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Le Royal Maiden Hospital se dressait comme une forteresse de verre et d’acier, ses façades réfléchissant un ciel gris lourd de menaces hivernales. Spécialisé dans la recherche médicale, c’était un lieu où s'harmonisait espoir et désespoir. À l’intérieur, les couloirs s’étendaient tels des labyrinthes cliniques, illuminés par une lumière blanche et froide, presque aseptique. L’air y portait cette odeur caractéristique de désinfectant, mélangée à celle, plus subtile, des pages feuilletées de dossiers médicaux.

La demoiselle avançait dans cet univers impassible. À chaque pas sur le sol carrelé, son cœur semblait vouloir échapper à sa poitrine. Revenir ici, dans cet endroit chargé de souvenirs et de non-dits, n’avait pas été une décision facile. La réalité de ces murs la frappait avec plus de force que prévu. « Pourquoi maintenant ? », se demandait-elle. Mais au fond, elle connaissait la réponse. La voix au téléphone, désespérée, entrecoupée de sanglots, avait tout balayé sur son passage, l’obligeant à agir sans réfléchir.

En pénétrant dans l’aile des essais cliniques, un étrange calme la saisit. Le hall d’attente était vaste mais presque désert. Quelques infirmières passaient silencieusement, poussant des chariots chromés chargés d’équipements, tandis que deux chercheurs échangeaient des notes à voix basse dans un coin. Hormis ces silhouettes éparses, l’endroit semblait glacé dans une quiétude pesante, comme suspendu dans l'espace.

Elle s’arrêta un instant, cherchant à reprendre son souffle. Ses doigts tremblaient légèrement lorsqu’elle resserra l’écharpe grise autour de son cou. Puis elle leva les yeux et vit, au bout de l’espace d’attente, une silhouette assise sur une des banquettes en plastique rigide.

La dame n’était pas seule dans la pièce, mais c’était comme si elle l’était. Son dos voûté, ses épaules affaissées, tout en elle criait un épuisement qui transcendait la simple fatigue physique. Devant elle, une boule de papier chiffonné reposait dans ses mains tremblontantes, et chaque pli semblait imprégné de larmes. Le silence de ses sanglots contenus pesait dans l’air.

Une infirmière de service derrière le comptoir, bien que présente, paraissait presque hors de ce tableau. Elle parcourait distraitement un classeur, ses gestes automatiques, sans urgence. Peut-être était-ce un jour calme, ou peut-être que cet étage, réservé aux cas les plus graves, ne voyait jamais beaucoup de visiteurs.

La jeune femme, malgré elle, sentit ses jambes fléchir légèrement. Elle voulait avancer, dire quelque chose, mais les mots lui manquaient. Pourtant, elle fut tirée de son immobilité par un mouvement imperceptible. La dame assise avait levé les yeux, et leurs regards se croisèrent.

Avant même qu’Abigaël ne puisse réagir, elle sentit deux tendres bras l’enlacer. Une étreinte, maladroite et chevrotante, mais profondément sincère. La voix qui suivit, presque un murmure, était chargée d’émotion brute, chaque mot s’accrochant à un souffle fragile.

— Il s’est réveillé.

Abigaël ne répondit pas. Son corps toujours figée, mais son esprit semblait éclater en mille fragments. Les mots se heurtaient en boucle dans sa tête, brisant une à une les barrières qu’elle avait érigées pour se protéger. Elle ne savait quoi penser, ni quoi prononcer. Lentement, elle posa une main sur l’épaule de son interlocutrice, réalisant qu’elle n’était qu’à un souffle de laisser, elle aussi, ses larmes couler. Mais pour l’instant, elle tenait bon. Juste assez pour rester debout, juste assez pour comprendre que ce moment, si fragile, allait tout changer.

Elle vacillait sous le poids des émotions qui s’échappaient de son contrôle. Elle bégaya des mots précipités, incohérents, mais portés par une urgence presque enfantine :

— Comment il va ? Il va bien ? Il... il n’a rien ?

Sa voix tremblait, prise dans un entrelacs de peur et d’espoir, et les mots se succédaient sans ordre, chaque question se répétant comme si en poser davantage pouvait effacer le doute. Elle ne remarqua pas ruisseler les larmes sur ses joues, ni ses mains moites qui agrippaient le corsage de la femme devant elle, le tachant légèrement de cette sueur née de l’angoisse.

Celle-ci, visiblement épuisée elle aussi, esquissa un sourire faible mais bienveillant. Elle posa doucement sa main sur celle d’Abi, un geste instinctif pour calmer la tempête qui grondait en elle.

— Tout ira bien, mon enfant, murmura-t-elle d’une voix presque éteinte.

La fille sentit ce contact comme une ancre dans un océan déchaîné. Elle se mit à hoqueter, ses sanglots devenant plus évidents, et la femme semblait sur le point de parler, sans doute dans la bonne grâce de lui offrir ces réponses qu’elle attendait désespérément. Mais avant qu’elle n’en ait le temps, une voix masculine s’éleva derrière elles.

— Madame Oswald ?

Abigaël se retourna brusquement, croisant le regard d’un médecin qui avançait à grands pas vers elles. Il portait une blouse immaculée et une expression neutre, maîtrisée, mais il y avait dans son regard une pointe d'effroi, comme s’il portait sur ses épaules plus qu’il ne pouvait en dire. Lorsqu’il reconnut la nouvelle venue, il s’arrêta en bref, souriant de manière formelle.

— Oh ! Bonjour, mademoiselle Graham… Veuillez me suivre, Madame Oswald.

La femme à ses côtés, Madame Oswald, serra ses mains avant de hocher de la tête. Elle sembla hésiter, comme si elle voulait dire quelque chose d’important, mais le moment lui échappa. Tout ce qu’elle parvint à articuler fut un murmure doux et empreint de sollicitude :

— Prends soin de toi, ma fille. Je reviendrai.

Et puis, en quelques instants, elle disparut derrière le clinicien, laissant Abigaël seule dans le vaste couloir.

Le silence qui s’installa alors était presque insupportable, amplifié par l’écho des pas s’éloignant. Abigaël statufiée, ses bras tombant mollement le long de son corps, ses mains encore humides, clignait des yeux plusieurs fois. La pauvre essayait tant bien que mal de comprendre ce qui venait de se passer, mais tout restait flou, comme si son esprit refusait d’assembler les pièces du puzzle.

Le vide autour d’elle devint une réalité. Elle se sentit minuscule, perdue dans un espace trop grand, trop froid. Le murmure distant des infirmières, le grincement d’un chariot métallique, le bourdonnement feutré des machines… Tout cela formait une mélodie étrange, presque irréelle, qui ne faisait qu’accentuer son sentiment d’abandon.

Elle voulait pleurer encore, crier peut-être, mais ses émotions étaient comme suspendues, piégées dans un étau. Les seuls mots qui gardaient son esprit encore intact étaient ceux de Madame Oswald : « Prends soin de toi. » Mais comment pouvait-elle le faire alors que tout semblait s’effondrer et se recréer autour d’elle ?

Elle se laissa glisser contre le mur vert pastel, s’asseyant sur le sol glacé du couloir. Là, seule avec ses pensées tourbillonnantes, elle attendait. Pour quoi, elle ne savait pas exactement. Mais une part d’elle espérait, de manière presque déraisonnable, que la prochaine personne qui franchirait ce couloir lui apporterait enfin des réponses ou, au moins, un semblant de soulagement.

Car, en dépit de tout, César Oswald s'éveilla de son coma après plus 3 ans 1 mois et 12 jours.

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