21
Le petit appartement baignait dans une tranquillité ordinaire. Charles, assis à la table du salon, s’acharnait sur son dernier puzzle, concentré à placer une pièce aux contours indécis. Joanna, quant à elle, s’était affalée sur le canapé, les yeux vaguement tournés vers une émission de téléréalité qui semblait captiver son attention en surface. Mais, en vérité, son téléphone occupait la majorité de son intérêt. Ses doigts glissaient distraitement sur l’écran, passant d’un message à une publication, à une story.
Elle lança un regard rapide à l’horloge digitale de son portable. 9h21. Elle fronça les sourcils, son expression oscillant entre l’agacement et l’impatience.
—Elle va pas rentrer, celle-là ? marmonna-t-elle pour elle-même, assez fort pour que Charles l’entende sans vraiment attendre de réponse.
Puis, comme si ses mots avaient invoqué quelque chose, des bruits légers se firent entendre dans le couloir à l’extérieur. Le grincement caractéristique de pas pressés, un tintement de clés.
La porte d’entrée s’ouvrit, et Abigaëlle apparut, un léger sourire fatigué accroché à ses lèvres.
Elle tenait dans ses mains une petite boîte soigneusement emballée. Avant qu’elle n’ait eu le temps de poser un pied à l’intérieur, Charles bondit de sa chaise et accourut vers elle, un sourire éclatant sur le visage.
—Abi ! lança-t-il en se précipitant pour l’accueillir.
Abigaëlle se pencha pour lui ébouriffer tendrement les cheveux.
—Salut, mon grand ! Tu ne dors toujours pas ? répondit-elle avec douceur, tout en posant son sac à bandoulière sur le meuble près de l’entrée.
Charles haussa les épaules, ses yeux fixés sur la boîte qu’elle tenait toujours.
—C’est quoi ça ? demanda-t-il avec une curiosité mal dissimulée.
Abi lui tendit la boîte avec un sourire complice.
—Des gâteaux. Je voulais les partager avec vous, mais seulement si tu es sage et que tu m’aides à les servir.
Il hocha vigoureusement la tête, déjà ravi à l’idée. Pendant ce temps, Joanna n’avait toujours pas bougé du canapé, son attention toujours rivée à son écran. Elle n’accorda à Abi qu’un simple.
—Enfin ! T’as mis le temps.
Abi ne s’en formalisa pas, habituée à ce genre de remarques. Elle déposa son manteau sur le dossier d’une chaise et suivit Charles jusqu’à la table du salon, où ils commencèrent à déballer les petits gâteaux dans un moment de complicité.
Pour un court instant, la fatigue qu’elle portait en elle sembla s’évanouir, remplacée par le confort familier de ce foyer, aussi imparfait soit-il.
La maîtresse de maison tenta d’alléger l’atmosphère avec un sourire sincère et une voix enjouée.
—Vous avez déjà dîné ce soir ? demanda-t-elle.
Elle taquina Charles, déposant une touche de crème sur le bout de son nez.
Le garçon éclata de rire en essuyant maladroitement son visage.
—Oui, tatie a préparé un petit truc.
Abi hocha la tête avec un air conspirateur.
—La prochaine fois, c’est moi qui te ferai une tarte de pommes de terre comme tu les aimes.
Elle s’activa à servir les gâteaux qu’elle avait apportés, disposant une part dans une assiette avant de s’approcher de Joanna, toujours rivée à son écran. Abi tendit la part avec une attention douce, mais Joanna ne tourna même pas la tête.
—Eh bah ! Tu essaies de te faire racheter depuis quelques temps, lança Joanna, un sourire sarcastique sur les lèvres. J’ai bien aimé ton petit numéro à l’église. Tu devrais le refaire, c’est divertissant. Mais ça ne marche pas sur moi. Tout ça pour refaire une crise.
Abi resta stoïque. Elle déposa le gâteau sur la table à côté de Joanna sans un mot, refusant de répondre à la provocation. Les bruits de la télévision emplissaient l’espace, mêlés aux pas feutrés d’Abi qui s’éloignait. Joanna, hésitant un instant, se leva sans toucher à l’assiette.
Alors qu’elle se dirigeait vers sa chambre, elle heurta volontairement l’épaule d’Abi en passant à côté d’elle.
—J’aimerais tellement m’en aller, lâcha-t-elle d’un ton acerbe.
Abi s’arrêta net. Pour la première fois, sa voix, bien que calme, fut tranchante et claire.
—Si tu veux t’en aller, vas-y. Non, Joanna. Vas-t’en. Sors d’ici.
Joanna, interloquée, se retourna brusquement.
—Quoi ? Tu rigoles ? Relax, meuf ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu me fais encore plus flipper que d'habitude, là.
La jeune femme, toujours immobile, avait un regard qui ne laissait aucun doute : ce n’était pas une plaisanterie. Sa cousine vacilla, abasourdie par cette fermeté inhabituelle.
Sans élever la voix ni montrer de colère, Abigaëlle quitta la pièce et revint avec un manteau. Elle le tendit à sa cousine, son geste aussi calme que son ton.
—Prends-le. Et pars.
Joanna resta figée, son visage partagé entre la surprise et une fierté qui l’empêchait de s’excuser ou de protester. Ses lèvres tremblèrent, cherchant des mots, mais rien ne sortit. Finalement, elle prit le manteau et, après un dernier regard rempli de confusion et de ressentiment, elle franchit la porte, la refermant derrière elle.
Abi resta immobile un moment, les yeux fixés sur la porte close. Après une minute de silence, elle ouvrit lentement une fenêtre du balcon pour surveiller Joanna, s’assurant qu’elle ne se perdrait pas dans la nuit. Elle soupira en voyant sa silhouette s’éloigner.
Elle avait glissé assez d’argent dans la poche du manteau pour que Joanna trouve un hôtel pour la nuit. Malgré tout, la bachelière n’était pas en colère. Mais quelque chose en elle s’effritait, une fatigue sourde, un poids qu’elle ne pouvait plus ignorer. Après tout ce qu’elle avait enduré ces derniers jours : la douleur, les cauchemars, ses sentiments confus envers le réveil de César. Cette dernière sentait une vérité grandir en elle : un malaise profond, comme si, doucement, elle commençait à se haïr elle-même et comprendre pourquoi.
Abigaëlle, malgré sa fatigue, savourait ce moment simple avec son petit cousin Charles. Assise à la table avec lui, elle mordit dans un morceau de gâteau, souriante, et lança d’un ton taquin.
—Ce soir, je t’ai pour moi toute seule. J’espère que tu fais plus pipi au lit !
Charles éclata d’un rire un peu gêné mais joyeux.
—J’ai arrêté depuis longtemps ! Mais... où est partie Tata Joanna ?
Abi prit une petite pause, jouant avec une miette de gâteau sur son assiette, avant de répondre doucement.
—Tu sais, Tata est une grande fille. Elle a des choses de grandes filles à régler, j’espère. Mais ne t’inquiète pas. Sache qu’elle t’aime beaucoup... mais pas plus que moi, hein ! Alors, ne va pas croire tout ce qu’elle dit, d’accord ?
Charles hocha la tête, rassuré, et sa cousine lui caressa affectueusement les cheveux. Ce moment lui rappela des souvenirs enfouis qu’elle repoussa rapidement. Le passé avait l’art de surgir sans prévenir, mais ce soir, elle choisit de rester ancrée dans cet instant paisible.
Le temps fila, et bientôt, Charles était déjà couché, endormi profondément. Abi, restée seule dans le salon, laissa son esprit vagabonder. Elle revoyait les paroles d’Émilie et de Madame Oswald tourner en boucle dans sa tête, un mélange de reproches et de vérités qu’elle aurait préféré ignorer.
Elle alluma brièvement la télévision, espérant distraire ses pensées. Les nouvelles parlaient de la montée en puissance de sa famille, célébrée pour leur récente victoire dans un procès. Néanmoins, les quelques émeutes et manifestations sur la route montraient autre chose. Mais pour Abi, tout cela semblait vain, comme une illusion soigneusement entretenue. Elle éteignit la télévision d’un geste las, incapable de trouver du réconfort dans ces victoires.
Se dirigeant vers la salle de bain, elle se brossa les dents, son regard accroché à son reflet dans le miroir. Ce qu’elle vit la troubla : une femme fatiguée, presque étrangère. Ses cernes ne l’inquiétaient plus, mais le flou dans son regard et ce léger mal de tête persistant semblaient témoigner d’un poids qu’elle portait sans relâche.
Enfin prête à se coucher, elle entra dans sa chambre. Mais à peine avait-elle franchi le seuil qu’elle faillit trébucher, son regard accrochant une silhouette à peine visible dans l’obscurité.
—Archer... murmura-t-elle instinctivement, son souffle suspendu.
Mais alors que ses yeux s’ajustaient, la silhouette se révéla être Charles, profondément endormi. Abi poussa un soupir de soulagement, un sourire tendre se dessinant sur ses lèvres.
—Charles... Oh, tu dors déjà. Bonne nuit, mon petit.
Elle s’approcha doucement et déposa un baiser léger sur son front avant de se glisser sous les couvertures. Elle resta un moment éveillée, les yeux fixés sur le plafond, se demandant pourquoi ce nom, "Archer", lui était venu aussi naturellement. Mais ce questionnement s’évanouit peu à peu, remplacé par une étrange sérénité.
Cette nuit, elle n’était pas seule. Charles était là, et veiller sur lui suffisait à alléger un peu le poids de ses pensées. Enfin, Abi laissa la fatigue l’emporter mais la nuit ne voulait toujours pas d'elle.
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