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Abi sursauta dans son lit, le souffle court, comme si une ombre venait de la tirer brusquement de son lit. Mais ce n’était pas un cauchemar. Ce soir-là, c’était autre chose, une angoisse persistante qui l’empêchait de trouver le repos. Elle se redressa lentement, ses muscles engourdis par la tension accumulée. Sa chambre était plongée dans une obscurité totale, à peine troublée par les lumières de la rue qui filtraient à travers les volets fermés.

Elle porta instinctivement une main à sa tête, massant ses tempes douloureuses. Un mal de crâne intense lui martelait le crâne, comme si chaque pensée du jour revenait en écho, plus forte, plus insistante. La bouteille d’eau à ses pieds était une solution temporaire. Elle la saisit et but à grandes gorgées, espérant que le liquide froid apaise son âme, mais cela ne changea rien.

L’air était glacial dans la pièce, et elle souffla un long filet d’air chaud dans ses mains pour tenter de se réchauffer. Chaque inspiration semblait plus lourde que la précédente. Elle attrapa un plaid qu’elle posa sur ses épaules, mais l’apaisement refusait de venir.

Ses pensées dérivaient vers la matinée à l’église. Une scène confuse, marquée par le chaos. Encore du chaos, comme s'il en avait déjà pas assez. Alexander était étrange ce matin-là, presque absent. Ils discutaient, elle essayait de comprendre son comportement quand tout s’était soudain accéléré. Un groupe d’individus avait attaqué l'église, des silhouettes indistinctes mais déterminées. Leurs intentions étaient claires : frapper sa famille. Pourtant, rien ne s’était passé comme prévu. Ils semblaient mal préparés, et Abi se souvenait des regards inquiets de ces gens, comme s’ils savaient d’avance qu’ils faisaient face à quelque chose de plus grand qu’eux.

Une partie des membres s'étaient déjà préparés à tout ça, d'ailleurs leurs chemises immaculées ne cachaient pas le pli de leurs armes. Elle poussa un soupir tremblant, enfouissant son visage dans ses mains. Tout cela n’avait aucun sens. Qui étaient ces gens ? Pourquoi prendre un tel risque ? Elle n’arrivait pas à donner un sens à cet événement, et cette confusion l’épuisait.

Cherchant un ancrage, elle tira de sous son oreiller un dessin qu’elle gardait toujours près d’elle. Un trait abstrait, complexe, qu’elle ne se lassait pas d’admirer. Elle aimait perdre son regard dans ses méandres, y cherchant des significations cachées, des réponses peut-être. Le papier usé par le temps et ses manipulations semblait presque chaud contre ses doigts froids.

Dans un coin de sa chambre, une pile de peintures sagement rangées la regardait presque avec douceur. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas pris le temps de les organiser, mais récemment, une énergie compulsive l’avait animée. Elle avait nettoyé, trié, et même accroché certains tableaux aux murs. Ces éclats de couleurs contrastaient avec l’obscurité environnante, apportant une chaleur muette à la pièce.

Pourtant, ce soir, rien ne suffisait. Pas même son art, son refuge habituel, ne pouvait la distraire. Elle se laissa tomber en arrière, les yeux fixés sur le plafond invisible, son esprit toujours en ébullition.

"Qu’est-ce que je peux faire pour dormir ce soir ?" se murmura-t-elle, presque en prière, espérant que le silence lui offre enfin un semblant de réponse.

Brusquement, la demoiselle se redressa, comme animée par une étincelle fugace. Elle savait que laisser couler son stress dans une peinture était parfois la seule manière de libérer son esprit. C’était une leçon qu’elle tenait de sa prof d’art, et ce dessin de César, traînant encore sur sa table, lui donna envie de renouer avec cette pratique qu’elle avait un peu délaissée. Elle attrapa un canva posé dans un coin de sa chambre, ses pinceaux encore maculés des dernières couleurs qu’elle avait utilisées, et s’installa sur le petit tabouret branlant qu’elle réservait à ces moments de création.

Les tubes de peinture s’alignaient devant elle, mais sans réfléchir, ses mains se dirigèrent vers ses nuances favorites : le noir profond et le pourpre éclatant. Ces deux couleurs, opposées mais complémentaires, semblaient capturer tout ce qu’elle ressentait. Elle mouilla légèrement la palette, observant les pigments se mêler dans un chaos organisé, et, sans attendre, elle appliqua un premier coup de pinceau.

Assise là, dans le silence de sa chambre, ses pensées s’éparpillèrent, tourbillonnant comme un vent de sable. Pourquoi Alexander agissait-il comme si rien ne s’était passé ? Pourquoi ce regard doux qu’il tentait de poser sur elle la rendait-elle malade au point de vomir, simplement en sentant son parfum ? Elle n’avait pas de réponse, seulement des questions lancinantes, et chaque coup de pinceaux paraissait les rendre plus criantes.

Les traits qu’elle peignait étaient désordonnés, presque violents. Elle se souvenait des jours passés à apprendre sous la tutelle de Vivianne, la meilleure artiste qu’elle ait connue. Mais malgré les années et les efforts, Abi ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle était médiocre, incapable d’atteindre le niveau de ceux qu’elle admirait. Cette pensée lui fit monter les larmes aux yeux, mais elle les refoula. La rage prenait le dessus.

Elle peignait des lignes grossières, des formes brisées qui semblaient exploser sous le ciel étoilé qu’elle essayait de représenter. Elle ressentait une haine sourde : envers son frère, envers ceux qui la couvaient chaque jour, et peut-être aussi envers elle-même. Elle les emmerdait. Son souffle s’accélérait, ses mouvements devenaient plus erratiques. Elle peignait sans vraiment voir, animée par une colère presque incontrôlable.

Finalement, son arme lui échappa, roulant sur le sol comme pour sceller son échec. Elle recula d’un pas, observant la toile. Ce qu’elle voyait la dégoûtait. Les lignes fracturées, le chaos des couleurs, rien ne ressemblait à ce qu’elle avait voulu exprimer. C’était médiocre, désordonné, une image imparfaite d’elle-même. Dans un geste impulsif, elle renversa la toile sur le côté, l’envoyant heurter le mur.

Une fille brisée. Voilà ce qu’elle était.

Elle passa une main tremblante et rageante sur son visage, tentant de se réveiller de cette spirale de pensées. Ses doigts s'accrochèrent ses joues humides de larmes agitées qu’elle n’avait même pas senti couler. Abi se laissa retomber sur son lit, épuisée, mais sans espoir de trouver le sommeil.

Ses yeux dérivèrent vers les peintures qui ornaient sa chambre, ces œuvres qu’elle avait accrochées avec soin, témoins de sa quête de sens. Elle les regarda, le cœur lourd, murmurant presque pour elle-même : "Comment vous faites ?"

Son téléphone était posé près d’elle, mais elle n’avait ni la force ni l’envie de l’utiliser. Elle resta ainsi, immobile, son esprit coincé entre regret et colère, jusqu’à ce que le silence de la nuit engloutisse complètement ses pensées.

La nuit enveloppa Abi d’un voile sombre, mais le sommeil, lui, refusait obstinément de la rejoindre. Lorsqu’elle se leva pour la dernière fois, il faisait même pas jour, et ses gestes, bien que mécaniques, étaient lourds de fatigue. Elle attrapa la première tenue qui lui tomba sous la main, se souciant à peine de son apparence. Pourtant, malgré cette négligence, elle conservait une élégance discrète, presque naturelle : une robe chemise d’un vert doux, des collants noirs et son manteau préféré, une pièce usée mais réconfortante qui la protégeait du froid mordant du quotidien.

Dans les rues de la ville, l’agitation matinale était déjà palpable. Les klaxons des voitures en embouteillage se mêlaient aux cris des manifestants qui occupaient les trottoirs, brandissant leurs pancartes comme des étendards de colère. Abi progressait avec difficulté, slalomant entre les groupes en effervescence. À un croisement, un motocycliste surgit, manquant de peu de la renverser. Son regard furieux et ses paroles hargneuses, incompréhensibles pour elle, la déstabilisèrent davantage. Elle se contenta de s’éloigner rapidement, le cœur battant, son humeur déjà fragile vacillant entre irritation et lassitude.

Enfin, le bâtiment du centre de traitement se profila à l’horizon, une masse imposante mais familière qui lui inspira un semblant de soulagement. Elle poussa la porte, laissant derrière elle le chaos des rues. L’accueil chaleureux de l’air intérieur, légèrement parfumé de désinfectant, contrastait avec la froideur extérieure.

À la zone d'attente, une silhouette connue attira son regard. Madame Oswald, qu’elle n’avait pas vue depuis le réveil de César, était là, semblant consulter des documents. Un sourire discret mais sincère illumina le visage d’Abi. Cette rencontre inopinée était une petite lumière dans sa matinée chaotique.

Sans hésiter, elle s’approcha de la femme.

L'ancienne déléguée avança vers le bureau de la réception et, malgré son essoufflement et son épuisement, son regard se fixa immédiatement sur Carla Oswald. La femme, d’habitude si chaleureuse, affichait une mine sombre, le visage marqué par une inquiétude palpable. Elle était en train de signer des documents, ses mouvements brusques et agacés trahissant une tension intérieure.

—Bonjour Carla ! Comment allez-vous ? demanda Abi avec une douceur timide.

Aucune réponse. Carla acheva de signer, ses gestes devenant presque frénétiques, avant de s’apprêter à partir sans un mot. Abi, sentant que quelque chose n’allait pas, tenta de la retenir avec des mots.

—Madame Oswald ! Tout va bien ? Comment va César ? Son état s’améliore ? Il arrive à boire tout seul maintenant ? Cela fait deux jours que je ne suis pas venue le voir.

Ces mots, pourtant sincères, semblèrent briser un barrage chez Carla. Elle s’arrêta net, dos à Abi, son corps tendu. Lorsqu’elle se retourna, ses yeux étaient rouges, remplis d’un mélange de colère et de désespoir.

—Ce n’est pas mon fils…, murmura-t-elle d’abord, avant de hausser la voix. Ce n’est pas mon fils !

Abi cligna des yeux, prise de court.

—Quoi ? Comment ça… ?

Carla se mit subitement en colère, sa voix tremblante, presque brisée, s’élevant dans le hall désert.

—Ce que j’ai vu ce jour-là, ce n’est pas lui. Ce n’est pas mon César.

Abi secoua la tête, refusant d’entendre ces mots.

—Calmez-vous, madame… Carla, écoutez-moi. C’est César. Il est réveillé ! Enfin ! Il s’est battu pour revenir.

Mais Carla éclata, ses larmes coulant désormais librement sur son visage.

—César n’a pas ce regard-là ! Ce regard… ce regard est vide, tu sais très bien de quoi je parle. Il n’a aucune envie de vivre. Il est mort, Abi. Mort.

Abi sentit son souffle se bloquer.

—Non ! Non, arrêtez. Ne dites pas ça. Il est en vie et il se bat encore ! Il ne cesse de me regarder, de me serrer la main. Il n’y a rien, rien, qui prouve qu’il ait jamais voulu mourir !

Carla se retourna, son visage déformé par le chagrin, ses yeux lançant des éclairs mêlés de douleur.

—Alors explique-moi pourquoi ? Pourquoi je ne reconnais plus mon propre fils ? Pourquoi j’ose à peine le toucher, Abi ? Et toi, toi, tu prétends le connaître mieux que moi ? Je sais ce que j’ai vu… et ceci n’est pas mon fils.

Sans attendre de réponse, la mère tourna les talons, ses pas résonnant lourdement dans le couloir. Abi resta immobile, les poings serrés, le cœur battant si fort qu’elle crut un instant qu’il allait éclater.

La colère, mêlée à la fatigue, monta en elle comme une vague irrésistible. Elle se mordit les lèvres jusqu’au sang, rongeant ses ongles avec une nervosité qu’elle n’arrivait pas à maîtriser.

—Pour qui elle se prend de te rejeter ainsi ? Pour qui elles se prennent de nier ton existence, César ? murmura-t-elle entre ses dents serrées, ses mots s’adressant à la fois à elle-même et à l’écho vide de la pièce d'à côté.

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