Tout y était. La grâce et le sinistre, réunis dans un seul visage hybride.

De son poitrail massif à sa croupe musculeuse, le qilin s’avérait aussi grand et puissant qu’un cheval de trait. Le moindre de ses gestes était souligné d’éclats émeraude et saphir, qui miroitaient comme des papillons de lumière. Satisfait de son encas, l’animal s’ébroua en faisant volter sa somptueuse crinière de plumes, aussi épaisse que celle d’un lion. Cornélia vit à nouveau en lui cette vanité qui le poussait à prendre la pose. Il piaffa, plein d’une sauvagerie retenue, et le panache de sa queue couleur paon fouetta la commode derrière lui. Du sang avait séché en éclats de rubis sur ses pattes, sur ses babines, seul vestige des anges qu’il avait massacrés. L’écarlate jurait violemment sur les teintes froides de ses écailles.

Se sentant observé, le qilin renvoya un regard accusateur aux deux sœurs, qui détournèrent les yeux avec gêne. L’intelligence miroitait dans ses iris sombres.

– Comment il s’appelle ? lança Blanche.

Aegeus poussa un soupir exaspéré.

– Son nom, c’est Algarade, mais tout le monde l’appelle le Vert, ça te va ?

– Le Vert ? Quelle imagination… marmonna Cornélia.

– Et l’hippopotame ? s’enquit Blanche derechef. Il s’appelle comment, lui ?

– C’est la Mouche, rétorqua Aaron d’un ton sec. Son nom d’arène, c’est Mascaret, mais on l’appelle la Mouche.

Dans un chœur presque comique tant il était parfait, il ajouta à l’unisson avec Aegeus :

– Parce qu’il est gros, chiant, noir et poilu. Et maintenant, fous-nous la paix !

Blanche tira une drôle de tête en regardant « la Mouche ». Elle l’imaginait sûrement avec de petites ailes transparentes plantées au-dessus de son énorme masse graisseuse.

Prise d’une inspiration subite, Cornélia se permit de déranger à nouveau les deux hommes.

– Pourquoi certains ont des colliers, des muselières, et pas d’autres ? Pourquoi est-ce que tu les traites comme des animaux ? Tu dis toujours que tu es un reptile, et tu peux communiquer avec eux… Et tu as dit aussi que Pouet peut être élevé comme un enfant humain. Alors pourquoi… Pourquoi Morta a parlé de nivées esclaves ? Est-ce qu’il y a des créatures plus ou moins…

– Ce serait trop long à expliquer, et je suis mauvais prof, répliqua-t-il d’un ton sec.

Dos à elles, il effectuait une liste de noms avec son boyard, sa carte du Brésil étalée sur le tapis et un stylo à la main.

– Aeg ! s’exclama Blanche sans se soucier de les déconcentrer. Tu parlais de magie d’artisan, tout à l’heure. Ça veut dire que le petit chou est un magicien ? Un sorcier ?

Il y eut un silence pendant lequel on entendit les mouches voler, puis des bruits étouffés échappèrent aux deux hommes. Après un instant d’incompréhension, les sœurs réalisèrent qu’ils étaient morts de rire.

– Magicien ? s’étrangla Aaron.

– Sorcier ? renchérit son chef d’une voix rendue rauque par l’hilarité. Ce con de primate ?

Blanche croisa les bras, sur la défensive, profondément vexée par leur réaction.

– Arrêtez de toujours le rabaisser ! Il fait un travail magnifique. Vous seriez incapables d’en faire autant, bande de…

Cornélia lui pinça le bras juste à temps pour lui éviter de sortir une insulte impardonnable. Ce n’était pas le moment de mettre Aegeus en colère.

– Les magiciens, ça n’existe pas, reprit-t-il enfin. Les sorciers non plus. Les sorcières, oui, mais ça n’a strictement rien à voir. Elles appartiennent au Diable et en perdent la raison. (Il désigna le masque du qilin et celui du raijū qui scintillaient sur les genoux de Blanche, le saphir voisinant l’or.) Ça, c’est de l’artisanat, tout bêtement.

– Je ne comprends pas.

– Ce n’est pas de la vraie magie. C’est juste un talent qui a été cultivé pendant si longtemps qu’il a atteint un stade supérieur. N’importe qui peut faire « de la magie », avec assez de temps et d’obstination. Iroël est armurier. Les masques, c’est un passe-temps. Dans la Strate, il est surtout connu pour ses pièces d’armure et ses habillages de monstres. Mais il aurait pu être chanteur, dessinateur, sculpteur, ébéniste ou tisseur… ou même architecte.

Avec un air grognon, Aegeus modela quelque chose d’invisible avec ses mains.

– N’importe quel artisan, n’importe quel créateur peut développer son propre talent. Nous, on parle de magie parce qu’on n’y connaît rien, comme un enfant qui va trouver magique une transmission radio ou ce genre de trucs. Mais pour eux, c’est de la technique. Quelque chose de concret. Ils le planifient et l’élaborent comme le reste.

Il soupira.

– Chez les primates, c’est rare d’accéder à ce stade de maîtrise, votre vie est trop courte et vos journées remplies de trucs inutiles. Mais lui, ça fait un moment qu’il bosse dans la Strate, il a eu le temps de pousser le sujet à fond.

Des étoiles dans les yeux, les sœurs baissèrent la tête vers leurs masques. Cornélia avait sorti le sien de son sac. Il l’inquiétait tout autant qu’il la fascinait : ce crâne d’ivoire aux dents acérées ne lui disait rien qui vaille, mais la somptueuse couronne aztèque suscitait sa curiosité.

– Eh ben, en fait t’es un excellent prof, complimenta Blanche. Ça vaut le coup de poser des questions.

– Ne t’avise pas d’en poser trop ou je te coupe la langue.

La jeune fille prit un air grognon, l’air un peu dubitatif, vivant contraste avec Cornélia qui crut l’homme sur parole. Celui-ci ne leur accorda pas plus d’attention et revint à ses moutons.

– Bon, on a pas le choix. Trop de gars vont manquer à l’appel, on va devoir rester ici jusqu’à demain.

– Sinon, on part sans eux et les retardataires nous rejoignent sur la route, suggéra Aaron.

– Trop risqué. S’ils se font prendre par Actéon, ils sont morts, et si on n’a pas assez de boyards pour encadrer le convoi, on est morts aussi. Faut qu’on parte tous ensemble. L’union fait la force. Et puis…

Il marqua une pause ; Cornélia lança un coup d’œil vers lui, attendant la suite. Elle vit une étincelle de ruse danser dans ses iris diamantins.

– … en attendant le départ, je sais ce qu’on va faire pour passer le temps.

Il se leva et se dirigea vers les sœurs. Le cœur de l’aînée se mit à battre à tout rompre lorsqu’il s’accroupit devant elle, pour se mettre à sa hauteur. Il la dévisagea avec une expression étrange, mi-pensive, mi-rigolarde, comme s’il cherchait à voir ce qui se tramait sous cette grotesque touffe de cheveux bouclés. Les joues cuisantes, elle soutint son regard.

Beaucoup de dessins / peintures vous attendent dans les commentaires :P

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0