14
Pourtant cinq ans plus tôt, la maison Graham rayonnait d’une vie foisonnante. Certes un euphémisme. C’était une grande demeure chaleureuse où cohabitaient plusieurs générations. Les rires des petits enfants résonnaient souvent dans les couloirs, mêlés aux conversations animées des adultes. Une façade idéale, pleine d’harmonie apparente, mais où, derrière chaque porte, se cachaient des mondes intérieurs bien différents.
Abi, elle, vivait dans un équilibre précaire, entre routines rassurantes et tensions latentes. Ce matin-là, comme à son habitude, elle s’était réveillée avant son réveil. Sa chambre, un cocon coloré et impeccablement rangé, était son sanctuaire. Tout était méticuleusement disposé, chaque objet ayant sa place, un contraste frappant avec la cacophonie désordonnée qui régnait dans le reste de la maison. Elle se levait toujours avant l’alarme, non par discipline, mais pour éviter d’entendre sa mère se plaindre ou supporter la sonnerie stridente qu’elle qualifiait volontiers de "cri de l’enfer".
Son rituel du matin était simple : douche rapide, dents brossées, et un jean confortable accompagné d’un manteau chaud pour braver le froid mordant de novembre. Mais l’élément clé de ce rituel restait son petit-déjeuner : un bol de céréales glacées, interdites mais irrésistibles. Elle savait qu’elle y était légèrement allergique, mais comme son grand frère le disait souvent en riant : « Tout ce qui est bon en bouche n’est pas forcément bon pour le corps. »
Ce frère, Alexander, était la pièce centrale de ce monde. Un jeune homme élégant et charismatique, toujours tiré à quatre épingles, apprenti chef dans un restaurant où il se rêvait un jour maître des fourneaux. Ce matin-là, il l’attendait comme à son habitude, un toast simple en main, sourire malicieux aux lèvres. Lorsqu’il arriva dans la salle à manger, il vint ébouriffer affectueusement les cheveux courts d’Abi, la faisant éclater de rire en avalant une cuillerée de céréales au chocolat. Le lait déborda légèrement de sa bouche, mais elle s’en fichait. Ce moment de complicité fraternelle suffisait à illuminer sa matinée.
La salle à manger, pourtant immense, semblait étonnamment vide d’interactions humaines. La famille Graham, bien qu’unie en apparence, fonctionnait davantage comme une série de planètes indépendantes gravitant dans une même orbite.
La plupart des membres étaient encore plongés dans un sommeil profond ou trop absorbés dans leurs préoccupations pour rejoindre cette scène. La mère d’Abi, distante et rigide, ne descendait presque jamais pour partager ce genre de moment. Elle préférait les ordres donnés à distance, entre deux complaintes. Les grands-parents, eux, restaient enfermés dans leur routine silencieuse, parlant peu, observant beaucoup.
Dans cette maison où chaque espace semblait exister dans une bulle de froideur ou d’indifférence, la relation entre Abi et Alexander faisait figure d’exception. Un îlot de chaleur dans un océan glacé. Elle riait souvent du temps que son frère mettait à s’habiller, même pour un simple petit-déjeuner. Malgré ses talents culinaires évidents, il préférait un toast banal qu’il grignotait en se moquant doucement de ses propres choix alimentaires.
Lorsqu’ils quittèrent la maison, c’était toujours avec le même rituel : un cri enjoué lancé dans les couloirs vides.
—À plus tard tout le monde ! À plus tard maman !
Ils savaient que personne ne répondrait, mais cela n’avait pas d’importance. Ils avaient créé leur propre microcosme, un monde à deux dans lequel ils pouvaient rire, se soutenir et se protéger de l'indifférence glaciale du reste de la famille.
Sur le trottoir large bordé d'arbres dénudés par l'hiver, Alex et Abi avançaient côte à côte, leur démarche en contraste parfait. Alex, grand et sûr de lui, laissait ses longues jambes imprimer une cadence tranquille, légèrement nonchalante. Abi, elle, trottinait à côté, avec sa démarche caractéristique, un léger boitement qui semblait plus une affirmation de style qu’une contrainte physique.
Alex tourna légèrement la tête vers elle, un sourire taquin aux lèvres :
—Alors, petite sœur, tu boites toujours ou c'est pour attirer l'attention ?
Abi lui lança un coup d’épaule, un sourire en coin.
—Et toi, tu marches toujours comme si t'avais un défilé à mener ? Oh moins, c'est naturel !
Ils éclatèrent de rire, leurs voix se mêlant au bruit lointain des voitures. Les feuilles mortes craquaient sous leurs pas tandis qu’ils prenaient un virage pour longer un parc bordé de haies bien taillées.
— Alors, comment ça se passe avec Neveen ? lança Abi en jetant un regard curieux vers son frère, C’est pour quand, le mariage ?
Alex soupira, levant les yeux au ciel dans une exagération dramatique.
—Aaaaah, je sais pas… On s’est peut-être précipités. Et puis, tu sais comment est maman. Elle a toujours son mot à dire, c’est presque comme si…
—c’était elle qui choisissait.
—Exactement.
Abi hocha la tête, un sourire malicieux aux lèvres.
—Pff, maman... Toujours le dernier mot. Mais Neveen est super, non ? Elle est de l’église, elle est influente… Tu dois la garder.
—Je fais de mon mieux, mais ne va pas me faire honte en te mariant avant moi, hein ! Ça va faire trois ans que c’est du sérieux, et j’ose à peine sauter le pas. J'ai vraiment peur de la véritable réaction de mère.
Abi pouffa, se tournant vers lui avec un regard pétillant.
—À ce sujet… J’aimerais bien te présenter quelqu’un bientôt.
Son frère s’arrêta net, plissant les yeux d’un air exagérément méfiant.
—Ah bon ? Toi ? Présenter quelqu’un ? T’aurais pas un défilé ou un gala à préparer, plutôt ?
La lycéenne fit mine de réfléchir, tapotant son menton.
—Hmm, non. Pas cette année. Je pense à laisser tomber. Je suis fatiguée, Alex.
Il arqua un sourcil, surpris.
—Toi, fatiguée ? La reine des podiums qui abandonne ? Quelle époque !
Abi le bouscula légèrement, riant sous cape.
—Merci, mais porter un masque, c’est lessivant, crois-moi.
Alex passa un bras autour de ses épaules pour l’attirer brièvement contre lui.
—Je comprends. Mais bon, j’ai hâte de rencontrer ce “petit ami” mystère.
Elle le repoussa en grognant, son rire éclatant résonnant dans l’air froid.
—Ah non, arrête tout de suite. Ce n’est pas ce que tu attends. Elle reprit plus sérieusement, son regard s’assombrissant légèrement, C’est un ami en quelque sorte. Mais… c’est beaucoup plus que ça.
Alex la regarda, intrigué, son sourire s’effaçant peu à peu.
—Qu’est-ce que tu veux dire ?
Abi hésita, cherchant ses mots, puis haussa les épaules comme pour désamorcer sa propre émotion.
—Rien de fou. Je veux juste… l’intégrer à la famille. Je veux devenir une mère, Alex.
Il s’arrêta brusquement, pivotant pour lui faire face, ses sourcils froncés.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je n'ai pas entendu.
Elle fit mine de ne pas entendre, levant son téléphone à son oreille dans une imitation maladroite d’un appel soudain.
—Désolée, je suis au téléphone ! On se sépare ici, frérot. À plus tard !
Elle lui envoya un baiser théâtral et fit demi-tour avant qu’il ne puisse insister.
—Abi !
Elle l’ignora volontairement, se retournant à peine pour le regarder traverser la rue vers son restaurant. Sa silhouette imposante semblait si sûre, si droite, mais elle savait qu’il était aussi perdu qu’elle, malgré ses airs confiants.
Elle resta immobile un moment, ses bras croisés sur sa poitrine. Son regard se fit triste.
—J’espère que j’arriverai à tout accomplir…
Elle regarda son portable, il était à peine 7 heures. Elle avait temps de lui rendre visite.
Annotations
Versions