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Quelques années s’étaient écoulées depuis qu’ Abigaël avait terminé le lycée et décroché son diplôme. Pourtant, cette après-midi-là hantait encore ses pensées. Autour d’elle, tout le monde semblait avoir tourné la page, s’abandonnant à l’illusion d’un présent apaisé. Mais la jeune femme, malgré les choix qu’elle avait faits, malgré son dévouement à ses responsabilités et à sa famille, restait prisonnière d’un « et si » douloureux. Et si cette tragédie ne s’était jamais produite ? À quoi ressemblerait sa vie aujourd’hui ?

Assise à une table d’un café, les mains enveloppant une tasse encore tiède, elle laissait son esprit vagabonder. Cela faisait si longtemps qu’elle n’était pas retournée à l’hôpital. Depuis le transfert, les visites s’étaient raréfiées, chaque déplacement devenant plus compliqué, plus douloureux. Elle se souvenait avec une précision cruelle de la dernière fois qu’elle l’avait vu, ce mélange d’espoir fragile et de désespoir résigné. Aujourd’hui encore, ce souvenir pesait sur son cœur comme une pierre qu’elle n’arrivait pas à soulever.

Elle avait pris l’habitude de suivre les actualités, presque machinalement. Depuis que sa famille avait remporté ce procès historique, le cours de la ville semblait avoir changé. Le paysage urbain s’était teinté de nuances brûlantes, d’orange, de noir et de rouge, comme si la ville elle-même portait les stigmates de cette victoire amère. Un climat de tension latente flottait dans l’air, parfois si lourd qu’il la poussait à réfléchir à ce que tout cela signifiait, à ce qu’ils avaient réellement gagné ou perdu. Mais aujourd’hui, Abi avait éteint les voix des journalistes, leur fracas incessant, pour se réfugier dans le confort de sa playlist préférée.

Seule dans un coin où elle ne venait que pour tuer le temps, elle cherchait du calme. Or, il n’y avait rien à faire, rien qui l’appelait, rien qui la retenait vraiment ici. Depuis qu’elle avait emménagé dans cette ville, elle vivait dans un entre-deux étrange, oscillant entre la volonté d’avancer et l’impossibilité de laisser derrière elle ce mystère qui la hantait encore. César. Ce nom vivait en elle comme un souvenir essentiel. Un souvenir vide qu’elle ne comblera sans doute jamais.

Cela faisait trois ans. Trois longues années. Trois hivers glacés qu’il reposait là, enfermé dans un sommeil artificiel, maintenu en vie par des machines. Trois années durant lesquelles elle avait espéré, lutté contre ce sentiment de faillite, sans pour autant réussir à le surmonter.

Elle poussa un soupir et jeta un regard distrait par la fenêtre. Les rues, familières et pourtant étrangères, portaient les marques du changement. Rien ne restait jamais tout à fait pareil. Même le festival du lycée, autrefois une promesse de chaleur et de lumière, avait perdu son éclat.

Elle se décida à quitter le café, payant son simple breuvage, un rituel presque mécanique, sans goût ni plaisir. S’enroulant dans une longue écharpe grise et enfilant son manteau épais, elle sentit le froid mordant de l’hiver s’emparer d’elle dès qu’elle mit un pied dehors. Chaque pas frôlait les pavés, chaque souffle de vent glaçait ses joues. Le décor hivernal avait cette beauté austère qui serrait le cœur autant qu’elle émerveillait.

Mais tout, absolument tout, lui rappelait cette invitation. La même période de l’année, les mêmes frissons. Le festival, le froid, l’hiver qui enveloppait la ville dans sa grisaille. Alors qu’elle avançait, un léger objectif perça la carapace qu’elle s’efforçait de maintenir.

Ainsi, elle continua son chemin sur le trottoir gelé, jusqu’à atteindre un petit magasin niché à l’angle d’une grande autoroute peu fréquentée à ces heures. L’établissement avait un charme discret, presque mélancolique : ses vitrines, parées de guirlandes électriques vacillantes, laissaient entrevoir des étagères débordant de bibelots, de jouets en bois, et de friandises enrubannées. Bien qu’il fût modeste, il regorgeait de tout ce qu’elle pourrait espérer trouver pour préparer un Noël en famille.

Abigaël poussa la porte d’entrée, un tintement de clochettes annonçant son arrivée. Une douce chaleur, légèrement asséchée par l’air conditionné, l’enveloppa aussitôt. Chaque année, sa famille se retrouvait dans la vaste demeure familiale pour célébrer les fêtes, une tradition qui consistait à tirer au sort des cadeaux soigneusement choisis par chacun. C’était une habitude qui, autrefois, remplissait son cœur d’une joie simple et réconfortante. Mais cette fois, alors qu’elle arpentait les allées, une question s’insinuait dans son esprit : cette tradition n’était-elle devenue qu’une façade, un écran de fumée pour masquer les fissures qui s’étaient creusées cette année ?

Elle s’arrêta devant une étagère où s’alignaient des boîtes de chocolats ornées de rubans dorés, perdue dans ses pensées. C’est alors qu’un éclat de rire enfantin attira son attention. Une petite fille aux boucles brunes et aux joues roses courait maladroitement entre les rayons, ses petites bottes en caoutchouc tapant contre le sol carrelé. Derrière elle, une femme, sans doute sa mère, veillait d’un œil attentif tout en lui rappelant de ralentir.

L’enfant croisa son regard et, sans hésiter, lui adressa un salut joyeux de la main, ses yeux pétillant d’innocence. Un sourire se dessina malgré elle sur ses lèvres, mais au même instant, un pincement sourd lui traversa le cœur. Ce simple geste, empreint de pureté, éveillait en elle une pointe de nostalgie, où la magie des fêtes ne connaissait pas de poids, pas de douleur.

Les deux silhouettes s’éloignèrent bientôt vers d’autres rayons, la aissant seule face à son trouble. Elle inspira profondément, tentant de repousser cette étrange mélancolie. Le souffle froid vint effleurer sa nuque, la ramenant brusquement à l’instant présent. Une fois encore, elle avait laissé ses pensées la submerger. Pourtant, Noël approchait, et avec lui, l’impérieuse nécessité de prétendre, au moins pour un soir, que tout était encore possible.

Elle trottina jusqu’à un rayon coloré où s’alignaient des jouets sensoriels, des balles anti-stress, et des cubes qui tournaient doucement sur leurs axes. Parfait pour son petit cousin, pensa-t-elle. Elle se souvenait encore de son insistance. À chaque promenade, il répétait combien il voulait ce jouet précis, comme si cet objet minuscule pouvait apaiser l’effervescence de son esprit. Sa cousine, elle, semblait perdue dans cette ville trop grande, trop différente. Abigaël imaginait lui offrir quelque chose de local, un objet qui, en un coup d’œil, ancrerait ses racines dans ce lieu encore étranger. Elle voulait leur faire une surprise, leur offrir un peu de réconfort à travers ces gestes simples.

Mais l’embarras de choix l’écrasait. Elle arpentait les accès, tournait en rond, incapable de décider. Et c’est là qu’un employé, vêtu d’un tablier trop propre, l’accosta. Son sourire était large, artificiel, et son visage, marqué par une peau étrangement lisse et des yeux enfoncés, lui provoqua une étrange sensation d’inconfort. Abigaël détourna instinctivement le regard. Tout en lui la rebutait, comme si cet homme, malgré ses bonnes intentions, avait quelque chose de profondément déplacé dans sa manière d’exister.

Quand il ouvrit la bouche pour demander : « Puis-je vous aider ? », elle ne lui laissa pas le temps de continuer.

— Non, non, non, non, lança-t-elle.

Telle une incantation pour le faire disparaître, avant d’ajouter, avec un ton plus ferme : « Ça va ! »

Mais au fond, rien n’allait.

Tout s’effondra en elle à cet instant précis. Les rires des enfants dans sa tête, s’amplifiant à un point insupportable. Les visages lumineux des petits clients semblaient se déformer dans un flou grotesque, devenant des ombres autour d’elle. Les couleurs du magasin viraient à des teintes agressives, presque criardes, et la lumière blanche des néons, soudain trop forte, lui piquait les yeux.

Le sol tanguait sous ses pieds. L’air conditionné, qui jusque-là n’était qu’un souffle froid, devint une morsure glaciale sur sa peau, à un point tel que l’espace paraissait se refermer. Les mots de l’homme n’étaient plus qu’un bourdonnement lointain, un murmure parasite qui se mêlait aux cris imaginaires. Son cœur battait si vite qu’il lui semblait entendre chaque pulsation marteler ses tempes.

La panique monta, comme une vague incontrôlable qui l’engloutissait. Elle tenta de reprendre le contrôle, mais ce fut peine perdue. Les sons, les lumières, les odeurs sucrées de bonbons mêlées à celles plastiques des jouets, tout se heurtait en elle, jusqu’à ce qu’elle explose.

— Partez ! Partez ! PARTEZ ! hurla-t-elle de toutes ses forces, sa voix se brisant sous l’effort.

L’espace d’un instant, le temps sembla se suspendre. Le bruit du magasin, les allées et venues des clients, tout devint étrangement silencieux. Puis, comme un ressort qui se détend, tout revint à la normale. L’homme avait reculé, décontenancé, mais ne prononça pas un mot. La jeune femme, quant à elle, vacilla sur ses jambes, ses genoux prêts à céder sous le poids de son corps et de sa crise.

Elle parvint à rester debout, respirant avec difficulté, avant de se diriger, presque en titubant, vers les toilettes. Là, elle ouvrit le robinet d’eau glacée et plongea ses mains tremblantes sous le flot. Elle éclaboussa son visage à plusieurs reprises, prêt à se gifler avec l’eau froide pour se créer un semblant de lucidité.

Le miroir lui renvoyait l’image d’une femme à bout de souffle, ses cheveux légèrement collés à son front, ses joues rougies par l’effort. Elle s’agrippa au bord du lavabo, ses doigts blanchis par la tension.

— Rien ne va… murmura-t-elle la voix brisée, un écho dans cet espace confiné.

Elle ferma les yeux, laissant quelques gouttes d’eau s’échapper de son menton, et tenta de se convaincre qu’elle pouvait encore faire semblant.

Abigaël reprit lentement le contrôle, les gouttes glacées sur son visage traçant des sillons d’eau froide jusqu’à son cou. Elle se redressa, inspira profondément, et murmura une phrase à peine audible, une sorte de mantra improvisé pour se remettre en mouvement : « Allez, tiens bon ma grande. Tu peux le faire. Tu as déjà affronté tout ça. Sois forte. Écoute les conseils de la psy. »

Elle quitta les toilettes d’un pas rapide, le regard encore un peu flou mais déterminé. Sans plus réfléchir, elle saisit sur les étagères les deux cadeaux qu’elle avait en tête depuis le début : une balle sensorielle et un objet décoratif représentant un monument emblématique de la ville. Peu importe si ce n’était pas parfait, il fallait qu’elle sorte de cet endroit.

À la caisse, elle se força à garder une contenance. L’employée, une jeune femme au visage doux, ne semblait pas avoir remarqué son trouble précédent, ce qui lui donna un maigre répit. Mais alors qu’Abigaël posait les articles sur le comptoir, son sac vibra contre son dos. Elle sursauta légèrement.

Son téléphone. Un appel. Le numéro s’afficha brièvement sur l’écran : inconnu, mais familier. Trop familier. Une chaleur oppressante monta soudain dans sa poitrine tandis qu’elle glissait son doigt pour décrocher. Une voix, presque irréelle, s’éleva à l’autre bout du fil. Cette voix, elle la connaissait par cœur. Elle aurait pu la reconnaître parmi mille, même dans une cacophonie.

Abigaël resta d’abord muette, une boule dans la gorge, mais ses gestes devinrent instinctifs, presque mécaniques. Elle attrapa un post-it et un stylo sur le comptoir, griffonnant rapidement une adresse tremblante avant de tendre le papier à la caissière.

— Envoyez-les là, je vous en prie, dit-elle d’une voix précipitée.

Elle sortit un billet de 100 euros de son portefeuille et le posa avec insistance.

— Gardez la monnaie, ajouta-t-elle, déjà à moitié tournée vers la sortie.

Tout du long, son téléphone était pressé contre son oreille, ses lèvres serrées, ses yeux écarquillés d’un mélange d’étonnement et d’urgence. Elle murmura quelques mots brefs dans le combiné avant de conclure d’un ton ferme : « J’arrive tout de suite. »

Dès qu’elle franchit la porte, l’air glacé de l’extérieur la frappa comme une claque, mais elle ne ralentit pas. Elle accéléra même, ses pas devenant une course presque désordonnée sur les pavés humides. Ses cheveux flottaient derrière elle, son écharpe se desserrant peu à peu.

Elle semblait chercher un taxi, ou peut-être un arrêt de bus, ses yeux balayant frénétiquement la rue. Mais rien ne semblait suffire à son impatience. Elle courait presque comme si elle pouvait se rendre à destination par la seule force de sa volonté.

Son visage avait changé. Il n’exprimait plus la torpeur ou la panique d’avant. C’était autre chose, une intensité inexplicable, une fièvre intérieure qui illuminait ses traits et la propulsait en avant. Elle ressemblait à une flamme prise dans un vent furieux, brûlant d’un mélange de crainte, d’espoir, et d’une urgence qu’elle ne savait elle-même nommer.

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