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Alors que les décors resplendissants et les premiers éclats du feu d’artifice illuminaient l’extérieur, l’intérieur du bâtiment principal du lycée baignait dans une semi-obscurité. Abigaël, errait à travers les couloirs presque déserts, en quête désespérée d’un adulte qui pourrait l’aider. Elle avait une idée floue de ce qu’elle cherchait, mais son esprit était trop embrumé pour s’arrêter et réfléchir.
Soudain, elle tomba nez à nez avec son professeur principal, qui venait de quitter un couloir adjacent.
—Madame… Vivi ! elle est là ? Ma prof d’art, je veux dire..., balbutia-t-elle.
Elle oublia momentanément qu’elle aurait pu demander directement à son interlocuteur ce dont elle avait besoin.
L’homme, visiblement perplexe, lui répondit calmement :
—Elle est probablement dans la salle des profs. Mais...
Abigaël ne lui laissa pas le temps de finir, le remerciant à peine avant de repartir en trombe, montant deux marches à la fois en direction du second étage. La lumière froide de son téléphone éclairait faiblement son chemin tandis qu’elle se frayait un passage à travers l’ombre des casiers et des portes closes.
En atteignant enfin la salle des professeurs, elle poussa la porte entrouverte et balaya rapidement la pièce du regard. Là, assise sur une table impeccablement rangée, se trouvait sa professeur d’art.
La femme, plongée dans une aura à la fois mystérieuse et captivante, tenait une cigarette entre ses doigts. Son visage angélique était adouci par la lueur vacillante des feux d’artifice qui explosaient au loin, éclairant par intermittence la salle plongée dans le noir. Ses cheveux noirs, d’une longueur indécise mais parfaitement maîtrisée, encadraient son visage avec une élégance sans effort. Malgré son corset masculin soigneusement ajusté, chaque détail de ses lèvres fines au geste délicat avec lequel elle expulsa une volute de fumée, soulignait une féminité magnétique.
Il fallut quelques secondes à l'enseignante pour remarquer la présence de son apprentie. Lorsqu’elle le réalisa, un éclair de gêne passa fugitivement sur son visage. Écrasant la cigarette dans le cendrier avec une nervosité qu’elle s’efforça de masquer à l'aide d'une quinte de toux, elle se redressa lentement, sa voix grave et posée rompant le silence.
—Oh, Abigaël... Qu’est-ce que tu fais ici, ma belle ? Ce n’est pas une heure pour traîner dans les couloirs.
La déléguée n’hésita pas une seconde. Ses paroles jaillirent avec une urgence presque brute :
—J’ai besoin de vous... C’est César. Je crois qu’il lui est arrivé quelque chose. Je... je ne sais pas quoi faire.
La trentenaire, tout en glissant machinalement la main dans sa poche pour récupérer une autre cigarette, s’arrêta net. Le regard grave, elle referma doucement la boîte métallique avant de la reposer sur la table, manifestement décidée à garder son calme devant l’évidente panique de son élève.
Elle se dirigea lentement vers la fenêtre, d’où elle pouvait observer les festivités dans la cour. La silhouette éclairée par les explosions de couleurs semblait à la fois réconfortante et imposante. Abigaël la suivit d’un pas hésitant, son cœur encore orphelin de sa normalité.
—Explique-moi, Abigaël. Calme-toi et dis-moi ce qui se passe.
Dehors, les éclats illuminaient la nuit. Mais pour une certaine enfant, le poids intérieur qu’elle ressentait menaçait d’étouffer ces lueurs éphémères. Elle inspira profondément, cherchant à organiser ses pensées. Chaque seconde marquée par le tic-tac lointain d’une horloge invisible.
Seulement brisé par le crépitement lointain l'interruption. réveilla la fille qui cherchait encore ses mots, mais sa peur était plus forte que sa raison. Enfin, elle se lança, la voix brisée par l’angoisse :
—Est-ce que… est-ce que le festival s’arrêterait si… si un élève du lycée avait un accident ?
La pédagogue qui fixait l’horizon par la fenêtre, détourna lentement les yeux vers son élève. Elle prit une profonde inspiration avant de répondre, sa voix calme mais ferme :
—Non, Abi.
Le cœur de la demoiselle rata un battement. Elle s’avança d’un pas, cherchant désespérément une explication.
—Pourquoi ? insista-t-elle, les larmes montant à ses yeux.
Son interlocutrice se tourna complètement vers elle, ses mains croisées devant elle comme pour se donner contenance.
—Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne, Abi. On ne peut pas juste dire à tout le monde d’arrêter parce que… parce qu’on suppose qu’il s’est passé quelque chose. Rien n’est confirmé à ce que je vois.
Elle se sentit frappèr et un peu trahi, telle une gifle que lui assenait la personne pour qui elle vouait un profond respect. Elle secoua la tête, incapable de contenir ses émotions.
—Mais… on parle d’un potentiel suicide, non ? Peut-être de l’un de vos élèves ? L’un des nôtres, un fils de ce lycée ! Et on va… on va rester là, à s’amuser comme si de rien n’était ? Vous trouvez ça normal ? Vous trouvez cela juste ?
Sa voix se brisa sous le poids de ses larmes, alors qu’elle essayait de continuer.
—Vous savez… on parle toujours d’un potentiel, d’un peut-être. Mais s’il n’y avait aucun doute ? S’il s’agissait vraiment de lui ? Et que nous… qu’on n’ait rien fait, rien vu ? Je… je ne peux pas y croire. Professeur, dites-moi que ce n’est pas vrai. Dites-moi que ce n’est pas lui.
Son intonation se fit presque un murmure, chargé de désespoir :
—Parce que sinon… sinon je vais rester avec cet espoir vide toute ma vie.
La démunie éclata en sanglots, enfouissant son visage dans ses mains tremblantes. Elle pensait à toutes les possibilités, à tous les moments où elle aurait pu faire quelque chose, dire quelque chose. La culpabilité, bien qu’irrationnelle, pesait sur ses fines épaules.
La dame s’approcha d’elle, tendant une main bien que hésitante, avant de l’attirer doucement dans ses bras. La lycéenne se laissa aller, ses larmes imbibant le col de son maillot. Un calme posée mais empreinte d’une sincérité rare, la ramenait doucement à la vérité :
—Abi, écoute-moi. Les gens dehors… ils ne savent pas. Et peut-être qu’ils n’ont pas besoin de savoir. Pas maintenant.
Elle recula légèrement pour croiser le regard rougi de son élève, essuyant délicatement les larmes sur ses joues avec son pouce.
—Ça ne veut pas dire qu’on ne fait rien. Mais tu dois te rappeler une chose : toi non plus, tu ne le connaissais pas. Pas encore… Pas assez, afin de t'en vouloir ainsi. Et tu te fais du mal en imaginant le pire avant d’avoir des réponses.
Abigaël hocha faiblement la tête, bien qu’une partie d’elle refusait encore d’accepter ces paroles.
« Mais… et si c’était vrai ? Et si c’était vraiment lui ? » murmura-t-elle.
Et pour la première fois, l'artiste laissa son masque de calme se fissurer. Elle soupira, ses yeux reflétant une tristesse qu’elle avait longtemps appris à cacher.
—Si c’était vrai, alors nous y ferons face, ensemble. Mais pour l’instant, Abi… ce qu’il te faut, c’est respirer. Prends ce moment pour toi, même si c’est difficile. Parce que tu ne pourras rien faire si tu te laisses submerger par cette peur.
Les mots se susurraient dans la pièce, accompagnés par un éclat de feu d’artifice qui illuminait toujours d'un instant à l'autre leur silhouette.
Sa respiration, bien qu’encore saccadée, retrouvait peu à peu un rythme plus stable. La professeure, cherchait la meilleure manière à répondre aux interrogations de la jeune fille sans aggraver son état émotionnel.
—Vous… vous ne pouvez pas savoir ? reprit Abigaël d’une voix tremblante, n’avez-vous pas accès aux numéros des proches à contacter ?
Celle-ci secoua doucement la tête, son expression neutre masquant un soupçon de gêne.
—Non. Ce n’est pas nécessaire pour le moment. Il suffit d’attendre.
Attendre ? Comment pouvait-on simplement attendre dans un moment pareil ? Ses yeux s’écarquillèrent, et sa voix, d’abord hésitante, monta soudain d’un ton.
—Attendre ?! Mais je ne suis pas venue ici pour attendre !
Un éclair illumina la pièce à travers la fenêtre, projetant brièvement une lueur blafarde sur le visage dur de la professeure. L’orage, jusque-là lointain, semblait se rapprocher. La grande dame soupira, le regard tourné vers l’extérieur, avant de répondre calmement :
—L’information date de combien de temps ?
—Deux heures ! répondit Abigaël, sans hésitation.
La professeure se redressa, les bras toujours en croix avec une lenteur calculée.
—Alors, cela ne devrait pas tarder.
Abigaël fronça les sourcils, confuse.
—Quoi ?
Avant que la professeure n’ait pu élaborer, des bruits de pas précipités retentirent dans le couloir. Les deux femmes tournèrent la tête simultanément vers la porte, juste avant que Thomas, essoufflé, n’apparaisse. Son visage trahissait une tristesse, une émotion qu’Abigaël n’était pas prête à affronter.
Il n’eut même pas besoin de parler. L’expression qu’il portait suffisait à révéler ce qu’elle refusait de croire.
—J’ai… J’ai eu sa mère au téléphone, annonça-t-il d’une voix rauque, comme étranglée, il a eu un accident. Son état est… grave.
Le tonnerre gronda au loin, comme pour souligner la brutalité de la révélation. À cet instant, la pluie commença à tomber, de lourdes gouttes martelant les fenêtres. Tout s’effondrait autour d’Abigaël. Mais étrangement, elle, non.
—Nous étions sur le point de partir pour l’hôpital, ajouta Thomas, brisant le silence.
Sans réfléchir, sans même prendre le temps de mesurer ses paroles, l'enfant se redressa.
—Je vous accompagne.
Elle quitta les bras réconfortants de son amie, son regard fixe et déterminé, ignorant même les quelques larmes qui perlaient encore sur ses joues. Sa mentore la regarda partir, un léger sourire mêlé d’incrédulité aux lèvres.
—Les jeunes, je vous jure, murmura-t-elle, presque amusée par cette impétuosité.
Elle récupéra ses affaires, saisit son manteau et s’élança à leur suite. En traversant le couloir, elle aperçut par les fenêtres la pluie s’intensifiant, tambourinant contre les vitres comme pour marquer l’urgence de la situation.
Lorsqu’elle sortit enfin, son regard se posa sur son élève, légèrement en retrait près du groupe, le visage illuminé par l'écran de son téléphone. Elle hésitait ,refusant un appel avec une expression confuse.
Parapluie en main, madame Falkreath s’approcha, un mélange de pragmatisme et de douceur dans l’attitude.
—Vous avez toutes vos affaires ? demanda-t-elle.
Elle scrutait les visages des jeunes, sa question dirigée à la fois vers le groupe et vers Abigaël.
—Oui, ça va, répondit Abi, d’une voix presque absente, J’ai demandé à Bianca de les garder.
Voyant l’état visiblement nerveux de son élève, elle posa une main rassurante sur son épaule, un geste qui semblait dire : Je suis là.
—Reste près de moi, on ne va pas laisser la pluie t’achever.
Sous la protection du parapluie, l'adolescente restait silencieuse, l’esprit ailleurs, mais le geste de sa professeure l’apaisa un peu.
—Allez, on y va ! déclara cette dernière, Et magnez-vous, avant qu’on soit trempés. »
Ils s’élancèrent tous ensemble vers le chemin l’hôpital, le bruit de leurs pas se mêlant au martèlement de la pluie. Ils étaient munis de parapluies noirs comme à un au revoir. Aussi, dans cette marche effrénée, entre le tumulte de la tempête et l’espoir fragile qui les portait, une ange le sentait, pour la première fois depuis des heures, que l’attente allait bientôt céder sa place à des réponses.
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