10
Abigaël se redressa lentement, maladroitement, comme si le poids du monde alourdissait ses épaules. Ses genoux craquèrent légèrement, mais son amie dut poser une main au sol pour s’équilibrer. Abi jeta un bref regard à Milie, toujours près du sol, son regard marquant une surprise, son téléphone à moitié oublié dans ses mains.
Milie leva les yeux, abasourdi par le mouvement brusque d’Abi, mais son expression changea rapidement. Son regard, habituellement vif et un brin moqueur, était maintenant empreint de quelque chose de plus profond : une hésitation douloureuse, presque un appel muet. Elle se redressa elle aussi, d’un geste lent, mais resta à demi accroupie, comme si elle espérait encore voir revenir sa pote
—Abi…, commença-t-elle doucement, sa voix brisée par une incertitude inhabituelle.
Mais cette dernière évita de croiser son regard, se concentrant plutôt sur les deux hommes en blouse blanche qui discutaient à voix basse près du couloir. Émilie serra les poings, luttant contre une vague de doutes et d’émotions qui menaçaient de l’engloutir. En elle, un cri silencieux résonnait : « Non, reste, dis-lui que tu ne veux pas qu'elle s'en aille. » Pourtant, aucun mot ne franchit ses lèvres.
Toujours pelotonnée, l'auxiliaire médicale se releva afin de se tenir désormais le coude, un geste nerveux qu’elle avait depuis l’enfance, lorsqu'elle se sentait coupable. Ses doigts s’accrochaient à la peau nue de son bras, comme pour ancrer une douleur intérieure qu’elle ne savait comment exprimer. Son regard oscillait entre Abi et le sol, cherchant désespérément une excuse, une raison de la retenir.
—Tu veux que je t’accompagne ? lâcha-t-elle enfin, sa voix presque tremblante, Ou… je peux t’attendre ici ? On rentrera ensemble, si tu veux.
Mais la destinataire ne répondit pas tout de suite. Elle ferma brièvement les yeux, inspirant profondément. Depuis la mort de Vivianne, Abi s’était jurée de ne plus dépendre de qui que ce soit. Se relever seule, avancer seule : c’était devenu sa manière de survivre. Elle ne voulait plus s’accrocher aux autres, ni leur offrir l’occasion de la décevoir ou de la retenir. La jeune femme ne souhaitait pas à avoir à pleurer de nouveaux départs.
Elle finit par répondre, avec un sourire forcé qui ne parvint pas à atteindre ses yeux.
—Non, non, Mimi, ça va. Je vais voir ce qu’il en est. Retourne travailler, ne t’inquiète pas pour moi. Je peux gérer.
Milie cligna des yeux, surprise par la froideur déguisée de cette réponse. Elle ouvrit la bouche, prête à répliquer, mais ses lèvres tremblantes se refermèrent aussitôt. Elle détourna le regard, cherchant une nouvelle phrase, quelque chose pour combler ce silence gênant qui s’installait entre elles.
—Oh… alors, ça va. On se voit une prochaine fois.
Elle forçait un ton léger, presque enjoué, mais la fissure dans sa voix trahissait son malaise. Abi hocha la tête rapidement, se contentant de lui adresser un petit signe de la main. Son ex meilleure amie resta figée un instant, observant son amie s’éloigner.
Abigaël suivit les deux hommes en blouse blanche, mais chaque pas qu’elle faisait semblait aspirer un peu plus de vie de son visage. Derrière elle, Milie regarda son sourire artificiel s’éteindre dès qu’elle eut tourné le dos. Un masque glacial se posa.
Immobile, l'écrivaine finit par s’asseoir sur le sol, le dos contre le mur. Ses doigts tremblaient encore légèrement. Elle baissa les yeux, fixant le téléphone qu’elle tenait toujours, son écran noir renvoyant une image trouble de son propre visage.
—Je n’ai jamais été là pour toi, hein…
Son ton était amer, presque accusateur. Une part d’elle voulait courir après Abi, lui dire qu’elle avait tort de se jeter seule dans ce chaos. Mais une autre part, plus forte, lui soufflait qu’elle n’avait pas le droit. Pas après tout ce qu’elle avait manqué, toutes ces années où elle s’était enfermée dans son propre monde.
La rêveuse soupira profondément, ajustant ses lunettes d’un geste sec. Elle inspira longuement pour chasser l’émotion qui nouait sa gorge, avant de plonger de nouveau dans son téléphone, un refuge qu’elle connaissait trop bien. Pourtant, une part d’elle, infime mais bien réelle, envisageait qu'elle se trompait et que ses craintes demeuraient infondées.
Abigaël avançait d’un pas hésitant, suivant les deux hommes à travers les couloirs de l’hôpital. Plus ils progressaient, plus l’atmosphère changeait. Les murs, d’abord peints de teintes claires et accueillantes, viraient progressivement à des nuances plus froides, presque oppressantes. Les lumières étaient moins vives, et parfois, dans certains recoins, elles vacillaient légèrement, comme si ces zones étaient rarement empruntées.
Un rayon de soleil timide traversait un couloir à mi-chemin, illuminant les particules de poussière dans l’air. Ce bref moment de chaleur sembla presque incongru dans ce décor qui devenait de plus en plus austère. Abigaël tourna la tête vers la fenêtre pour capter la lumière, cherchant un semblant de réconfort, mais ce fut de courte durée. Bientôt, ils s’enfoncèrent dans une autre aile, où la lumière artificielle dominait à nouveau, froide et uniforme.
Elle jeta un coup d'œil vers les deux hommes. Celui qui marchait à gauche semblait jeune, dans la trentaine peut-être. Il avait un visage avenant, mais ses gestes étaient rigides, presque trop professionnels, comme s’il jouait un rôle. L’autre, à droite, avait un tout autre air. Plus âgé, il portait une barbe et des cheveux blancs bien taillés, mais ses yeux fatigués dégageaient une impression de contrôle absolu. Il ne parlait pas, mais sa seule présence imposait un respect inconfortable.
La jeune femme sentit sa gorge se nouer.
—Vous avez bien fait de dire à votre amie de ne pas vous accompagner, mademoiselle Graham.
C’était le plus jeune qui venait de parler, sa voix posée mais teintée d’une étrange assurance.
—Ah bon ? Pourquoi ? répondit-elle, en essayant de dissimuler sa méfiance.
—Ce serait… difficile à expliquer, mais disons simplement que c’est mieux pour elle de rester en dehors de tout ça.
Abigaël arqua un sourcil, mais avant qu’elle ne puisse répliquer, le chercheur continua.
—Nous sommes d la Fondation Helmünd, vous ne vous en souvenez pas, mademoiselle Graham ?
Elle secoua la tête, froncée, le regard troublé.
— Non, je n’en ai aucune idée… Et dites-moi, j’étais censée attendre Carla Oswald, la mère de César. Où est-elle ?
Les deux hommes échangèrent un regard rapide, un de ces moments silencieux où mille mots semblaient passer sans bruit. Ce fut finalement le plus jeune qui répondit, son ton adoucissant volontairement la portée de ses paroles :
—C’est votre famille qui nous finance, mademoiselle.
Celle-ci s’arrêta un instant, désorientée.
—Carla… ? Où est-elle ?
—Elle est partie. Elle ne se sentait pas bien, d’après ce que j’ai compris… Elle est rentrée chez elle.
Un frisson parcourut Abigaël. Quelque chose clochait. L’hésitation dans leur ton, ces échanges de regards, et cette impression étrange d’être menée là où elle n’avait pas demandé à aller…
—Et César ?
Le plus âgé, qui n’avait encore rien dit, désigna d’un geste la porte au bout du couloir. Sa voix grave et posée résonna soudainement.
—Voyez par vous-même. Nous sommes presque arrivés.
L'ancienne déléguée suivit leur regard. Ils s’approchaient d’une porte isolée, encadrée d’un hublot en verre fumé. La chambre derrière semblait vaste, plus grande que n’importe quelle autre qu’elle avait vue jusqu’ici. Elle ralentit instinctivement, comme si chaque pas l’éloignait davantage du monde qu’elle connaissait.
La porte se dressait devant elle, imposante, et l’inscription sur le cadre de verre attira son regard. Une simple gravure, discrète mais dérangeante : un logo en forme de météorite, sur fond de ciel rouge. Helmünd.
Une ombre passa dans ses pensées.
Le vieux chercheur s’avança lentement, sa carte magnétique en main, et la passa sur le lecteur fixé près de la porte. Un bip mécanique retentit, suivi d’un déclic lourd. La porte glissa doucement sur ses rails, dévoilant une pièce baignée d’une lumière blanche et crue. L’air qui s’en échappait était froid, presque clinique, et le murmure incessant des machines rythmait l’atmosphère comme une étrange mélodie.
Les murs étaient nus, peints d’un blanc glacé, et l’espace semblait dépourvu de toute chaleur humaine. Pourtant, au centre de la pièce, il y avait un lit entouré de quelques appareils, des moniteurs cardiaques qui émettaient un bip régulier, une perfusion suspendue gouttant lentement, et un masque à oxygène qui sifflait légèrement. Les câbles et tubes, bien que moins nombreux qu’avant, serpentaient encore autour du corps étendu, comme des preuves d’une lutte acharnée pour maintenir une vie fragile.
Les chercheurs firent un pas en arrière et adressèrent un signe à Abigaël.
—Allez-y ! Essayez de lui tenir la main.
Elle resta immobile un instant, terrifiée. Sa respiration s’accéléra, et ses yeux cherchèrent des indices sur ce visage qui lui semblait si familier, mais si lointain. César. Il était là. Plus maigre qu’avant, son visage creusé par des années de combat silencieux. De longs cheveux noirs, soigneusement peignés, retombaient sur son cou, contrastant avec les petits points rouges visibles sur ses bras, souvenirs de multiples perfusions.
Abigaël posa une main tremblante sur sa poitrine, comme pour calmer les battements désordonnés de son cœur. Inspirant profondément, elle s’avança, un pas, puis deux, puis trois, jusqu’à se trouver à quelques centimètres du lit. La froideur de la pièce semblait s’estomper légèrement face à l’intensité de l’instant.
Elle tendit finalement la main, hésitante, et la posa dans celle de César. Sa peau était chaude, une chaleur inattendue, réconfortante, presque vivante. La connexion fut immédiate, inexplicable. Elle sentit une vague d’émotion l’envahir, un mélange de soulagement, de chagrin et d’espoir.
Les doigts de César bougèrent faiblement, mais ce simple geste était monumental. Sans doute le battement de son cœur : signe que son sang circulait encore. Lentement, ils se refermèrent autour des siens, sans force, mais avec une intention claire. Abigaël leva les yeux vers son visage. Ses paupières, lourdes et fatiguées, s’ouvrirent légèrement, révélant des yeux ternes mais profondément anthropiens, témoins d’une lutte intérieure acharnée.
Un souffle s’échappa de ses lèvres à peine entrouvertes, presque inaudible sous le masque à oxygène. Pourtant, son regard était là, fixé sur elle, un regard qui semblait chercher à se raccrocher à quelque chose, ou à quelqu’un.
Abigaël sentit ses jambes fléchir. Elle tomba à genoux près du lit, ses larmes roulant librement sur ses joues. Sa main serrait fermement celle de César, comme pour lui transmettre sa force, ou peut-être pour en puiser elle-même.
—Je suis là…, murmura-t-elle, sa voix brisée par l’émotion.
Elle ne savait pas si César pouvait l’entendre, mais cela n’avait pas d’importance. La chaleur de cette main serrée dans la sienne, ce battement de cœur fragile mais présent, étaient tout ce dont elle avait besoin.
La pièce, malgré ses murs froids et l’omniprésence de la technologie, sembla s’adoucir. Dans ce moment suspendu, il n’y avait plus que César et elle, et cette promesse silencieuse qu’elle ne lâcherait plus jamais cette main qu’elle avait tant attendu de retrouver.
Annotations
Versions