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Une infirmière passa à côté d’Abi, ses pas rapides trahissant une humeur mêlée de frustration et de tristesse. Son visage, malgré l’absence de maquillage et une coiffure simple, une longue queue de cheval retenue par un élastique. Celle-ci portait les traces d’une lassitude qu’Abi connaissait trop bien. Arrivant au bureau voisin, elle ouvrit un tiroir avec une force mesurée, y glissa des dossiers, puis le referma sèchement.

Sans même regarder Abi, elle lança d’un ton acerbe :
—Tu te demandes ce qu’il y avait sur ce document, n’est-ce pas ? Ce n’était qu’un formulaire. Un simple papier pour accorder tout droit sur le traitement de César Oswald. C’est le bien de Helmünd maintenant ! Tu as gagné. Ton chéri est à toi. Toutes mes félicitations.

Ces mots, teintés de sarcasme, claquèrent dans l’air comme une gifle. Abi, prise au dépourvu, sentit sa colère gronder en elle, mais elle resta figée, incapable de répondre sur le moment. L’infirmière en tenue bleu, qui n’était autre que Millie, ne s’attarda pas. Elle tourna les talons avec un dernier regard amer et quitta la salle d’attente.

La jeune femme, abasourdie, sentit sa gorge se nouer. La colère contre Millie et ses insinuations déplacées s’ajoutait à l’épuisement qui pesait déjà sur elle. "Elle ne comprend rien," pensa-t-elle avec une fureur sourde. "Je ne fais pas ça pour moi. Je fais ça parce que c’est tout ce que je peux faire. Parce que… c’est César."

Serrant les lanières de son sac à dos comme pour se raccrocher à quelque chose de tangible, elle se redressa brusquement. Car cette dernière n’avait pas de temps à perdre avec ces jugements malvenus. Elle traversa les couloirs de l’hôpital d’un pas rapide, guidée par la familiarité des lieux. Chaque virage, chaque porte lui était devenu si familier qu’elle aurait pu avancer les yeux fermés.

Arrivée devant la chambre de César, elle sortit sa carte magnétique et la passa devant le lecteur. Le bip discret lui sembla presque réconfortant. La chambre s'offrit à elle doucement, veillant à ne pas troubler le calme ambiant.

Dans la pièce baignée d’une lumière tamisée, César était là, allongé. Il semblait plus serein que lors de ses dernières visites. Sa dépendance aux machines diminuait, sa seule connexion médicale étant une perfusion et un masque à oxygène. Il bougeait légèrement, ses mains tremblaient parfois, mais il respirait. Il vivait.

Abi s’approcha, ses pas devenant presque silencieux sur le sol de la chambre. Elle tira la chaise qu’elle avait presque adoptée comme sienne, s’installa à côté de lui, et lui prit tendrement la main. Sa peau, toujours aussi douce, contrastait avec l’âpreté du monde extérieur. Elle glissa sa tête sur le coussin qu’elle avait bricolé pour rendre ses visites plus supportables, effleurant ses cheveux soyeux du bout des doigts.

Elle soupira, sentant une vague de réconfort l’envahir malgré tout. La respiration régulière de César, amplifiée par le masque, devint une mélodie apaisante qui finit par calmer son esprit tourmenté. Petit à petit, Abi se laissa emporter par une fatigue qu’elle ne pouvait plus combattre.

La jeune fille s’endormit, sa main toujours serrée dans celle de César, comme une promesse muette de rester là, quoi qu’il arrive.

Quelques temps plus tard, la demoiselle se réveilla brusquement, le souffle court. Son cœur battait à tout rompre, et ses mains étaient moites. Quelque chose clochait. Une pression sourde, comme si l’air même de la pièce s’était épaissi. Machinalement, elle se leva, se dirigeant vers les toilettes sans prendre la peine de vérifier si César était toujours là. Quand elle revint, la pièce était étrangement vide.

Le lit, où César reposait quelques instants plus tôt, n’était plus qu’un amas de draps froissés, comme si quelqu’un s’était levé à la hâte. Une froideur inexplicable envahit ses membres.
—César ? César ! appela-t-elle d’une voix tremblante, une boule d’inquiétude nouant son estomac.

Elle sortit précipitamment de la chambre, ne marchant ni courant, mais avançant d’un pas maladroit et hésitant. Les couloirs, d’ordinaire animés par les bruits de pas et de conversations feutrées, étaient déserts. Un silence grave régnait, à peine brisé par les échos de ses propres pas.

Le froid s’insinua dans sa peau, mordant ses bras malgré la chaleur relative des lieux. Elle croisa ses bras autour d’elle, cherchant un réconfort, mais il n’y avait rien. Ses appels résonnaient dans le vide, sans réponse. C’est alors qu’elle les entendit : ces voix.

"Tu me déçois encore, jeune fille."
"Regarde ce que tu fais à ta propre famille."
"Tu as cru que je laisserai tout ça se passer sous mon toit ?"

Ces phrases la transperçaient comme des lames. Elle connaissait chaque mot par cœur, comme s’ils faisaient partie d’elle, gravés dans son esprit. Elle serra les poings, essayant de se concentrer, de chasser ces reproches. Mais les voix ne cessaient d’affluer, plus fortes, plus insistantes, tournoyant autour d’elle comme un ouragan de culpabilité.

Ses pas la menèrent malgré elle jusqu’à une silhouette au loin. Une infirmière, apparemment assoupie sur un fauteuil de bureau, se tenait là, un rayon d’humanité dans cet endroit désolé. Abigaëlle s’approcha avec espoir, mais plus elle avançait, plus son estomac se nouait.

L’infirmière n’était pas endormie.

Son œil droit était creux, une cavité noire et béante d’où s’échappaient des scarabées aux couleurs chatoyantes. La fille des Graham recula d’un pas, terrifiée, alors que la créature cadavérique se redressait légèrement.

—Millie…, souffla-t-elle, sa voix à peine audible.
—Tu es heureuse maintenant ? marmonna la chose d’un ton accusateur.

Le visage de Millie, blême et figé dans une expression de reproche, semblait la juger silencieusement. Abigaëlle défaillit, mais les voix dans sa tête s’intensifièrent, criant à l’unisson.
"Pardonne-moi, mère !"
"Je suis désolée, c’est de ma faute !"
"Tout ce qu’on te demande, c’est d’être gentille comme une poupée."

Elle chancela, des frissons parcourant son échine. Le froid devenait insupportable, comme si l’air aspirait toute sa chaleur. Elle sentit une présence derrière elle, une ombre s’approchant lentement, chaque pas résonnant lourdement dans son esprit.

Se retournant avec une terreur sourde, elle vit un homme désarticulé, rampant au sol. Son corps émacié portait une blouse d’hôpital déchirée, ses os saillants comme s’ils perçaient sa peau.

César.

—Laisse-moi mourir en paix, murmura-t-il d’une voix caverneuse, chaque mot chargé de désespoir.

Abigaëlle recula, les larmes aux yeux, le cœur sur le point d’éclater. Les voix hurlaient dans sa tête, et tout devint flou. L’espace autour d’elle semblait se rétrécir, l’enfermant dans un cercle de reproches et de douleurs.

Et soudain, elle se réveilla.

Le cauchemar s’évanouit, la ramenant brutalement à la réalité. Son corps était trempé de sueur, ses muscles tremblaient sous le poids du stress. Elle réalisa alors qu’une main tenait toujours fermement la sienne. Tournant la tête, elle vit César.

Il était éveillé.

L'enfant émerveillée n’en crut pas ses yeux en le voyant ainsi redressé, ses paupières à demi-ouvertes révélant un regard encore flou, mais éveillé. César respirait sans masque, son torse se soulevant faiblement au rythme d’un souffle fragile, mais libre. Elle porta une main tremblante à sa bouche, les larmes montant sans qu’elle puisse les retenir.

Il semblait ailleurs, son regard errant dans la pièce comme pour s'assurer qu'il était bien là. Puis, doucement, il tourna la tête vers elle, comme attiré par une force silencieuse. Ses yeux rencontrèrent les siens, et pendant une fraction de seconde, un éclat passa dans ses prunelles fatiguées.

César bougea lentement sa main droite, ses doigts crispés par l’effort. Ils tremblaient légèrement, comme s’il réapprenait chaque mouvement. Il porta sa main à sa gorge, ses lèvres s’ouvrant en un murmure qui resta emprisonné dans le silence. Alors, il essaya autrement.

Sa main se leva, maladroite mais déterminée. Ses doigts se courbèrent pour former un signe, une forme délicate. Le “M”, traçant dans l'air une intention claire. Son avant-bras tressaillait, et son épaule se contractait visiblement sous l’effort, mais il continua.

Il dessina le “E”, une boucle hésitante. Puis le “R”, son index croisant difficilement son majeur, tandis que ses muscles protestaient. Son bras sembla se figer un instant, tremblant sous la pression, ses doigts peinant à finir le mot. Abigaëlle, comprenant sa lutte, se redressa doucement.

Sans un mot, elle approcha son autre main et la posa sous son coude. Un soutien discret mais solide. Elle guida ses mouvements avec une infinie délicatesse, comme si ce geste était leur langage commun.

Avec son aide, César termina le mot. “Merci.”

Mais il ne s’arrêta pas là. Ses doigts reprirent vie, formant lentement une autre phrase. Chaque geste était une danse fragile, pleine d’hésitation mais d’une sincérité désarmante. “De m’avoir attendu.”

Il accompagna ces mots d’un sourire, léger, presque imperceptible, mais d’une tendresse éclatante. Ce sourire resta figé un instant, illuminant son visage malgré la fatigue visible dans chaque muscle.

Abigaëlle, bouleversée, sentit ses larmes rouler sur ses joues sans pouvoir les arrêter. Elle retira doucement sa main du coude de César pour signer à son tour, sa réponse empreinte d’une grâce émouvante.

Elle leva ses deux mains, les faisant vibrer légèrement en guise de remerciement. Puis, dans une gestuelle délicate, elle dessina à son tour : “Avec plaisir.”

Ses gestes étaient fluides, chaque mouvement empreint d’émotion. Ses doigts semblaient peindre dans l’air une réponse pleine de chaleur et de sincérité. Enfin, elle posa sa main sur son cœur, inclinant légèrement la tête, et termina avec un sourire qu’elle n’avait plus offert depuis une éternité.

L'homme l’observait, fasciné, comme si ses mouvements effaçaient toutes les douleurs passées. Ils restèrent ainsi, silencieux mais connectés, leurs gestes ayant dit tout ce que les mots n’auraient jamais pu exprimer.

Pour la première fois depuis des mois, Abigaëlle pleurait, non de peine, mais de joie. Une joie si pure qu’elle sembla balayer les ombres de son cauchemar, et César, malgré ses tremblements, semblait lui aussi apaisé, comme s’il trouvait enfin un sens à son éveil.

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