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Un week-end reste un week-end, peu importe le pays ou la culture, mais pour chacun, il a une signification différente. Pour Charles, le vendredi soir marquait le début d’une évasion totale, dormir jusqu’à n’en plus pouvoir, tandis qu’Abi trouvait son élan dans le dimanche. C’était son jour à elle, celui où la rage qu’elle contenait toute la semaine pouvait enfin trouver une issue, où cette femme enfouie en elle, souvent éclipsée par les tourments et la routine, pouvait s’éveiller.

Ce dimanche-là, pourtant, il y avait autre chose dans l’air. César allait mieux. Les nouvelles avaient été bonnes ces derniers jours : il pouvait maintenant rester éveillé quatre heures d’affilée. Bien qu’encore lié à son masque à oxygène, les médecins parlaient avec prudence, mais aussi avec un optimisme timide, d’une potentielle rééducation à venir. Ces nouvelles faisaient battre le cœur d’Abi un peu plus vite, un peu plus fort.

Face à son miroir, elle se redressa légèrement, ses pensées agitées mais empreintes d’une détermination nouvelle.

Aujourd’hui, je change.

Elle avait décidé de marquer le coup, d’annoncer au monde et peut-être surtout à elle-même, qu’une nouvelle Abigaëlle prenait forme. Pas celle brisée par le passé, mais une version d’elle plus forte, plus affirmée, plus libre.

Sa tenue reflétait cette ambition. Une robe noire longue, d’un tissu fluide qui épousait doucement sa silhouette sans être trop révélateur. Les manches courtes s’évasaient légèrement au niveau des bras, offrant une élégance subtile. Une fine ceinture noire ornée de motifs dorés cintrait sa taille, soulignant une prestance qu’elle redécouvrait à peine. Ses bottines en velours, d’un noir profond, claquaient doucement contre le parquet alors qu’elle tournait sur elle-même pour s’observer sous tous les angles.

Mais ce n’étaient pas que les vêtements. Son visage aussi portait la marque du changement. Elle avait choisi un gloss transparent qui laissait ses lèvres briller avec discrétion, mais c’était le rouge à lèvres noir, appliqué avec une précision méticuleuse, qui attirait l’attention. Ses paupières étaient légèrement teintées d’un fard verdâtre, rehaussant l’intensité de ses yeux sombres. Elle avait passé plus de temps qu’à l’accoutumée sur sa coiffure : un double chignon soigneusement tressé, chaque mèche en place, dégageait son visage et ajoutait une touche presque royale à son allure.

Abi observa son reflet et esquissa un sourire, faible mais sincère. Ses mains glissèrent sur le tissu de sa robe, ajustant la ceinture une dernière fois. Dans ce miroir, elle voyait quelqu’un de différent, quelqu’un prêt à se relever.

Ses pensées dérivèrent brièvement vers César, vers sa rééducation, vers cette étincelle de vie retrouvée qui faisait écho à la sienne. S’il pouvait avancer malgré tout ce qu’il avait enduré, alors pourquoi pas elle ?

Elle inspira profondément et fit quelques pas devant le miroir, ses bottines marquant un rythme régulier. Ce n’était qu’un début, une déclaration silencieuse au monde, mais surtout à elle-même. Aujourd’hui, elle choisirait d’avancer.

Elle ajusta ses lunettes teintées, glissa sa bague à son doigt, et se mit en route vers l’église.

Le soleil perçait timidement les nuages, mais Abi n’en avait cure. Chaque pas résonnait comme un compte à rebours vers une confrontation inévitable. Les rues toujours bondées, les gens sortaient, se rencontraient et s'amusaient en ce jour mais elle, elle filait vers son objectif. Attirant les regards et créant son propre chemin parmi la foule. Et la dame était en retard, un détail qui la satisfaisait étrangement.

Joanna et Charles étaient partis depuis un moment, du moins le supposait-elle. Peut-être Joanna traînait-elle avec ses amis habituels, laissant Charles quelque part, sans doute chez un proche. Peu importait, car aujourd’hui, Abi avait autre chose en tête : affronter cette église qu’elle avait désertée depuis si longtemps, cet endroit chargé de regards, de jugements, et de souvenirs enfouis.

La cathédrale s’imposa à elle, majestueuse et intimidante. Ses fresques en verre diffusaient une lumière divine, mais Abi n’y voyait qu’un éclat froid et distant. Elle franchit les lourdes portes, ses talons claquant sur le sol de céramique comme une déclaration, chaque pas amplifié par l’écho du silence qui régnait dans l’édifice.

Tous les regards se tournèrent. Une fleur noire venait d’éclore au cœur de l’assemblée. Sa longue robe sombre caressait le sol tandis qu’elle avançait, une démarche droite et assurée malgré les nœuds dans son estomac. À l’entrée, elle saisit une ronce noire, un symbole lourd de sens pour elle, dont les épines griffèrent ses doigts. Une fine goutte de sang perla, mais elle n’y prêta aucune attention.

Arrivée à sa place habituelle, celle que sa famille réservait encore pour elle, elle s’immobilisa un instant. La rangée de chaise contrastait avec les autres bancs, la sienne semblait la narguer, rappelant une époque révolue où elle était encore l’enfant modèle. Elle y déposa la ronce, ses doigts ensanglantés laissant une trace rouge sur le coussinet immaculé, avant de faire une révérence au prêtre et une autre à l’assemblée. Mais plutôt que de s’asseoir là, sous les regards insistants de sa famille, elle s’éloigna pour trouver un siège isolé, dans un coin où personne n’oserait venir troubler sa solitude.

Les murmures reprirent doucement. On chuchotait son retour comme un événement. Mais Abi ne leur accorda pas un regard. Ses lunettes cachaient ses yeux, et son cœur battait avec une lourdeur qu’elle dissimulait habilement.

Le prêtre, lui, avait remarqué son arrivée. Il s’éclaircit la gorge, interrompant son homélie pour dévier légèrement son discours.

—Cela fait un moment que notre chère fille du temple, Nina, nous a quittés. Nous déplorons toujours sa perte, mais je suis heureux d’annoncer qu’Elena prendra sa place et continuera son travail auprès des enfants de l’école.

Un tonnerre d’applaudissements suivit ces paroles. Elena, rayonnante, se leva pour remercier l’assemblée d’un sourire humble mais fier. Tout le monde semblait sincèrement heureux pour elle. Tout le monde, sauf Abi.

Elle demeura immobile, ses mains croisées sur ses genoux, les poings légèrement serrés. Une gêne sourde l’envahit en voyant le visage satisfait d’Elena. Hypocrisie. Tout ceci n’était qu’un théâtre pour glorifier l’image de la famille, maintenir cette façade immaculée qui cachait des fissures béantes.

Cette dernière détourna le regard. Elle n’était pas là pour applaudir ou pour sourire. Elle n’était pas là pour partager ce moment d’allégresse. Elle était là pour marquer sa présence, pour rappeler qu’elle existait encore, qu’elle refusait de disparaître dans les ombres malgré tout.

Pour s’occuper, elle sortit un chewing-gum de son petit sac noir en cuir vernis et le mâcha distraitement. La messe touchait bientôt à sa fin, une succession de paroles répétées, de chants entendus mille fois, sans aucune surprise. Rien de nouveau sous les fresques sacrées.

Elle se leva avant même que tout le monde ait terminé, ne souhaitant pas croiser trop de regards appuyés ou de sourires condescendants. La grande famille était là, comme toujours, alignée dans cette perfection monotone : mêmes vêtements classiques, même nuance de gris choisie avec soin, et cette mère, trônant au centre, immobile comme un pilier. Mais tout cela ne l’atteignait plus. C’était un monde révolu, un univers auquel elle avait refusé d’appartenir depuis longtemps.

Elle se dirigea vers l’arrière de l’église, là où les enfants jouaient. Elle les adorait, ces petits êtres encore pleins de promesses et d’innocence. Parfois, elle rêvait de leur enseigner quelque chose qui allait au-delà des prières et des paraboles. Être une bonne influence pour eux, comme l’avait été sa mentore pour elle. C’était peut-être le seul rôle dans lequel elle se sentait à sa place, loin des attentes écrasantes de sa famille.

En entrant dans la pièce, elle remarqua l’agitation tendre des enfants autour des tables. Quelques guides étaient présents, surveillant avec bienveillance les jeux et les discussions. Abi, diplômée en encadrement, aurait pu être l'une d’entre elles, mais elle savait que ses choix passés la maintenaient en marge.

Des chuchotements lui parvinrent lorsqu’elle entra, mais elle les ignora. Son regard se posa sur Charles, qui discutait avec un petit garçon au visage marqué. Au final, Joanna l'avait bien amenée, il paraissait bien qu'Abi avait remarqué sa silhouette parmi la foule.

Le gamin qui parlait avec le petit Charlie quant à lui différeait des autres, sans doute venu de l’orphelinat rattaché à l’église. Des sortes coupures parsemaient son visage et ses bras, des cicatrices visibles mais qui n’altéraient pas sa joie enfantine. Charles riait doucement, comme s’il voulait mettre l’enfant à l’aise.

Abi s’approcha d’eux.

—Hey, coucou toi ! dit-elle en souriant.

Elle se baissa pour caresser les cheveux de son cousin, qui leva un regard curieux vers elle. Son attention glissa sur le petit garçon, dont les yeux d’un vert éclatant la fascinèrent. Mais l’enfant sembla gêné de sa présence. Il lui adressa un sourire timide, puis s’éloigna précipitamment, disparaissant dans le groupe.

Charles haussa un sourcil, surpris, mais ne dit rien.

Puis la jeune femme entendit des pas. Des pas qu’elle aurait préféré ne jamais reconnaître, mais qu’elle connaissait par cœur. Un parfum âcre et familier envahit l’air, un mélange suffocant de souvenirs et de peur. Ses entrailles se nouèrent, son souffle se fit plus court, et elle serra instinctivement ses bras prête à enfoncer ses ongles sous sa peau.

—Bonjour, sœurette.

Cette voix. Douce en apparence, mais glaciale dans son ton. Chaque mot prononcée était une lame bien aiguisée.

Abi se redressa lentement, tentant de masquer la panique qui menaçait de la submerger. Elle croisa les bras derrière son dos, essayant de paraître neutre, bien qu’elle sentît ses ongles s’enfoncer dans sa paume.

—Bonjour, Alexander.

Son frère. Ce visage qu’elle redoutait, ce sourire figé qui n’avait rien de chaleureux. Elle posa les yeux sur sa main, couverte de fines sutures visibles sur ses doigts. Des marques que la plupart auraient ignorées, mais pas elle. Pas Abi. Elle savait ce que ces blessures dissimulaient : la vraie nature de ce monstre déguisé.

Alexander fit un pas vers elle, ses yeux plissés par un sourire qu'elle amait tant. Un frimousse autrefois sincère.

Alors que pour Abi, cette expression n’était plus que menace. Une façade glacée pour un esprit calculateur. Et elle ? Elle se tenait là, figée, priant intérieurement que cette rencontre prenne fin avant qu’elle ne perde pied puisqu'elle connaissait sa véritable essence.

Un dégénéré. Un meurtrier compulsif.

Un blasphème.

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