12
Le couloir du lycée, encore baigné dans les premières lueurs du matin, résonnait des pas rapides d’Abigaëlle. Elle était emmitouflée dans son manteau épais, ses mains enfoncées dans ses poches, et son visage affichait une expression à mi-chemin entre la concentration et l’excitation. Les grandes fenêtres à sa droite donnaient sur les terrains de sport déserts, où la rosée scintillait encore sous un ciel pâle. L’endroit était calme, mais l’air était vif, presque tranchant.
Abi accéléra le pas, ses bottines claquant légèrement sur le carrelage. Une énergie nerveuse semblait l’animer, comme un petit animal en alerte. Lorsqu’elle arriva devant la porte de la salle des professeurs, elle inspira profondément, releva le menton, et glissa doucement la porte pour ne pas perturber l’atmosphère studieuse qu’elle imaginait.
À première vue, la pièce paraissait vide. Mais, en s’avançant, elle aperçut une silhouette familière assise à un bureau près de la fenêtre. C’était Vivianne, sa professeure préférée. Elle était plongée dans une double tâche typiquement sienne : lire un article tout en griffonnant des notes sur une feuille à côté.
Cette dernière respirait une aura différente de celle qu’elle projetait habituellement. Elle portait une chemise blanche ample à manches courtes, associé à un pantalon sombre également ample, qui lui donnait une élégance décontractée. Ses longues jambes croisées ajoutaient à sa posture une grâce naturelle tandis que son visage semblait plus détendu que d’habitude, encadré par un chignon élégant dont quelques mèches rebelles venaient caresser ses joues.
Vivianne sentit la présence d’Abi avant même de lever les yeux. Lorsqu’elle le fit, un sourire chaleureux illumina ses traits.
Elle dégageait quelque chose d’indéfinissable, une énergie sauvage presque enivrante, peut-être amplifiée par le parfum qu’elle portait ce jour-là.
— Bonjour, ma belle ! Comment vas-tu ? Tu n’as pas cours ce matin, n’est-ce pas ?
Son ton léger était empreint de cette bienveillance qui la caractérisait. Son apprentie, un peu surprise mais ravie de l’accueil, se fendit d’un sourire éclatant.
—Bonjour, professeur ! Je vais bien… enfin, je crois. Je n’avais qu’un cours ce matin, et après ça, je comptais aller quelque part. Et vous ? Ahhhh, je crois que je n’ai même pas besoin de demander pour cette fois.
Vivianne haussa un sourcil amusé, posant son stylo pour à nouveau croiser les jambes.
—Oh ? Cela se voit tant que ça ?
Abi hocha la tête avec enthousiasme, son regard pétillant d’une curiosité enfantine.
—Oui ! Vous resplendissez légèrement plus que d’habitude.
Vivianne rit doucement, presque flattée, tout en replaçant une mèche derrière son oreille.
—Merci, ma chère. Alors, dis-moi, tu veux que je t’accompagne ? Je n’ai pas grand-chose à faire ce matin, et ça me ferait plaisir.
Abi secoua vivement la tête, ses joues prenant une légère teinte rosée.
—Non, non ! Ça ira, vraiment ! Merci de proposer de m'accompagner.
L'artiste observa cette gêne avec une affection toute particulière. Elle adorait voir son élève ainsi, mi-intimidée, mi-embarrassée.
—Bien, bien. Alors, pourquoi es-tu venue me voir si tôt ?
—Eh bien, voilà !… je voulais juste vous saluez avant de partir. Bonne journée, Vivi ! » lança Abi, déjà prête à tourner les talons.
Mais Vivianne tendit une main pour l’arrêter.
— Attends, Abi ! Avant que tu partes, j’ai une nouvelle à t’annoncer.
Abi se figea, le visage soudain marqué d’une pointe d’appréhension.
—Quoi donc, professeur ?
Vivianne rit doucement face à l’excitation un peu paniquée de son élève.
—Calme-toi, ne sois pas stressée. Pas de chichis entre nous, d’accord ?
Abi hocha la tête rapidement, sa nervosité trahie par son sourire hésitant.
—D’accord ! Désolée. J’ai un peu paniqué… Vous êtes amoureuse ?
Cette fois, l'enseig éclata franchement de rire, son regard illuminé d’un amusement sincère.
—Amoureuse ? Mais quelle idée !
Elle reprit son souffle, levant légèrement les mains comme pour désamorcer la situation.
—C’est vraiment l’image que je renvoie aujourd’hui ? Non, pas du tout. Je ne ressens pas cette affection-là, et à vrai dire, je peine même à trouver quelqu’un avec qui une simple conversation me plairait vraiment.
Abi, un peu embarrassée par sa question précipitée, détourna les yeux mais ne put s’empêcher de demander afin de savoir.
—Alors… c’est quoi ? Vous commencez à m'effrayer un peu.
Vivianne inspira profondément, croisant les bras avant de poser un regard sérieux mais doux sur Abi.
—Eh bien, je ne vais plus enseigner l’année prochaine. J’arrête tout ! Enfin ! Tu es la première à le savoir.
Le silence s’installa quelques secondes, le temps qu'Abi assimilent les mots, mais elle trouva rapidement la force de répliquer.
—Vous allez arrêter ? Mais pourquoi ?
Vivianne esquissa un sourire, comme si elle savourait l’effet de sa révélation.
—Euuuuh… laisse-moi réfléchir un peu ! Je compte ouvrir un restaurant ou un pub, peut-être les deux, quelque part non loin du centre-ville. Je veux enfin sauter le pas et réaliser ce rêve tant qu’il est encore frais. Et j'ai fait mon temps en tant qu'enseignante. Aussi il est temps pour moi de passer le flambeau !
La lycéenne ouvrit de grands yeux, perplexe.
—Mais… et les cours ?
L'institutrice rit doucement, levant les yeux au ciel comme si la question était presque absurde.
—Tu n’as plus cours avec moi depuis la seconde, je te signale, Abi ! Et tu n’en auras plus besoin pour le bac. Ni pour entrer à l’université !
L'écolière resta un instant silencieuse avant de murmurer :
— Je sais… mais vous allez me manquer.
Vivianne posa une main sur son cœur avec une exagération théâtrale.
—Oh, vraiment ? Dans ce cas, tu n’as qu’à ouvrir un club à mon effigie ou me faire ériger une statue qui reflète toute ma beauté !
Abi roula des yeux, un sourire mi-agacé, mi-amusé sur les lèvres.
—Très drôle…
L'éducatrice laissa échapper un rire plus sincère avant de secouer doucement la tête.
—Rassure-toi. Ce n’est pas pour tout de suite. Tu me verras encore dans le coin malgré tout. J’espère juste que tu supporteras encore de croiser ma frimousse.
Abi haussa légèrement les épaules, l’air faussement désinvolte, mais son sourire trahissait ses émotions.
—Vous êtes la meilleure !
La dame, touchée par cette déclaration spontanée, inclina légèrement la tête.
—Merci, Abi. Je suis fière de t’avoir eue comme apprentie, ne serait-ce que pour deux années. Au moins, j’en garde une belle amitié.
Cette dernière baissa les yeux, une lueur émotive traversant son regard.
—Moi aussi, Vivi. Mais je ne vous fais pas encore mes adieux, car ce n’est qu’un au revoir pour ce matin. À demain !
Vivianne éclata d’un rire clair, ravi par l’énergie retrouvée d’Abi.
—Ah ah ! Alors au revoir, et à demain, Abi.
Abi quitta la pièce, le cœur plus léger. Derrière elle, sa professeure la regarda partir avec tendresse, un sourire en coin.
“Cesse de ressasser ton passé”
Abigaëlle referma violemment le robinet de la douche, laissant le silence lourd et oppressant reprendre ses droits. L’eau chaude n’avait rien effacé, pas plus que les douches précédentes. Peu importe la température, peu importe la durée, rien ne semblait pouvoir la détacher les pensées qui tournaient en boucle.
“Arrête d’y penser.“
Ses mains tremblaient tandis qu’elle s’appuyait contre les carreaux glacés, son souffle erratique laissant de brèves marques de condensation.
“Tu ne peux rien y faire. Rien y changer. Tu n’as jamais pu.“
Elle sortit de la douche d’un pas mécanique, une serviette mal nouée autour de son corps, le regard vide. Devant le miroir, son reflet semblait appartenir à quelqu’un d’autre. Ses gestes étaient lents, comme englués dans un rituel devenu presque insignifiant. Elle enfila un pyjama rouge délavé et attrapa un vieux manteau qu’elle serra autour d’elle, comme pour repousser une douleur qu’aucune couche de tissu ne saurait vraiment cacher.
Sa chambre était plongée dans une obscurité pesante, où seules quelques lumières électroniques vacillantes rompaient l’opacité. Elle s’assit sur son lit, son souffle s’accélérant légèrement alors qu’elle fouillait dans le tiroir de sa table de chevet. Le froid métallique du canif entre ses doigts la fit frissonner. Il était familier, presque trop, une présence aussi réconfortante que terrifiante.
La jeune femme releva doucement la manche de son pyjama, révélant des cicatrices à peine visibles dans l’obscurité. Son poignet portait encore les traces des nuits passées, silencieuses et interminables. Elle approcha lentement la lame de sa peau, hésitante, presque absente.
“Pourquoi continuer ?“
Le vrombissement soudain de son téléphone brisa le silence comme une gifle. L’appareil trembla sur la table, vibrant de manière insistante. Elle sursauta, le canif glissant de ses doigts pour tomber au sol dans un bruit sourd.
Un éclair de panique traversa son esprit avant qu’elle ne saisisse le téléphone. Deux notifications brillaient sur l’écran.
La première venait de Millie.
"Abby, fais attention. Reste loin d’Helmünd. C’est dangereux. Je t’envoie ce dossier… Lis-le. Tu comprendras."
Un fichier volumineux l’accompagnait. Abigaëlle fronça légèrement les sourcils, mais son attention fut rapidement attirée par la deuxième notification.
La fondation Helmünd.
"Votre présence est bénéfique pour le jeune César. Nous observons des progrès significatifs dans les zones cérébrales responsables de la conscience. Continuez à venir, chaque jour si possible."
Les mots étaient froids, cliniques, mais ils résonnèrent comme une note d’espoir. Un frisson, cette fois plus chaud, traversa Abigaëlle. Une lumière naissante dans un océan de ténèbres.
Elle répondit rapidement au message de la fondation, l’envoyant sans hésitation. Quant au dossier de Millie, elle l’ignora.
César.
Ce nom effaça tout le reste. Il était sa dernière ancre, la seule chose qui la maintenait dans un semblant de normalité. Elle balaya d’un coup d’œil sa chambre chaotique, où chaque recoin trahissait son obsession : des piles de documents, des notes griffonnées, des schémas complexes qui luisaient en rouge, tous pointant vers le même mystère.
Le jour de l’accident.
Les souvenirs, aussi flous qu’intenses, la hantaient. Mais pour la première fois depuis longtemps, une pensée claire et unique émergea dans son esprit.
“Je dois enfin comprendre ces messages que tu as laissé.”
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