49. Nuages noirs
Le déjeuner fut parfait, l’après-midi fut consacrée à des achats dans des magasins où ni moi ni Geisha n’avions l’habitude de mettre les pieds. Nous dûmes ensuite démonter l’assemblage, faire une halte chez un chaudronnier pour lui commander la soudure des équerres sur les bras. C’était quelqu’un qui connaissait bien Arcan et qui le fit donc dans la foulée. Puis, à peine les bras à nouveau assemblés, Arcan nous invita à faire une pause.
Nous le retrouvâmes à l’appartement où il dit aussitôt à sœur :
— Frangine, sers un café à Geisha, j’ai besoin de Laëtitia quelques minutes.
— Geisha ? sourit Annette.
— Mon surnom de poupée, répondit ma colocataire avec un éclat provocateur dans le regard.
— Mais ce n’est pas toi qui sera sur la machine ?
— Non. C’est la poupée fétiche de mon façonneur qui ira.
Arcan, d’un regard approbateur, indiqua à Geisha qu’elle avait bien rattrapé le sujet. Je le suivis jusqu’à l’atelier et tandis que le percolateur faisait vibrer la cuisine contre le mur, il me présenta un manchon en acier dans lequel il avait mis un revêtement duveteux. Je présentai mon bras, et il l’essaya.
— Ce sera serré.
— Ça ne me dérange pas.
— Il ne faut pas non plus que ça te coupe la circulation du sang.
Annette s’exclama :
— Je le savais !
Nous sursautâmes tous les deux. Arcan posa sur elle un regard d’une noirceur qui me fit froid dans le dos. À cette seconde, je devins muette comme une spectatrice devant un Western. Il ne répondit rien, et c’est elle la première qui répliqua comme s’il lui avait posé la question.
— C’était évident. T’aurais jamais désossé le MALP pour un inconnu ! Et l’intérimaire amoureuse qui aiderait l’artiste à faire des poupées pour un client. Il y avait plus de chance que ce soit l’inverse. Surtout que Miss Laëtitia n’est pas pudique, et qu’elle est plutôt ouverte aux découvertes…
— Tes trente secondes de plaidoiries sont terminées. Ce n’était pas très constructif.
— Allez ! Ne fais pas la tête ! Pourquoi vous ne me l’avez pas dit ?
— Pour l’anonymat de Muse. — Il retira mon entrave. — Tu m’as fait un café ?
— Nop.
Il sortit très énervé de l’atelier. Annette fit une grimace amusée, puis tourna la tête vers moi.
— Muse, c’est ton pseudo ?
J’opinai du menton, les lèvres pincées de malaise.
— Ne t’en fais pas, je ne te juge pas. Et mon frère, c’est le pervers ?
Je ne répondis pas. Le percolateur vibra à nouveau. Je suivis Annette en direction du salon, puis je m’assis sans oser dire un mot à côté de Geisha. Ma colocataire passa sa main dans mes cheveux et m’embrassa sur la tempe. Annette tenta de dérider l’atmosphère en s’asseyant face à nous et à sa tasse pleine.
— Vous êtes trop belles, toutes les deux.
Arcan posa un café devant moi. Il s’assit sur son fauteuil. Annette continua à jouer le détachement avec le sourire :
— Tu m’en veux ?
— Tu ne peux pas t’empêcher de fouiner.
— Je n’ai pas fouiné. Je suis juste venue vous voir. Qu’est-ce qui te met mal à l’aise ?
— Que Laëtitia n’ait pas pu garder le secret.
— Je vais me vexer si tu penses que je ne sais pas garder un secret.
— Non. Là-dessus, je te fais confiance.
— Ça ne me dérange pas qu’elle le sache, dis-je à Arcan.
— Je me doutais bien que tu jouais à la poupée, surenchérie Annette. Je ne pensais pas que t’étais penché SM, mais chacun ses trucs.
L’interphone sonna. Arcan se leva, appuya sur le bouton et demanda :
— Oui ?
— Bonsoir Arcan. C’est Sculpturine.
— C’est le pompon, soupira-t-il avant d’appuyer sur le verrou.
— J’ai compris qui était Arcan, mais elle ? demanda Annette.
— C’est ma mère, et elle joue aussi à la poupée, répondis-je.
— Trop fort ! On se croirait dans Plus Belle la Vie.
— Ou Plus Belle la Vulve, pouffa Geisha.
Je ne pus retenir un sourire. Annette lui fit signe que c’était bien trouvé, et Arcan dit :
— Geisha, si tu veux garder l’anonymat, tu peux mettre ton masque.
Ma camarade haussa les épaules et Arcan ouvrit la porte à ma génitrice. Je passai un bras autour des épaules de Geisha lorsqu’elle passa le perron. Elle afficha un grand sourire en m’apercevant, puis elle s’adressa, très caustique, à Arcan :
— Vous avez adopté une troisième chienne ?
Annette fut plus rapide que son frère à réagir :
— Je suis ingénieure de passage. Ne me mêlez pas à vos histoires.
— Je vous proposerais bien un café, déclara poliment Arcan, mais je n’ai plus de tasse. Que puis-je faire pour vous ?
Elle sortit une feuille de papier de sa poche qu’Arcan déplia et elle expliqua :
— Comme je vous l’ai, dit j’ai un petit accessoire à vous confier. Il me faudrait un harpon truqué. Qui s’enfonce sur lui-même au lieu de rentrer dans la chair d’une poupée.
— Je croyais que les armes étaient interdites.
— C’est bien pour ça qu’il faut la truquer. La lame peut être en caoutchouc, du moment qu’elle a l’air véritable aux yeux des spectateurs.
— Ça devrait être dans mes cordes. Je vous envoie le devis dans la soirée.
Il tendit le plan à sa sœur, comme pour insister sur son simple rôle d’ingénieure. Ma mère posa les yeux sur moi et me questionna :
— Est-ce qu’on peut parler cinq minutes ?
Je me levai et la suivis hors de l’appartement. Elle ferma la porte, nous isolant des oreilles dans la pénombre du palier.
— Donc ? On dirait que tu passes tes journées ici.
— Il faut bien, si on veut te battre.
— Me battre ! Ha ! Il te rémunère au moins ?
— En nature, il est très généreux.
— Laëtitia !
— Quoi ? C’est que ce soit un homme qui te choque ?
— Ce qui me choque, c’est que quand il avait ton âge, tu n’étais pas née. Quand il avait trente ans, tu en avais dix.
— Avec des arguments pareils, tu devrais te lancer dans la politique. J’ai vingt-et-un ans, tu me l’as bien assez rappelé. Donc si je veux être avec un homme de quarante ou quatre-vingt-dix-ans, ça me regarde.
— Il profite de ta naïveté ! Il te manipule !
— Petit un, c’est un peu ce qu’on demande à une poupée. Petit deux, je suis poupée par ta faute. Petit trois, il m’a déjà présentée à ses parents, alors… hein !
— À la bonne heure ! Mais c’est sa manière de te faire croire qu’il t’aime !
— Il ne me l’a jamais dit et je n’attends pas à ce qui me le dise.
— Ce n’est pas important qu’il le dise, s’il arrive à te le faire croire par des actes détournés. C’est ça, l’art de la manipulation.
— T’es jalouse parce que tu n’as jamais connu l’amour.
— T’es sotte ! Avec un écart d’âge pareil, ça ne va pas durer. Faut pas te leurrer, ma fille.
— Et bien tant que ça dure, je compte bien en profiter !
Elle secoua la tête, agacée de ne pas réussir à me faire entendre sa raison. Toujours dans l’idée de la provoquer, je demandai :
— Je peux y aller ? J’ai un plan à trois qui m’attend après le travail.
Elle pointa son index sur ma poitrine et déclara avec les dents serrées :
— J’ai laissé à Arcan l’occasion de devenir façonneur en gage de tout ce qu’il a fait pour moi. Il devrait être reconnaissant. Et si son acte de reconnaissance, c’est de me prendre ma fille, lui retourner la tête, et de remporter le premier prix à chaque soirée, il va se frotter à moi. Tu lui diras en rentrant que si vous me passez devant à la prochaine élection, il y aura des représailles. Qu’il n’oublie pas les nombreuses commandes que je lui ai faites, ni que c’est ma fille dont il tire la gloire qu’il connaît aujourd’hui. — Elle reprit son sourire. — Tu passes quand tu veux à la maison, mon cœur.
Elle s’éloigna dans les escaliers. Je restai abasourdie quelques secondes par le mordant de sa menace, puis je retournai à l’intérieur. Seules les deux filles étaient présentes, Arcan faisait le cent pas dans le salon d’exposition. Geisha me dit :
— On a tout entendu.
— Je n’apprécie pas trop qu’elle traite mon frère de manipulateur, souligna Annette. Mon frère est super intègre, jamais il ne te la fera à l’envers.
— Il est en train de téléphoner à une façonneuse, ajouta Geisha. Il veut gagner deux fois de suite.
Je me rassis à côté de ma camarade et nous attendîmes qu’Arcan revint vers nous. Il posa ses yeux sur sa sœur qui leva les mains en position de défense en répondant à la question tacite :
— D’accord, d’accord. Je vais t’aider.
— Je vais rappeler quelques contacts. Laëtitia, il va falloir faire des heures supplémentaires.
— Je n’ai rien contre.
— Du moment que c’est payé en nature, pouffa Geisha.
— J’ai confiance en notre projet avec le MALP, poursuivit Arcan. Ça sera tellement inhabituel que nous allons forcément monter sur le podium. Même avec une bonne mise-en-scène, ce n’est pas ta mère avec deux matelots à moitiés nus et un harpon truqué qui va nous passer devant. Mais il faut déjà voir un coup plus loin, comme elle. Son harpon m’a donné une idée, et j’ai donc appelé l’Impératrice, connaissant son affection franche pour ta mère, elle n’allait pas dire non. À partir de demain, Annette s’occupera du MALP et moi du costume de l’impératrice. Ses poupées passeront, tu seras en charge de faire les moulures de leurs visages.
— Les cinq ? demandai-je.
— Six si on compte le visage de l’Impératrice. Je m’occuperai de sculpter les masques, mais je te fais confiance pour le plâtre. Demain matin, je t’expliquerai.
— D’accord.
— Anonymat obligatoire face à elle. Je me méfie quand même, car elle a beaucoup d’influence.
— D’accord.
— Tu n’es pas contrariante, me dit Annette avec amusement.
— Non.
— Annette et moi, nous nous occupons des matériaux. Je vous laisse votre soirée. — Geisha se leva et il vit mon air égaré. — Promis, demain soir, nous passons la soirée tous les deux.
J’opinai en me relevant et il m’embrassa sur la bouche. Puis, il ajouta à l’attention de sa sœur :
— Il est tard.
En moins de trente seconde, nous étions tous en dehors de l’appartement. Arcan et sa sœur disparaissaient comme deux généraux allant en guerre. Geisha passa son bras autour de ma taille et dit :
— Ta mère, elle fait le même effet à tout le monde.
Je me rendais compte que j’étais la seule à lui trouver connaître des qualités. Avant qu’elle ne me forçât à devenir poupée, elle restait une personne généreuse, maternelle, un peu expansive, mais véritable. Le genre de femme qui assumait son goût pour les personnes de son sexe, qui ne cachait pas à sa famille qu’elle jouait à la poupée et qui envoyait voler tous ceux qui pouvaient la contrarier. Je soupirai :
— Pourtant, en dehors des façonneurs et des poupées, c’est une mère normale. Elle cuisine, elle fait de super bons gâteaux.
— Si tu le dis. Moi la mienne ne sait pas cuisiner.
— Elle sait que tu es poupée ?
— Naaaan ! La crise cardiaque si elle l’apprenait. Mais elle sait que j’ai une coloc. Elle m’a juste dit : « Du moment que tu l’aimes, c’est bien. »
— Tu lui as parlé de moi ?
— Elle était trop mignonne. J’ai juste dit qu’on était coloc, mais pour elle, c’est logique que je n’ai pas pris une coloc pour l’argent, donc elle en a déduit qu’on était en couple. Je lui ai dit que je te présenterai que si ça devenait sérieux.
— Et tu vas lui présenter Arcan en même temps ?
— Je me fie aux oracles par la voix de Sculpturine qui a dit que ça ne durerait pas.
— Très drôle.
— On verra. Je m’en fiche, je vis au jour le jour.
— T’as raison.
— Et ce soir, tu me présentes ta cousine.
— Je vais réserver la crêperie.
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