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Un fil scintille des faîtes du ciel. Il se tend, il se pend ; il s’écoule et se balance au vent. Les cristaux de lumière s’accrochent à lui, troublés et piégés par sa semblante innocence.
Des fils scintillent des faîtes du ciel. Le ballet blanc et céleste d’une fourrure éparse, délicate. À cet apparent alter, les nues et la brume se nichent et s’étreignent. Pleurant leurs liesses et mélancolies, elles se dissipent en larmes qui dévalent les longs cils du ciel.
Ainsi pleut-il sur la terre.
Les gouttes ne courent jamais qu’en bas. Pressées, peut-être, de toucher l’étrange monde tout de dur et de roc et de terre.
Ne jamais gravir le couloir vers le terrible éther. Ne jamais se hisser vers l’infini firmament. Par crainte, qui sait, de chuter par les percées lumineuses de la toile nocturne.
Si malgré tout l’une d’elles, un jour, s’essaie à remonter les fils, voici ce qu’elle verra :
D’abord, rien d’autre que ce qu’elle a toujours connu. Des cieux et du bleu. Le gris du brouillard ; la lumière des trous dans la nuit.
Puis enfin, au bout d’un interminable voyage : un étrange pilier dur, couleur de roc et de terre. Si elle poursuit l’aventure, elle en trouvera sept similaires. Et au centre : un autre sol, un en-bas tout là-haut.
Ce qu’elle ne saura pas, c’est que l’araignée sur laquelle elle viendra de tomber se meurt de solitude. Se meurt d’ennui. Se meurt de faim.
Alors elle tend ses rais, espérant qu’un congénère les suivent pour la trouver. Mais elle ne piège jamais que les soies vaporeuses que sécrètent les cieux.
Alors elle se languit ; trompe le vide de sa vaste existence dans son univers immense et grignote un bout du soleil ligoté. Il est grand : cela prend du temps. Qu’importe, le temps s’étale sans fin devant ces huit yeux qui n’ont jamais pleuré. Car les larmes ne naissent que plus bas, plus près du sol qu’elle n’a jamais osé fouler.
Elle croque un bout d’astre.
De temps à autre, le soleil saigne. Et se mêle aux larmes des nues. Si l’ichor caresse les feuilles, elles s’émeuvent et rougissent. Elles se meuvent et rougissent. Elles se meurent et rougissent. Puis chutent, vers le sol carminé de leurs craquantes carcasses et des courges cramoisies. Le sol que l’araignée n’ose braver. Le sol où se jettent les larmes et les feuilles et le soleil et les bêtes.
Alors les arbres se vêtent de nudité.
De morceau en morceau, l’orbe d’or maigrit, s’amenuise. Un jour s’éteint. Se lève alors l’aube de la longue nuit.
Et la terre se couvre d’une ample fourrure de frimas, aussi lactescente que la Voie céleste qui s’y écoule parfois ; elle chatoie sous les lointains œillets de l’empyrée.
Alors de l’horizon éclot un soleillon qui grandit, grandit ; grandit ! mais, encore naïf et frais, ne tarde à s’emmêler dans les rets coruscants. Lors l’araignée approche ses crochets et commence à croquer. Il fait encore chaud et jour mais, bientôt, ce soleil-ci s’ombrera aussi.
Tout en bas, dans les forêts conifères, un petit être duveteux grimpe, saute et bondit de racine en tronc, puis de cime en ciel. Il s’élève tout haut, tout haut, tout haut ! Si haut que bientôt le sol se perd sous les volutes brumeuses. Qu’importe, il poursuit l’ascension sur cet arbre si long qu’il semble porter le monde.
À son apogée, le tronc se plie ; l’écureuil le suit. Et alors enfin, un plateau sans confins. D’un côté, il s’élève en montagne ronde qui perce à travers l’éther. De l’autre, il s’affaisse en escarpement. Le rongeur s’y laisse glisser et dévale la falaise où
O O O O D’IMMENSES LUNES OBSIDIENNES O O O O
l’observent à travers son reflet.
Et de ce sol dans les cieux émane une voix grave et profonde ; rocailleuse et caverneuse ; ancestrale et surnaturelle.
TOI
OUI, TOI
PETIT ÊTRE VENU D’EN-BAS
NE PRENDS PAS PEUR, NE ME CRAINS PAS
Ô PREMIER DE LA TERRE À TOUCHER L’ÉTHER
Le jeune écureuil oublie presque de s’accrocher. Son pelage se hérisse.
QU’ES-TU ?
UNE FEUILLE MORIBONDE ?
Notre ami s’indigne : il n’est point si petit.
— Ah ça, non ! Je suis un écureuil. Un pauvre voyageur en quête de chaleur par ces temps froidissants.
OH, TU CHERCHES CETTE CHOSE-LÀ ?
Le rongeur ébloui par une lumière incendiaire ne parvient qu’à couiner. Le ciol tremble, perplexe, et range l’orbe du jour. L’écureuil cligne des yeux et se secoue un peu.
— Il est un peu trop grand et un peu trop près, finalement.
PARDON
JE N’AI PAS TERMINÉ DE LE DÉVORER
L’écureuil oublie sa peur un instant.
— Ah ! Mais non ! Voyez-vous, là, tout en bas ? Il est devenu bien trop petit. Il n’éclaire plus bien !
Il tape du pied, fait mine de se réchauffer.
— Alors nos pattes s’engourdissent et nos museaux se glacent.
Il se dandine, entortille sa queue.
— Alors, alors, alors, pourriez-vous s’il vous plaît le laisser tout grand tout chaud ?
L’araignée tremble un peu. Un souffle rauque lui échappe.
MAIS… LE VIDE
L’écureuil penche la tête. Et jette un œil sur l’abîme à côté.
— Hmm… oui… Le vide…
CE VIDE-LÀ
Elle pointe une patte sur ses entrailles, mais ceci, l’écureuil trop petit ne le voit pas.
Ils se taisent un instant, laissent chanter le vent.
VEUX-TU UN MORCEAU DE SOLEIL ?
Le rouquin recule, de crainte de roussir davantage.
— Euh… Non…
La céleste gronde tristement.
VOIR PAR-DESSUS LES NUES ?
Il s’incline au-dessus du vide : le voilà déjà bien assez haut à son goût.
UNE GOUTTE DE VOIE LACTÉE ?
À ceci, l’affamé acquiesce :
— Qu’est-ce ?
Une délicate griffe titanesque accroche la faille étoilée, de laquelle s’écoule une poussière stellaire, qu’elle guide jusqu’aux toutes petites mains.
Mais ça brûle et ça sent le feu. L’écureuil secoue ses menottes et laisse tomber ses oreilles dépitées, moins chagriné pourtant que l’araignée.
UN REGARD PAR-DELÀ L’HORIZON ?
Il s’est déjà beaucoup éloigné de son foyer. Le svelte grimpeur a honte de l’avouer, mais ces hauteurs azurées lui donnent un peu la nausée.
UN VOYAGE À LA CIME DU CIEL ?
Elle tend une patte vers la voûte astrale, mais il proteste : l’y voici déjà ! Plus haut que tous les autres !
JE T’EN PRIE, NE PARS PAS, PETIT ÊTRE…
CE RIEN EST BIEN TROP VAIN SANS PERSONNE AVEC QUI PARLER
— Mais j’ai faim ! Il n’y a rien que je puisse manger, ici… Et chez moi, tout en bas, plus rien ne pousse avec ce soleil qui dépérit.
ALORS J’ARRÊTE DE LE CROQUER
Elle détache l’orbe de ses rais et l’envoie flotter à son gré. Ses astres d’yeux luisent, un peu humides. Peut-être la pluie d’en-bas s’est-elle décidée à remonter pour une fois ?
L’écureuil bée. Il a libéré l’astre du jour ? Juste comme ça ?
ME PERMETS-TU SEULEMENT DE TE DEMANDER…
UNE FAVEUR… TROIS FOIS RIEN ?
MAIS SANS DOUTE TROP DÉJÀ
Campées sur un museau frémissant, deux petites oreilles tendent vers le ciel, tout ouïe.
QUAND TU SERAS REPU DES CHOSES QUI POUSSENT AU CHAUD
S’IL TE PLAÎT
REVIENS ?
L’écureuil promet, pas certain qu’il s’y tiendra. C’est haut, quand même. Et puis c’est loin !
Sur ce, l’araignée rassurée l’invite doucement à glisser le long d’une patte monumentale. Et le rongeur dégringole tout en souplesse jusqu’au par-terre familier.
Le soleil, profitant d’une liberté nouvelle, s’est approché. Tout joyeux, tout heureux, il brille et chauffe ; aveugle et brûle.
Il chatoie quand les neiges fondent, flamboie quand les bourgeons s’embrasent. Il ouvre et ferme la saison de liesse où les ruisseaux dégèlent puis s’évaporent. Où les dormeurs quittent leurs tanières hiémales puis s’y terrent pour échapper aux chaleurs incendiaires.
L’écureuil, alors, fait taire son estomac bougon et entreprend à nouveau l’interminable ascension. Il saute et sue ; se hisse sur ses petits bras courbatus. Plusieurs fois, la chitine se dérobe sous ses pas. Il croit glisser et chuter, de si haut qu’il n’ose imaginer à quoi sa dépouille ressemblerait. Quand ses forces d’affamé s’amenuisent tout à fait, la patte articulée se meut d’elle-même et le dépose délicate devant les
O O O O GRANDS YEUX NOIR-OCÉAN O O O O
qui le fixent et le transissent en ces airs moins caniculaires.
REVENU !
COMME PROMIS !
TRÈS CHER AMI
PUIS-JE T’AIDER EN QUOI QUE CE SOIT ?
L’écureuil s’était inquiété que l’araignée lui reproche son départ prolongé, mais il semble que le temps s’envole pour qui fréquente l’éternité. La petite bête couleur de braises prend son courage dans ses deux petites mains et raconte aux sphères le désastre d’en-bas.
— Et donc le Soleil, là, il faut l’empêcher de faire n’importe quoi !
Un silence, empli de désarroi. Un frémissement, comme un murmure ; un chuchotis évanoui dans les vents ignescents. La titane tremble.
IL EST VRAI QUE JE N’AI PLUS VU LES NUES PLEINES DE LA PLUIE QUI ME FUIT
L’écureuil attend, patient. Son ventre moins indulgent proteste bruyamment. Mais il laisse à la célicole pour qui les âges s’envolent le temps de digérer. Le temps de décider.
JE DOIS DONC L’ATTRAPER
— Ça ne suffira pas.
ET DE NOUVEAU LE MANGER
— Tout à fait.
Un grondement triste parcourt les voûtes du ciel, les pattes de l’araignée. Il lui fait de la peine, ce gentil géant isolé qui mangeait les astres pour oublier qu’il n’a personne à qui parler.
MAIS COMMENT SAURAI-JE S’IL N’EST PAS TROP CASSÉ ?
COMMENT SAURAI-JE S’IL NE BRILLE PLUS ASSEZ ?
— Pour ça, je viendrai t’en informer.
Ses pattes se crispent à la seule idée de recommencer la montée, mais il faut bien que quelqu’un s’y voue.
Une vibration chante aux brises. Il semble que l’araignée se sente rassurée.
Alors, d’un geste expert, maintes fois répété, elle lâche ses rais sur l’incandescent plaisantin dont les farces vont trop loin. Ainsi lové sous ses pattes, il s’ébroue, s’apitoie. Mais le monde, enfin, s’autorise un soupir parmi les fumées.
Les grandes orbes noires reflètent le tout petit rongeur.
TRÈS CHER AMI INESPÉRÉ
JE NE SAIS COMBIEN TE COÛTE L’ASCENSION JUSQU’AU VIDE OÙ JE RÉSIDE
AUSSI, SI TU LE VEUX BIEN
JE VAIS TE TISSER UN ARC-EN-CIEL
POUR QU’À LOISIR TU PUISSES ALLER ET VENIR
Ce présent-ci, l’écureuil l’accepte volontiers.
La suite, vous la connaissez : les saisons se raisonnent et, quand le temps commence à se faire trop chaud ou trop froid, un petit écureuil grimpe un arc-en-ciel pour inviter la dame immortelle à croquer un peu plus, un peu moins, voire à changer de soleil. Seul ami de l’araignée, il y reste parfois des mois d’affilée : ils ont beaucoup de choses à se raconter. Aussi ne lui en voulez pas si les neiges tardent à fondre ou si la pluie traîne à tomber.
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