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Carla Oswald était une femme à l’élégance discrète, au début de la quarantaine, et dont les traits dégageaient une douceur naturelle teintée par les épreuves des derniers jours. Son teint légèrement hâlé mettait en valeur ses yeux noirs intenses, empreints d’une profondeur émotive que seule une mère inquiète pouvait porter. Ses cheveux, d’un noir de jais, étaient tirés en un chignon simple mais impeccable, une boule épaisse de mèches soigneusement rangées, témoignant d’un soin porté à des détails qui lui échappaient pourtant en ces moments d’angoisse.
Assise près du lit de son fils, Carla avait l’habitude de s’efforcer de maintenir une attitude digne malgré la tension qui pesait sur ses épaules. Mais aujourd’hui, ses cernes légèrement violacées et son dos un peu voûté trahissaient son épuisement.
Après un instant de silence partagé, elle tourna son regard bienveillant vers Abigaël, rompant la torpeur de l’atmosphère :
—Tu veux du thé ?
Abigaël hésita une seconde, puis hocha la tête. Elle n’avait pas vraiment soif, mais le simple fait de ne pas refuser semblait important, comme si ce petit rituel pouvait apporter un peu de normalité dans ces pensées chaotiques.
La mère se leva avec élégance et attrapa un thermos posé sur une petite table près de la fenêtre. Elle fouilla brièvement dans le tiroir du meuble voisin, en ressortit deux gobelets, mais choisit finalement d’utiliser le bouchon du thermos comme tasse pour elle-même. Cette simplicité déconcertante tira un sourire criantif à Abigaël.
Lorsqu’elle revint, elle versa un liquide ambré dans l’un des gobelets, tendant celui-ci à Abigaël avant de remplir le bouchon pour elle-même. Le thé dégageait une vapeur fine et parfumée, une odeur florale et boisée qui éveilla immédiatement les sens d’Abigaël.
Cette dernière porta doucement le gobelet à ses lèvres, soufflant légèrement sur la surface du liquide pour en tempérer la chaleur. La première gorgée la surprit : le thé glissait sur sa langue avec une texture soyeuse, presque veloutée. Sa saveur oscillait entre des notes légèrement grillées et un soupçon de douceur florale. Une amertume subtile venait ponctuer la fin de chaque gorgée, un équilibre qui lui était à la fois inconnu et étrangement addictif.
La commerciale, remarquant la surprise dans les yeux d’Abigaël, esquissa un sourire.
—C’est la première fois que tu goûtes ce thé ?
Elle acquiesça, un peu embarrassée, avant de demander timidement :
—De quel thé s’agit-il, madame ?
Carla posa doucement son bouchon sur ses genoux et répondit avec un rire léger :
—Oh, tu peux m’appeler Carla, très chère. Pas besoin de me donner du ‘madame’. Ce thé s’appelle Wulong, ou thé bleu. Mon fils l’adore. Il m’en demandait souvent à l'époque, alors j’ai pris l’habitude d’en préparer tous les jours au qu'à où on il passerait me voir.
Carla marqua une pause, regardant brièvement César, toujours immobile sous les draps blancs. Ses traits se radoucirent avant qu’elle n’ajoute :
—Mais depuis qu’il est ici... eh bien, je finis par le boire seule de toute manière.
Les paroles de Carla firent naître une vague de mélancolie chez Abigaël, qui baissa les yeux un instant, troublée par le contraste entre la chaleur du thé et l’austérité de la pièce. Elle releva finalement la tête, ses joues légèrement rougies, et balbutia avec un sourire sincère :
—C’est... c’est vraiment très bon. Merci mad…Carla.
Celle-ci éclata d’un rire bref et léger, amusée par la timidité d’Abigaël. Ce simple échange réchauffa un peu l’atmosphère glacée de la chambre. Elles continuèrent à boire en silence.
Après avoir pris quelques gorgées de thé, Carla posa son bouchon sur la petite table et, sans précipitation, déboutonna son chemisier rose à motifs floraux. Elle le retira délicatement, le pliant avec soin avant de le poser sur le dossier de sa chaise. Sous son chemisier, elle portait un débardeur blanc simple qui révélait une série de tatouages. Abigaël ne put s’empêcher de les remarquer : des motifs fluides, comme des vagues ou des branches fleuries, s’enroulaient autour de ses bras. Sur son cou, des lettres en caractères cursifs formaient une phrase qu’Abi n’osa pas déchiffrer, par respect.
C’était la première fois qu’elle l'observait de si près. Elle semblait asiatique, peut-être d’origine japonaise ou coréenne, avec une élégance naturelle qui transparaissait dans chaque mouvement. Même en débardeur, ses traits inspiraient un mélange de douceur et de force, une présence imposante sans jamais être écrasante.
Le souffle régulier du masque à oxygène emplissait l’espace, un son hypnotique qui dictait le rythme des pensées d’Abigaël. Plutôt que de se laisser happer par ce bruit oppressant, elle chercha à prolonger l’échange.
—Pouvez-vous m’en dire plus sur lui, s’il vous plaît ?
La mère ne répondit pas tout de suite. Son regard s’était perdu dans la contemplation de son fils, une expression indéchiffrable sur le visage. Abi, croyant l’avoir froissée, se reprit :
—Je suis désolée... L’envie m’a prise de vous le demander, mais je ne voulais pas vous blessez.
Mais celle-ci se tourna brusquement vers elle, un sourire rassurant effleurant ses lèvres.
—Oh, non, ne t’excuse pas, Abi ! Ça ne me dérange pas. C’est juste que... Je ne vis plus avec mon fils depuis plusieurs années. Nous sommes devenus des étrangers. Parfois, j’ai l’impression que si je croisais César dans la rue, je ne le reconnaîtrais même pas. »
— Je... comprends.
La camarade baissa les yeux, mal à l’aise, ses doigts serrant légèrement le gobelet de thé.
Carla détourna son regard vers la fenêtre.
—Il voyait un psy, cette année. Je n’en savais rien. Je ne l’ai découvert qu’en voyant l'historique d'appel dans son téléphone... après l’accident. »
Sa voix s’effondra légèrement sur ces derniers mots, mais elle reprit rapidement, presque comme si elle se punissait de montrer trop d’émotion.
—Quelle mère horrible je fais, n’est-ce pas ?
Abigaël releva immédiatement la tête, refusant de laisser cette phrase passer.
—Non, ne dites pas ça, Carla ! Personne ne l’a remarqué. Même moi, qui suis pourtant déléguée de classe... Je n’ai rien vu. J’aurais tellement voulu mieux le connaître, le comprendre autrement.
L'auditrice parût touchée par ces mots. Elle inspira profondément, ses mains se croisant sur sa jupe blanche.
—Il voulait devenir médecin.
Cette phrase, simple mais lourde de sens, brisa momentanément la tension. Il y avait là un espoir, un rêve non réalisé, mais encore présent dans l’air, comme une promesse suspendue.
Après un silence, Carla se redressa légèrement sur sa chaise et tourna son regard sérieux vers Abigaël.
—Dis-moi... pourrais-tu me rendre un service ?
Abi fronça légèrement les sourcils, surprise par le ton direct.
—Un service ?
—Oui…Lorsque tu seras prête, j’aimerais que tu passes faire un tour à son appartement.
—Son... appartement ?…Je ne peux pas faire ça, Carla. Je ne suis même pas... une amie proche.
La femme laissa échapper un léger rire, sans moquerie, mais chargé d’une tendresse sincère.
—Mais tu es restée, Abi. Et cela veut tout dire.
Ses yeux brillèrent d'une intensité nouvelle.
La fille ouvrit la bouche pour protester, mais la mère poursuivit doucement, presque en chuchotant :
—J’aimerais comprendre ce qui s’est passé. Si jamais il... s’il a vraiment voulu mettre fin à ses jours. Je te donnerai les clés et l’adresse. Je n’ai pas la force d’y aller seule, mais toi... toi, tu pourrais. Tu es forte pour me tenir compagnie avec lui. J'aimerai que ce soit toi qui m'aide.
Elle jeta un regard furtif vers un sac posé dans un coin de la pièce, comme pour s’assurer qu’il contenait ce qu’elle voulait transmettre. Puis elle se retourna vers Abigaël, scrutant son visage pour y déceler une réponse.
L’adolescente, troublée, baissa les yeux vers son gobelet. Les battements de son cœur s’accéléraient, mais elle ne dit rien.
Carla attendit un instant, puis sourit. Pas un sourire de tristesse, ni de désespoir, mais un sourire authentique, lumineux, qui semblait contenir toute la gratitude qu’elle n’avait pas exprimée jusque-là.
Ainsi, la pièce se replongea dans un silence, entrecoupé seulement par le souffle régulier de la machine qui maintenait César en vie.
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