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Le RER filait dans la nuit, oscillant au rythme des rails, laissant derrière lui une traînée de lumière floue sur les paysages assombris. Vivianne Falkreath, debout dans l’allée, fixait la vitre d’un air absent. La lueur froide de la cabine éclairait son visage, encadré par ses cheveux noirs soigneusement coiffés, mais légèrement désordonnés par l’humidité de la soirée. Une main agrippait fermement la barre métallique, comme pour se donner un point d’ancrage.

Elle observait Abigaël, assise sur le siège près d’elle, les traits tirés par l’inquiétude et la fatigue. Des cernes naissaient sous ses yeux rougis, preuve des émotions tumultueuses qui l’avaient traversée ces dernières heures. Pourtant, même dans cet état, il y avait en elle une sorte de fragilité éclatante, une lumière vacillante mais tenace, qui ne pouvait qu’éveiller un écho dans l’âme de Vivianne.

Finalement, elle se pencha légèrement et posa une main délicate sur l’épaule de la jeune fille. Elle alla s'asseoir à côté d'elle.

—Viens,murmura-t-elle.

Elle l’attira doucement contre elle, la calant contre son épaule, offrant une chaleur discrète, presque maternelle. Abigaël résista un instant, mais la fatigue l’emporta, et elle se laissa aller, son souffle devenant plus régulier. L'enseignante sentit le poids de cette jeune âme s’abandonner à elle, et cela lui fit quelque chose, là, au creux du cœur, un pincement étrange et familier.

Elle se voyait en elle.

Autrefois, celle-ci avait eu cet air déterminé mais épuisé, ce regard qui criait une rage de vivre, malgré les tempêtes. Elle n’avait jamais eu la vie qu’elle aurait souhaitée. Pas de parents pour la guider, pas de cocon familial où se réfugier. Juste son grand frère, un homme à l’ombre imposante et bienveillante, qui l’avait élevée comme il pouvait avant que la vie ne le lui arrache.

Quand il était parti, elle n’avait pas pleuré, pas tout de suite. Elle s’était noyée dans le travail. Trois écoles à la fois : une école d’art, une école de commerce, et un cursus en éducation à RedCastle. Une tête brûlée, comme on l’appelait à l’époque, qui jonglait entre ses cours, ses petits boulots, et cette ambition vorace qui la consumait de l’intérieur. Toujours en retard, toujours essoufflée, mais toujours là, là où on ne l’attendait pas, là où on avait besoin d’elle.

Ses confrontations mémorables avec ses professeurs étaient devenues légendaires. Falkreath ne mâchait pas ses mots, et ses répliques fusaient avec une élégance tranchante. Ce charisme particulier lui avait valu un surnom parmi les élèves et même certains enseignants : Androgenis, un titre mêlant son allure androgyne et son esprit insoumis.

Elle s’habillait comme personne. Des tenues impeccablement taillées, ni tout à fait masculines ni entièrement féminines, empreintes d’une esthétique presque sculpturale. Elle adorait ce qui était beau : la texture soyeuse d’une étoffe, la poésie d’un tableau, le sourire d’un enfant dans la rue. Mais derrière cet amour pour la beauté, Vivi demeurait une femme vulnérable.

Elle n’avait jamais caché sa faiblesse face à la perte. Quand elle avait dû dire adieu à son frère, elle n’avait pas trouvé la force de lui offrir les adieux qu’il méritait. Ses cendres, qu’elle aurait voulu déposer quelque part de spécial, avaient finalement été transformées en diamant. Ce bijou, qu’elle avait monté en chevalière, ne quittait jamais son doigt. Ce fragment de lui restait avec elle, un rappel constant de ce qu’elle avait perdu et du poids qu’elle portait.

Et malgré tout, Vivianne avait triomphé : diplômée de trois universités, occupée par deux emplois à plein temps, elle vivait ce que beaucoup auraient appelé une vie de rêve. Mais pour elle, il manquait quelque chose, une chose simple et essentielle qu’aucune réussite ne pouvait compenser.

Elle baissa les yeux vers Abigaël, qui dormait désormais profondément contre son épaule. Un éclat extérieure rayonna brièvement le visage de la jeune fille, et sa mentore sentit une vague d’émotion l’envahir. Elle se souvenait de ce qu’elle avait ressenti, elle aussi, à cet âge. Ce besoin d’un guide, d’un refuge. Peut-être était-ce cela qui lui manquait encore : une connexion sincère avec un autre être humain, quelqu’un à protéger, quelqu’un à comprendre.

Le RER ralentit en s’approchant d’une station, et Vivianne, d’un geste instinctif, réajusta l’écharpe qu'elle donna à Abigaël pour la protéger de la fraîcheur. Peut-être, pensa-t-elle, que dans ce monde parfois cruel, veiller sur quelqu’un d’autre pouvait combler ce vide. Peut-être que pour cette nuit, cela suffirait.

Le RER ralentit progressivement, les secousses devenant plus douces alors qu’il approchait de son arrêt. La belle au bois dormant, encore somnolente, se redressa lentement, ses yeux rougis clignant pour s’accoutumer aux lumières blafardes de la station. La responsable lui tapota doucement l’épaule pour la réveiller complètement.

—Allez, ma grande. On est presque arrivés. murmura-t-elle.

Elle en profita pour rassembler son sac et ajuster sa chevalière, un geste presque automatique.

Les autres, eux aussi, commençaient à s'agiter, ramassant leurs affaires dans une ambiance lourde, mêlée d’une tension qu’aucun mot ne parvenait à briser. La clameur des festivités et le chaos lumineux de la ville semblaient bien loin maintenant, remplacés par le silence glacé de la nuit.

—Nous arrivons à la gare de Falcon 9. Terminus du train, tous les voyageurs sont priés de descendre. Veuillez ne rien oublier à bord.

Quand les portes s’ouvrirent, une vague de froid mordit aussitôt les visages et les mains. Ils sortirent dans un souffle de vapeur collective, tous frissonnant à l’unisson. Le contraste entre la chaleur oppressante du train et le froid mordant de l’extérieur fut brutal.

Quelques mètres plus loin.

La marche vers l’hôpital n’était pas particulièrement longue, mais le vent s’acharnait contre eux, perçant les vêtements et les dernières traces de réconfort. Vivianne remarqua rapidement qu’Abigaël grelottait plus que les autres. Elle avait gardé ses vêtements légers, bons pour des soirées d’été, bien loin des tenues adaptées que portaient les autres.

Vivi fronça légèrement les sourcils.

—Pause, annonça-t-elle soudain en s’arrêtant près de l’entrée d’un petit magasin fermé, abritée par un auvent.

Elle fit signe à Thomas d'un sourire, de lui passer son téléphone sous un prétexte quelconque.

—Je dois passer un coup de fil.

Pendant qu’il hésitait, elle profita de la pause pour retirer discrètement sa veste et la déposer sur les épaules d’Abigaël.

—Mets ça. Je tiens mieux le froid que toi.

La receveuse voulut protester, mais sa garante lui adressa un clin d’œil qui la fit taire immédiatement. La jeune fille tira la veste contre elle, sentant une chaleur réconfortante qui contrastait avec ses vêtements glacés.

Aussitôt, le téléphone tendu que Vivianne s’écarta légèrement, cherchant à joindre la mère de César pour avoir des précisions. Pendant ce temps, les deux autres filles du groupe composaient le numéro de leurs parents, expliquant qu’elles ne rentreraient pas tout de suite.

Une d’elles, cependant, semblait distraite, jetant de fréquents coups d’œil à Abigaël et la professeure. Unregard point méchant, mais qui revêtait une pointe de malaise, comme si quelque chose dans cette proximité la dérangeait. Elle n’en dit rien, et continua de surveiller la scène avec une attention silencieuse.

À quelques pas de là, la guide rejetait des volutes de vapeur dans l’air glacé, chaque mot échangé avec madame Oswald accompagné par un souffle visible. L’appel fut bref mais efficace. Elle apprit l’adresse exacte, l’étage et le numéro de la chambre.

Quand elle raccrocha, l’écran du téléphone de Thomas attira soudain son regard. Un dessin coloré apparaissait en arrière-plan, détaillé et précis. Il représentait une jeune fille, un portrait. Cette dernière s’en rendit vite compte car cette muse ressemblait étrangement à l’une des filles du groupe.

L'enquiquineuse arqua un sourcil, amusée, et ne put s’empêcher de commenter avec un sourire espiègle :

—Oh ! Jolie fond d’écran.

Le concerné rougit instantanément, arrachant son téléphone des mains de la prof avec une précipitation qui trahissait sa gêne.

—C’est rien, juste un dessin..., marmonna-t-il en évitant son regard.

Vivianne éclata d’un rire léger, mais sincère, brisant un peu la tension environnante.

—Pas de panique, garçon. C’est très réussi. Tu devrais en être fier… Et ne t'en fais pas, je ne dirais rien.

Son commentaire sembla embarrasser encore plus le garçon, mais il n’osa rien ajouter. Une petite tape dans le dos et tout se régla. Pendant ce temps, mademoiselle Graham regardait la scène avec une curiosité absente, comme si elle ne pouvait s’empêcher de revenir à ses propres pensées, alourdies par l’incertitude.

—Allez, on se remet en route.

La grande dame réajusta sa chemise, avant de vérifier que tout le monde était prêt.

Le petit groupe reprit son chemin dans la nuit glaciale. Vivianne ralentit légèrement le pas pour rester près d’Abigaël, veillant sur elle d’un regard protecteur. Au loin, les étincelles de l’hôpital brillaient faiblement, comme une promesse incertaine, mêlée d’espoir et d’appréhension.

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