7. Chaînes (partie 1)
C’est avec une certaine impatience que j’arrivai chez Arcan ce matin. Impatience d’être nue, impatience de jouer. J’en étais la première surprise, mais je ne pouvais pas refouler l’attirance que j’avais pour lui. Il m’accueillit avec la courtoisie habituelle, et m’invita à l’atelier.
— Ça va aller vite. J’étais en train de préparer le latex.
Je le regardai ouvrir le bidon. Il renversa le latex dans le nouveau moule, et le remplit complètement. Il m’expliqua.
— Le plâtre est poreux, il va boire l’eau contenue dans le latex, et donc il va durcir sur les bords. On va faire un masque assez épais de trois millimètres, donc on va compter trois heures. Après, on videra le latex liquide et on laissera sécher celui qui a durci jusqu’à ce qu’il brunisse.
— D’accord.
— Je savais que tu dirais ça.
Je souris malgré-moi. Il regarda sa montre puis me dit :
— Mets-toi en tenue, je vais faire couler le café.
— Je fais le chignon ?
— Oui.
Je me déshabillai seule, le cœur battant. Je n’arrivais pas à définir si j’en avais envie ou non. J’étais à la fois intimidé et intimement troublée. Être scrutée nue ne me plaisait pas forcément, c’était l’idée de le laisser me manipuler qui me faisait vibrer. Etais-je normale ? Savais-je même ce que je ressentais ? Toute la notion de l’expression « être bouleversée » prenait du sens. Je déposai mes affaires sur le dossier d’une chaise, remis mes escarpins, et nouai mes cheveux. Il revint avec deux tasses de café. Ses yeux me balayèrent sans émotion apparente. Il me tendit la mienne, posa la sienne sur son établi, puis ramena à lui des genouillères et des coudières en aluminium.
— Je n’ai pas eu le temps de les peindre, mais elles seront noires.
— D’accord.
Son interphone sonna. Il me demanda :
— Tu veux ouvrir au facteur ?
Je secouai la tête. Il s’éclipsa. J’attendis qu’il négocie, puis il revint avec son carton en souriant comme un enfant le jour de Noël.
— Chaînes de vélo et rivets !
— C’était moins cher qu’en magasin ?
— La magie d’Internet. Il n’y a pas de petites économies. Surtout quand c’est livré en quarante-huit heures.
Il apposa la première coudière et mesura la longueur de chaîne nécessaire pour la fermer. Je l’observai avec attention faire sauter les rivets existants. Il remplaça les deux sangles de la coudière par des chaînes. Et dupliquant l’opération, il demanda :
— Pourquoi ne pas avoir ouvert au facteur ?
— Un peu parce que je suis nue.
— Dans deux jours, ce sera devant une cinquantaine de personne.
— Oui, mais je ne les verrai pas.
— Si tu avais été les yeux bandés et que j’avais reçu le facteur dans la même pièce, ça t’aurait moins dérangé ?
— Oui.
— On devrait peut-être commander quelque chose pour faire un test.
— On peut attendre que le masque soit fini ?
— Je disais ça en plaisantant. Je ne prends pas le risque d’une visite de police ni des commérages du voisinage. Tes allers-retours en talon ont déjà aiguisé les nerfs de la voisine du dessous.
Arcan poursuivit ses assemblages toute la matinée. Il créa deux attaches pour les genouillères. Jamais il n’eût une main baladeuse et pourtant, je l’espérais presque. Il me fit enfiler des mitaines coquées qu’il avait obtenues dans un magasin de sport, puis il fabriqua la queue de cheval de chaînes qu’il accrocha à mon chignon. Assise sur la chaise, je le laissai me recoiffer et nouer avec fermeté mon chignon à la tignasse métalliques un peu lourde. Il me fit mettre debout pour l’ajuster au-dessus de mes fesses. Les chaînes devaient devenir un rappel, donc il s’appliqua pendant deux heures à remplacer l’attache de cheville de mes chaussures par des mailles métalliques.
— Déplace-toi. Tu me dis si les chaînes te pincent.
Je marchai, avec un certain soulagement. Il tira l’immense psyché qui reposait contre des étagères et le tourna vers moi. Je ne vis pas une poupée sensuelle, je me vis moi, dans une nudité que mes grosses lunettes rendaient grotesque. Les équipements de sports n’allaient en rien avec les talons. Il se plaça derrière moi, je détournai les yeux en croisant le reflet de son regard.
— Pas d’avis ?
— Je me dis que si j’étais en roller, ça aurait plus de sens. Et vous n’auriez qu’à tirer la laisse pour que j’avance.
— Tu sais faire du roller ?
Je grimaçai et reconnus que ça faisait trop longtemps pour que je prisse le risque.
— Non.
— J’y ai pensé. J’ai même pensé à fixer une roue de monocycle entre tes chaussures. J’aime l’idée de mêler les mécaniques à l’organique. Mais il nous faudrait des heures de travail pour ton équilibre. Et si on va trop vers l’étrange, les autres façonneurs n’adhéreront pas.
Dans le reflet, je le voyais qui me regardait. Tantôt par le miroir, tantôt il parcourait mes fesses, l’air concentré. Je conclus à sa place :
— Il manque quelque chose.
— Le masque. Le masque fait presque tout.
Je sentais que je l’avais brisé dans ses pensées. Il fit quelques pas vers sa colonne de tiroir et en sortit son carnet de croquis secrets. Je restai immobile, n’osant plus le déranger. Il tourna les pages unes à unes, en m’observant régulièrement. Il grimaça. J’hasardai une gentillesse :
— C’est normal que le rendu ne soit pas fidèle au concept art. Déjà, vous avez remplacé le barbelé par des…
— C’est grossier, m’interrompit-il.
— Désolée.
— Je veux dire mon travail, pas toi. Je suis en train de faire l’erreur de me dépêcher pour être prêt à temps, et au lieu d’user mon temps à fabriquer, j’utilise des matériaux grossiers. Je te remercie parce que c’est grâce à ton idée de rollers.
— Comment ça ?
— Je viens d’essayer d’imaginer des rollers en ligne, et je me suis dit que ça te correspondrait bien si on devait explorer un autre thème. Mais je dois souligner ta féminité, te rendre féline, gracieuse, envoûtante. Ta mère serait ravie que je fasse de toi une poupée qui te ressemble mais qui n’a aucune chance de séduire l’opinion.
— Sans doute.
— Je suis un imbécile.
Il s’avança de deux pas rapides, détacha mes genouillères puis mes coudières. La main habile mais nerveuse, il retira les mitaines. Il garda ma seconde main au creux de la sienne, regarda mes doigts pendant de longues secondes.
— T’as de beaux ongles. On les peindra, laisse-les pousser, je te les taillerai la veille de la soirée. Ça évitera les faux ongles. Les ongles longs, c’est cliché, mais si le public n’a plus un seul repère dont il a l’habitude, il n’adhère pas.
— Comme les talons.
— Les talons, c’est pour la cambrure. Et elle est parfaite. Il va falloir que je me réveille et que je travaille les accessoires. Je ne dois pas me reposer sur l’effet du masque et sur ton attitude. Si je fais ma première entrée avec un travail à moitié fait, ça ne sert à rien de me prétendre façonneur.
— C’est vrai.
— Pour ton info, je crois que ça a déjà été fait, la fille en roller. Regarde dans le book rouge. Ce sont des photos des costumes que je n’ai pas fait que j’avais récupéré. Je ne me souviens plus d’où vient celle de la fille en roller, mais je crois savoir qu’elle y est.
Je marchai jusqu’au livre de son étagère, tandis qu’il commençait à démonter les protections. En effet. Il y avait une fille en roller, en chaussettes hautes rayées blanches et rose. Son façonneur lui avait fait des couettes, et elle portait des protections couleur bonbon. Seule différence avec le cliché des clips télévisés, elle ne portait ni culotte ni brassière. Sur la page suivante, je vis la même fille, avec des patins à roulettes, un bas rouge et l’autre noir. Sa peau était peinte en blanc et je reconnus le personnage d’Harley Quinn. En reconnaissant les hanches larges et osseuses, je demandai en montrant le book :
— C’est Mystique ?
— Oui. Je me demandais où j’avais récupéré ces photos. C’est la poupée du fan de comics. C’était avant qu’il fasse appel à mes services.
Je tournai la page et observai une spiderwoman blanche et noire au costume en lambeaux, dont les déchirures laissaient apercevoir le pubis et un sein. Les fausses marques de sang faisaient carnaval. J’empruntai le book noir pour voir les photos de ses créations et retrouvai la page où se situait Mystique. Le talent et le labeur s’en ressentait. La fille était davantage nue que sur les autres photos, et pourtant tellement plus envoûtante à regarder. Je dis :
— Il a été inspiré de faire appel à toi. Il n’a pas dû avoir beaucoup de succès.
— Entre mes services et ceux de la poupée, je ne pense pas que la cagnotte de meilleur façonneur lui ait rapporté.
J’observais Mystique. Le résultat m’éblouissait tant que je me décidai à lui faire confiance. Je répondis à mes propres pensées.
— L’important parfois, c’est juste le succès.
Il tourna la tête vers moi.
— Je pense que nous avons des valeurs communes.
— Je ne dis pas que je ne fais pas ça pour l’argent.
— Je me doute. Mais dis-moi si je me trompe, le résultat t’importe.
— Je m’en fiche de gagner.
— Je ne parle pas de gagner l’élection de plus jolie poupée. Je parle de ce que tu vas porter. Je peux te laisser telle quelle.
— Oui, mais vous n’allez pas gagner.
— Ce que je veux dire c’est qu’une majorité des poupées se fichent de porter une paire de porte-jarretelles ou une toque.
— Dans tous les cas, elles seront à poil, compris-je.
— Exactement.
— Les filles ne touchent pas une part de la cagnotte quand leur façonneur remporte ?
— Tout dépend du façonneur.
— Et vous ?
— Je n’y ai pas encore réfléchi. J’y vais pour me faire une place. Je veux marquer les esprits, même si je ne gagne pas. Peux-tu prendre une louche et vider le latex qui est encore liquide ?
— Oui.
Je m’approchai du moule rempli de latex blanc, saisis la louche en plastique qu’il avait préparé, et vidai le moule comme un bol. Je versai les dernières gouttes dans le réceptacle. Il s’approcha pour observer le résultat et son corps se retrouva en contact léger contre le mien. Je fis mine de ne pas être troublée.
— Il est bon. On va le laisser sécher jusqu’à ce qu’il soit ambré. Je vais faire de la coupe, je n’ai pas de masque pour toi. Tu peux aller dans le salon, parcourir les books si tu veux. J’arrive pour le déjeuner.
— Je peux préparer le repas, si vous voulez.
— Non. J’aime cuisiner. Et pour tout te dire, l’idée d’avoir une femme en train de cuisiner nue pour moi me met mal à l’aise. C’est contraire à mes principes.
— D’accord, dis-je surprise.
— Tu es ma reine, pas mon esclave. Si par hasard je gagne, je te donnerai la moitié.
Je souris puis m’éloignai avec les books. Je m’assis sur le canapé, posai les chaînes sur le dossier et croisai les jambes. Je n’étais pas à l’aise d’être installée sur son canapé immaculé. Ce n’était pas le moment d’avoir des pertes. Mes règles allaient tomber un jour après la soirée.
Dans les bruits de chalumeaux et des meuleuse, je parcourus les livres, en commençant par les photos prises durant les soirées. Presque tout le monde était masqué, façonneurs et poupées. Les soirées se déroulaient toujours au même endroit. Un tapis rouge couvrait le sol, et de grands buffets s’étiraient le long de la grande salle. Des serveuses nues se tenaient derrière, arborant chaque fois le même nœud papillon, la même cravate ou le même collier. Cela me permettait de savoir si une photo se passait à la même soirée qu’une autre.
À ma surprise, les poupées n’étaient pas toutes nues, parfois leurs hanches étaient couvertes d’un long paréo ou pagne translucide. Certains façonneurs avaient du bon goût pour les couleurs. Les poupées de ma mère que je voyais en arrière-plans étaient toujours accordées à un thème avec ma mère et ne la quittaient jamais d’une semelle. Les photos ne laissaient pas imaginer une relation de domination-soumission. Je vis bien en arrière-plan une poupée vêtue juste d’un harnais de cuir, une boule en travers de la bouche. Mais ça avait l’air de correspondre à un thème choisi, bien plus qu’à un acte réel de soumission.
Le book des travaux d’Arcan, en revanche, ne montrait pas que des filles. Certaines poupées étaient des hommes. Très étonnée de n’en avoir jamais entendu parler, je passais les pages en alternant le croisement de mes jambes. L’idée de croiser des hommes nus à la silhouette sculptée commença à chauffer mon imaginaire. Sitôt le livre terminé, je le posai, et ramenai mes jambes de côté pour m’assoir sur ma cuisse, craignant qu’un peu d’humidité ne tachât la banquette.
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