77. Mea Culpa
C’était curieux en regardant la maison de ma mère de me rendre compte que je n’y vivais plus. Autant je craignais la confrontation entre Arcan et ma génitrice, autant j’étais impatiente de retrouver l’odeur et les murs de la maison.
Je savais que ma mère nous avait vus arriver. Dès qu’il y avait une voiture dans le quartier, elle jetait un œil par la fenêtre. Pourtant, elle ne vînt pas nous ouvrir.
— Ça commence bien, soupirai-je.
Geisha rappela les règles que nous nous étions fixées.
— On ne parle pas des soirées poupées. On ne parle pas du tonton-papa.
Arcan redressa l’immense bouquet de fleur devant lui et appuya sur la sonnette. Maman ouvrit la porte et n’afficha aucun sourire. Arcan lui tendit le bouquet.
— Ces quelques fleurs pour enterrer la hache de guerre.
— Vous n’avez pas lésiné sur la quantité.
Elle s’éloigna sans nous faire la bise, sans nous inviter, alors je poussai mes deux amants à l’intérieur. L’odeur d’huile chaude et d’épices m’indiqua qu’elle nous avait préparé un poulet rôti avec des frites. Ma mère sortit un vase et me dit depuis la cuisine :
— Sers à ton maître et ta petite-amie ce qu’ils aiment.
Je leurs fis signe de s’asseoir sur le canapé. La table basse n’était pas apprêtée. Je sortis du buffet à alcool les innombrables bouteilles de ma mère. Elle vint vers nous et Arcan lui sourit :
— Comme je doute qu’un homme vive ici, je devine que nous avons les mêmes goûts en matière de whisky.
— Vous saurez quoi m’offrir pour mon anniversaire. Sers-m’en un, ma chérie. Et sors des amandes et des noix de cajous.
Elle s’assit dans le canapé alors je répliquai :
— Oui, maîtresse.
Arcan se retint de sourire en regardant le tableau accroché au mur. Geisha masqua son menton dans le col de son t-shirt et ma mère de contenta d’ignorer froidement leur réaction. Ils attendirent que j’eusse servi tout le monde et Arcan leva son verre.
— Agathe, merci de nous recevoir tous les trois. Nous tenions à vous rencontrer, surtout moi, en dehors du contexte habituel, pour vous présenter mes excuses.
— Vraiment ?
— Je suis sincèrement ennuyé d’avoir laissé croire à l’Impératrice que vous aviez saccagé mon appartement. Je ne lui jamais dit que c’était vous, mais je ne lui ai jamais dit que ça n’était pas vous, tout comme je l’ai fait avec Laëtitia. Pour cela je vous prie d’accepter mes plus humbles excuses.
Elle présenta son verre de whisky, elle regarda droit dans les yeux en l’entrechoquant avec celui d’Arcan.
— Je veux bien vous pardonner ça, mais uniquement ça.
— Vous ai-je causé d’autre tort ? Sinon quelques moins-values sur vos gains ?
— L’argent, ça fait partie du jeu. — Elle s’adossa. — A moins que vous me rendiez ma fille, nous aurons toujours un point de discorde.
— C’est vous qui me l’avez offerte.
— Pour en faire une poupée, un mannequin, pas un objet sexuel.
Piquée au vif, je répliquai avec colère :
— Tes poupées se prennent des doigts dans le cul et des tentacules dans la chatte. Pourquoi ça devrait en être autrement pour moi ?
— Il y a une différence entre le spectacle et la soumission au quotidien à un homme.
— Je ne suis pas soumise. Muse est un personnage, et…
— Ma chérie…
— … Et je n’appartiens à personne, surtout pas à toi. Donc Arcan pourra difficilement te rendre le Gremlin que tu lui as prêté. Maintenant, si tu veux me voir en dehors des soirées, tu dois accepter que j’ai suivi tes conseils. J’ai trouvé un travail, et je ne vis plus sous ton toit. C’est ça que tu voulais ? Que je m’émancipe ? Maintenant que je suis plus là, tu voudrais que je revienne ? …
— Non, mais…
— … Puis tu voudrais peut-être aussi que tout redevienne comme avant ? Que je continue à croire que mon père est une éprouvette, alors qu’il habite deux lotissements plus loin ?
— Evidemment, non.
— Comment t’as pu me cacher ça si longtemps ? Que t’aies pas voulu que Tata sache que Tonton l’avait fait cocue, je peux comprendre. Elle en aurait voulu qu’en à toi. Mais moi, quoi ? À vingt-et-un ans, je ne suis pas encore assez mature pour le savoir ? Je n’ai pas le droit de savoir qui est mon père ? Pas le droit de savoir que j’ai une sœur ? Pas le droit de choisir avec qui je couche ? Non ? Bien sûr que non ! Je peux défiler à poil au milieu d’un groupe de pervers friqués, me faire lécher jusqu’à plus soif par des poupées, mais surtout pas coucher avec mon façonneur ? Tu ne peux quand même pas critiquer qu’Eugène ait payé Anh pour me séduire ? T’étais bien contente d’avoir raison quand tu m’as vue la lécher ? Comment ça se passe quand tu rentres…
— Laë…
— … après une soirée ? Tu repasses les vidéos et les photos sur ton portable ? Tu te tripotes sur le canapé ou dans ton lit quand tu…
Geisha se leva et présenta ses deux mains pour m’inviter à me calmer.
— Mon cœur, respire.
— Non, je ne respire pas ! aboyai-je. C’est moi qui me suis sentie forcée de devenir poupée ! C’est moi qui me suis retrouvée à poil chez un inconnu, complètement terrorisée et à qui après on te reproche d’être amoureuse ! Il n’y a jamais rien qui la satisfait ! Trouve un travail, mais pas caissière, ce n’est pas assez bien pour toi ! Arrête de vivre sur mon dos, mais ne va pas vivre ailleurs ! Va faire des exhibitions porno, mais qu’avec des filles ! Laisse-toi maquiller à poil par un façonneur, mais ne le laisse pas te toucher !
Ma mère sentant que j’avais enfin dit tout ce que j’avais sur le cœur, répliqua :
— Pas un façonneur qui te manipule.
— Bah oui ! C’est facile à dire pour une femme qui me manipule depuis la naissance en me faisant croire que mon père est une éprouvette belge ! Et me menacer de me virer de la maison si je ne vais pas me désaper devant un mec que je ne connais ni d’Êve ni d’Adam, ce n’est pas de la manipulation ? Balaie devant ta porte, Maman !
Je jetai le verre à ses pieds, et il se brisa sur le carrelage. Sentant mes yeux s’inonder, je m’en allai vers l’escalier et montai à ma chambre. Je m’assis sur mon lit d’adolescente. Je laissai les larmes ruisseler. Après cinq minutes, Geisha et Arcan passèrent doucement la porte et la refermèrent en silence. Ils s’assirent de chaque côté de moi et Geisha me dit :
— On ne savait pas lequel de nous deux tu avais envie pour te réconforter, alors nous sommes montés tous les deux.
La main d’Arcan se perdit sur ma nuque. Je reniflai :
— Je suis désolée.
— On pensait que ça risquait de clasher entre Eugène et Agathe, mais là, tu nous as tous surpris, dit Geisha.
— Oui, je me suis laissée emporter.
— Malgré ce qui s’est passé, j’entends que les choses sont claires entre nous, dit Arcan d’une voix posée. Mais il y a peut-être quelque chose de plus ancien à traiter entre toi et ta mère. Tu devrais descendre discuter avec elle.
— Chaque fois qu’on discute, elle n’écoute pas. Elle ne se rend pas compte que je ne suis pas comme elle.
— Essaie une dernière fois, proposa-t-il.
— C’est parce que c’est toi qui me le demandes.
— Et moi. J’ai faim, moi, sourit Geisha. Ça sent bon le poulet, ça serait dommage de gâcher. Courage.
Ses lèvres se posèrent sur ma bouche, alors j’embrassai Arcan et me levai. Je quittai la chambre, descendis les escaliers et retrouvai ma mère qui se remplissait un second verre de whisky au-delà de sa moitié.
— Tu sais bien que tu vas finir bourrée.
— Il faut bien pour oublier que ma fille unique me déteste.
— Je ne te déteste pas. Mais tu demandes des excuses à un homme alors que c’est à toi de m’en présenter.
— Pourquoi ?
— Pour Papa.
— C’est plutôt à ma sœur que je devrais présenter des excuses. Mais ça m’a toujours plu qu’elle ne sache pas qu’elle était cocue. Je n’ai pas de regret.
— Je te parle de t’excuser de me l’avoir caché !
— Tu vas t’en remettre.
J’étais abasourdie par un tel détachement.
— Tu ne veux pas que je te déteste, et tu fais tout pour.
— Je ne vais pas m’excuser après vingt ans ! J’ai fait le choix de ne rien dire. Je voulais une fille à moi, rien d’autre. Et tu n’aurais jamais dû l’apprendre.
— Tu te rends compte quand même de ce que ça m’a fait de ne pas connaître le nom de mon père ?
— T’as très bien grandi sans et t’es une jeune femme normale. Vraiment, ma chérie, ça ne change rien.
— Tu ne dirais pas ça si t’avais fait un peu attention, si t’avais accepté une seule fois qu’on parle de sujet. Non, t’as toujours écarté le truc. C’était une éprouvette, point-barre et t’es la plus jolie fille du monde. Tu crois qu’à chaque fois que je t’ai posé la question de si on pouvait connaître son nom, j’avais envie d’entendre le même refrain ? Tu n’écoutes jamais les gens, sauf quand ça te permet de les manipuler, c’est ça la vérité. Je ne peux pas te détester, Maman. J’ai trop de bons souvenirs de mon enfance, et je ne veux pas qu’on se fasse la gueule tout le reste de notre vie. T’as peut-être été la plus garce des mères quand tu m’as présentée à Eugène, mais je vis une histoire d’amour exaltante, alors comment je pourrais t’en vouloir ? Je veux juste que t’acceptes les graines que t’as semé. Que tu acceptes ma vie avec Anh et Eugène, qu’on puisse avoir une relation normale. T’as raison, ne t’excuse pas, ça ne changerait rien. T’as jamais assumé une seule erreur, donc pourquoi aujourd’hui ?
— Parce que je considère que ce n’est pas une erreur.
— Tu vois ? Y a que ton point de vue qui compte. Tu sais de quoi je rêve ? qu’Anh et moi nous ayons des enfants d’Eugène. Et qu’à leurs anniversaires et à Noël tu viennes les gâter.
Elle lâcha un rire amusé.
— Tu me vois grand-mère ?
— Ça arrivera un jour. Peut-être seulement dans dix ans, et…
— Jamais si ce sont ses enfants à lui.
— Pourquoi ?
— C’est un manipulateur.
— Il est comme toi, ça te rend jalouse.
— Tu seras déçue…
— Non. Je suis une femme avertie, maintenant. Et très sincèrement, il est très différent de toi. Tu manipules par égoïsme. Lui, c’est pour jouer. J’ai confiance en notre avenir. Tant pis, tu ne verras pas nos enfants.
— Laëtitia, tu es jeune. Votre histoire a quelques semaines, et tu parles d’enfants…
— Et même ? Si ce n’est pas de lui, ça sera un homme. Je ne ferai pas d’enfant sans père.
— T’as Geisha pour l’élever. Deux mères, ça suffit.
— Ça fait quelques semaines entre moi et Anh, et tu parles déjà d’enfants ? m’amusai-je.
Son visage afficha l’agacement.
— Je t’ai très bien éduquée toute seule.
— Je le reconnais. Jusqu’à il y a quelques semaines. Je vois bien que t’es braquée, que t’es énervée parce que le secret de ma conception t’a échappé, parce que t’as l’impression qu’Eugène a gagné. Alors qu’en vrai, il n’y a pas de raison d’avoir de la rivalité. Il y a un mois, il était un façonneur en devenir que tu soutenais. Alors on va te laisser digérer. Un week-end sur deux, je ferai le déjeuner dominical chez les parents d’Arcan, et un week-end sur deux chez les miens. Je serai là ou il y a mon père et ma sœur, tu seras la bienvenue. Sauf si c’est toi qui me détestes au point de plus vouloir me voir.
— Je t’aime de tout mon cœur.
— Prouve-le. Eugène a fait l’effort de venir présenter ses excuses, lui il a prouvé qu’il tenait à moi.
— Tant que t’es fraîche.
— T’as une opinion des hommes qui n’est que le reflet de ta propre façon de penser. Aurevoir, Maman.
Je remontai les escaliers. Dans ma chambre, Arcan était allongé et caressait le dos de Geisha, couchée contre son buste.
— On rentre.
Ils se redressèrent.
Nous repassâmes devant le salon. Ma mère ne dit pas un mot, mais je n’étais pas inquiète, plutôt soulagée. J’étais soulagée d’avoir pu lui balancer une dernière fois toute la vérité à son sujet. Et j’étais sereine car je la connaissais. Elle reviendrait bientôt et ferait comme si de rien n’était. Jamais elle ne s’excuserait, jamais elle ne reviendrait sur le sujet. Tout comme le secret de mes origines, elle enfermerait cette dispute dans un coin de sa tête, et la laissera sombrer dans l’oubli. Je glissai mes mains dans la poche arrière des jeans de chacun de mes amants et demandai :
— On va manger vietnamien ?
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