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La nuit enveloppait Vyatle d’une douceur feutrée, ses rues désertes baignées par le faible éclat des lampadaires admirait une jeune femme se mouvoir dans le silence, ses pensées encore embuées des événements de l’hôpital. L’espoir qu’elle avait ressenti en voyant César éveillé ne suffisait pas encore à effacer les ombres de son quotidien. Ce retour au studio qu’elle partageait avec sa cousine et son petit cousin la ramenait à une réalité plus rugueuse.

Lorsqu’elle inséra la clé dans la serrure et ouvrit la porte, une lumière tamisée l’accueillit. L’intérieur, modeste mais chaleureux, dégageait une ambiance familière. Une petite silhouette bondit aussitôt vers elle avec un sourire éclatant.

—Grande sœur Abiii !

Charles se précipita dans ses bras, s’accrochant à elle avec la ferveur d’un enfant. Il portait encore son uniforme scolaire, et une traînée de sauce rougeâtre marquait ses joues et ses lèvres.

Abigaël lâcha un rire fatigué, laissant tomber son sac à ses pieds avant de l’enlacer brièvement.

—Je suis rentrée... crevée et affamée !

Elle s’effondra sur le parquet, son dos contre le mur. Elle scruta le visage de Charles et haussa un sourcil en voyant la tache de sauce.

—Oh, Joanna a dû se mettre aux fourneaux pour toi, je parie.

Elle se débarrassa de son manteau avec soin, le pliant pour le déposer sur le canapé, avant de s’avancer vers la cuisine. Une odeur familière et réconfortante l’enveloppa aussitôt. Sur la table, une assiette bien garnie l’attendait : des macaronis nappés d’une sauce bolognaise riche, une couche de béchamel onctueuse, et deux boulettes de viande appétissantes disposées avec soin.

—Mon plat préféré… elle a vraiment fait ça ?murmura Abi avec un sourire surpris.

Elle s’approcha, prit une boulette de viande et la croqua avec satisfaction.

—C’est délicieux ! déclara-t-elle, sa voix étouffée par la bouchée qu’elle mastiquait.

Elle plaqua une main sur sa bouche.

—C’est vraiment Joanna qui a cuisiné ? »

Charles, toujours planté à côté d’elle, hocha négativement la tête.

—Non, ce n'est pas elle qui a préparé.

Abi, distraite par la conversation qu'elle avait avec le petit garçon, sortait le gâteau qu'elle avait acheté hier pour le mettre près de l'évier.

—Ah bon, c'est pas elle !

—C’est tonton Alexander qui a tout préparé.

Le nom siffla à ses oreilles comme une décharge électrique. Abi resta figée, son expression basculant de la surprise à la panique en une fraction de seconde. Ses mains se crispèrent, et le récipient en verre qu’elle tenait glissa et se brisa au sol.

Elle se précipita vers l’évier, son corps secoué par un haut-le-cœur. La nourriture qu’elle venait de goûter ressortit avec violence, accompagnée de respirations saccadées. Elle essuya sa bouche d’un revers de manche, puis tourna un regard alarmé vers Charles pour ensuite accourir vers lui.

—Il ne t’a rien fait, hein ?…Viens ici, Charlie, fais-moi voir. Tu vas bien ?

Le garçon, un peu déconcerté par l’agitation soudaine, hocha la tête doucement, rassurant maladroitement Abi en se tenant le bord de son t-shirt.

Une voix féminine et moqueuse s’éleva alors de l’ombre du salon :

—Voilà que madame la princesse nous pique une crise.

Joanna se tenait là, nonchalamment adossée au cadre de la porte. Ses cheveux humides retombaient en mèches épaisses sur ses épaules, et elle frottait sa tête avec une serviette violette. Elle portait un débardeur gris trop large et un short rouge qui ne cachait rien de ses jambes fines.

Abi tourna vers elle un regard rempli d’une colère mêlée de désespoir.

—Pourquoi... pourquoi tu l’as laissé venir ici, Joanna ?! Tu l'as laissé entrer chez nous !!

La jeune femme haussa les épaules, visiblement agacée.

—Et pourquoi pas ? Ce n’est pas un monstre, à ce que je sache. Il voulait juste revoir sa famille.

L'émotive secoua la tête, les poings serrés, sa respiration encore saccadée.

— Il n’a rien à faire ici. Pas après tout ce qu’il a fait.

La lycéenne roula des yeux, reprenant d’un ton désinvolte.

—Tu dramatises toujours tout. Alexander reste mon cousin préféré, que tu le veuilles ou non. Et franchement, tu pourrais être un peu reconnaissante. T’as aimé le repas, non ?

Mais Abigaël n’entendait plus. Son regard se perdait, hanté par des souvenirs qu’elle avait tenté d’enfouir. Charles, silencieux, observait la scène, son petit visage inquiet, tandis qu’une tension palpable s’installait dans la pièce.

La lumière de l'appartement semblait se réduire à une faible lueur, emprisonnant Abi dans une atmosphère oppressante. Joanna, avec son ton froid et ses mouvements nonchalants, s’assit lourdement sur le canapé, croisant les jambes d’un air décontracté. Sa serviette toujours à la main, elle jeta un regard blasé vers son aînée, comme si ses paroles n’étaient qu’une rengaine usée.

—Je fais tout ça pour vous sauver de notre famille. Tu ne comprends pas, Joanna. Tu n’as aucune idée de ce qu’ils sont capables de nous faire.

La voix d’Abi vacillait, entre la supplication et une colère mal contenue, mais ses mots rebondissaient contre le mur de mépris qu’opposait sa consœur.

Cette dernière leva un sourcil, exaspérée. Elle lâcha un rire sec, presque cruel, avant de répondre d’un ton tranchant.

—Nous sauver, hein ? Tu te prends pour qui, exactement ? Sauve toi, toi-même Cendrillon !

Elle se redressa légèrement, ses yeux plantés dans ceux d’Abi comme des dagues.

—Madame ne sait pas faire à manger. Madame pète des crises à longueur de journée. Et quand elle va bien, elle s'enferme dans sa chambre. Madame ne va plus à l’université, ne travaille pas, ne fait rien, rien du tout. Et devine quoi ? Qui supporte tous ces caprices, hein ? Ta famille, princesse.

Chaque mot frappait Abi comme une gifle invisible, son souffle devenant plus court. Joanna continua, implacable, inarrêtable.

—Si je reste ici, c’est pas pour toi. C’est parce que ça m’arrange. Je veux pouvoir sortir quand je veux et où je veux. Mais, crois-moi, dès que j’en ai l’occasion, je me barre. Tu peux bien te débrouiller toute seule. Si jamais tu y arrives.

La voix de Joanna résonnait, froide et tranchante, s’élevant comme un couperet au-dessus du silence lourd de la pièce. Charles, jusqu’alors figé près d’Abi, recula instinctivement. Joanna l’attrapa doucement par l’épaule, changeant aussitôt de ton pour s’adresser à lui, presque chaleureuse :

—Allez, viens. Je vais prendre soin de toi ! Ce soir, tu vas dormir avec moi.

Elle le guida loin de la scène, épargnant l’enfant du chaos. Mais en passant près d’Abi, elle ou plutôt quelque chose ne put s’empêcher de lâcher un dernier venin, chuchoté, presque intime.

—Chaque jour passé avec toi me répugne. Tu trouves toujours un moyen de me décevoir, sale folle. À croire que tu n’es bonne à rien. Ces grandes résolutions, ce grand 'je vais sauver tout le monde'... Regarde-toi. Pitoyable. Tu me fous la gerbe à n'en plus pouvoir.

Abi tressaillit. Ses mains tremblèrent, se refermant sur les pans de son pull, comme si elle se préparait à un coup qui ne viendrait pas. Elle ferma les yeux, cherchant à échapper à cette voix qui l’étranglait.

Quand elle les rouvrit, elle était seule. Seule dans cette pièce devenue glaciale, le silence seulement brisé par le bourdonnement lointain du réfrigérateur. Ses jambes cédèrent sous son poids, et elle s’effondra sur le sol, le souffle court, luttant contre les larmes qui menaçaient de couler.

Elle murmura, plus pour elle-même que pour quelqu’un d’autre :

—Si vous ne voulez pas rester... alors allez-vous en... laissez-moi tranquille...

Sa voix se brisa, inaudible, dévorée par l’écho de ses propres pensées. Les mots cruels tournaient en boucle dans sa tête, et elle se recroquevilla, tremblante, envahie par une sensation d’étouffement.

Dans ce silence, même les murs paraissaient se refermer sur elle. Et au cœur de cette solitude, Abi ne savait plus si c’était la rage, la peur ou la douleur qui l’étouffait le plus.

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