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Dans le petit café où Abi aimait se réfugier, le parfum du café fraîchement moulu se mêlait à la douce chaleur de l’intérieur. Elle y passait souvent quelques instants volés, ou parfois plusieurs heures, selon la durée de la rééducation intensive de César. Depuis qu’il avait montré des progrès étonnants, le personnel médical semblait incapable de lâcher prise. À tel point que la ligne entre patient en réhabilitation et sujet d’étude devenait floue, presque dérangeante.

Abigaëlle ne pouvait s’empêcher de ressentir une vague d’irritation chaque fois qu’elle y pensait. "Pas touche à mon César," se répétait-elle intérieurement, dans une tentative à moitié sérieuse de rationaliser sa possessivité. Elle n’arrivait pas à s’expliquer pourquoi elle s’inquiétait autant, mais quelque chose ne tournait pas rond.

L’épais dossier qu’Émilie lui avait finalement transmis la semaine précédente était toujours dans son sac, elle en avait fait une copie, loin des locaux de l'hopital, lestant ses pensées autant que ses épaules. Elle l’avait lu, du moins en partie, et si certains passages semblaient anodins, d’autres la mettaient mal à l’aise. Les rapports sur les études menées par la fondation Helmünd mentionnaient des recherches sur le cerveau, la conscience et le développement chez les enfants. Pourtant, certaines sections étaient volontairement obscures, illisibles ou tout simplement absentes. Pire encore, Helmünd semblait surgir de nulle part, sans existence en dehors de l’institut.

Abi trouvait tout cela suspect, mais elle n’était pas prête à tout abandonner. Pas encore. Elle préférait rester prudente, apprendre davantage et surtout, ne pas perdre l’accès à César.

Un soupir las s’échappa de ses lèvres alors qu’elle remuait machinalement sa cuillère dans un café qu’elle avait à peine touché. La fatigue s’était incrustée en elle comme une vieille ennemie. Cela faisait des jours qu’elle ne dormait presque plus, remplaçant le repos par des doses de caféine et des sucreries pour garder son esprit alerte. Ses tempes pulsaient doucement, et elle porta une main à sa tête pour se les masser.

—Quand est-ce que ça va finir ? murmura-t-elle pour elle-même, le regard fixé sur la vitre embuée du café.

Elle attendait quelqu’un. Cette rencontre planifiée, bien que brève, représentait une pause bienvenue dans son quotidien pesant. Quelques minutes passèrent avant qu’elle ne remarque une silhouette familière à travers la porte vitrée.

Joanna entra, légèrement essoufflée, une écharpe bien nouée autour du cou et un manteau long pour se protéger du froid mordant de l’extérieur. Ses joues rougies par la température contrastaient avec son sourire timide. Elle repéra Abi presque immédiatement, assise dans son coin habituel, une tasse de café fumant devant elle.

La petite cousine leva une main hésitante en guise de salut, accompagnée d’un sourire maladroit. L'aînée répondit d’un simple hochement de tête, presque imperceptible, tout en se redressant légèrement.

Elle n’était pas sûre de ce que sa cousine voulait lui dire, mais elle savait une chose : cette conversation allait être importante et décider si oui ou non elles allaient en ressortir grandi.

Joanna s’assit enfin face à sa cousine, hésitante, les épaules légèrement voûtées. Avant cela, elle avait perdu de précieuses minutes à échanger avec la dame de la caisse pour qu’on appelle un serveur. Son stress était palpable. Pourtant, vêtue d’un jean et d’une chemise simple mais soignée, elle affichait un rare effort pour paraître décontractée et décente.

De son côté, Abigaëlle retira ses lunettes et détourna son attention de son ordinateur pour saluer sa cousine d’un regard neutre, bien qu’une lueur de curiosité brillât derrière ses prunelles.

—Bonjour... Abi, balbutia Joanna.

Une voix à peine audible, comme si ces mots lui coûtaient plus qu’ils n’auraient dû.

Abi, quant à elle, ne montra aucun signe d’agacement. Au même moment, un serveur apparut, jeune et souriant, l’allure avenante. Il prit immédiatement les devants, brisant la tension ambiante.

—Vous souhaitez, mesdemoiselles ? demanda le serveur avec professionnalisme.

Abi glissa un regard vers sa cousine, puis répondit avec une douceur mêlée d’assurance :

—Pas de café pour mon amie. Tu as déjà mangé ce matin ?
Joanna secoua timidement la tête pour signifier un non.
—Alors, ce sera juste des croissants avec un peu de confiture au raisin, un milkshake à la framboise et vanille. Et préparez aussi du thé à la camomille, cela me fera du bien. Merci.

Le serveur hocha la tête, visiblement charmé par la politesse et la précision d’Abi.
—C’est noté ! Je vous apporte tout cela dans quelques minutes.
Il repartit promptement, laissant un bref silence flotter entre les deux cousines.

Abi baissa l'écran de son ordi, Joanna, toujours un peu tendue, triturait la serviette en papier qu’elle avait récupérée sur la table. Son regard fuyait celui d’Abi, mais ses lèvres tremblaient légèrement, comme si les mots qu’elle cherchait à prononcer s’étranglaient dans sa gorge.

Abi, en revanche, restait impassible, bien qu’un éclat doux dans ses yeux trahissait une certaine bienveillance. Elle connaissait ce masque que portait sa cousine depuis quelques années, cette façade d’indépendance qui dissimulait une peur qu’elle-même ne savait souvent nommer.

—Merci, murmura cette dernière, presque comme si elle s’excusait.

Abi répondit d’un simple hochement de tête, patientant encore. Puis elle brisa le silence.
—Comment tu vas ?

Cette question, si simple, semblait pourtant peser lourd dans l’air. Joanna releva les yeux, hésitante, comme si elle ne savait pas si elle devait répondre honnêtement ou se réfugier dans une banalité rassurante.

—Je suis désolée, prononça Joanna, la tête légèrement inclinée, sa voix tremblante.

Abi, surprise d’entendre ces mots, releva les yeux de son ordinateur. Elle qui reposait sa tête sur sa main, le coude posé sur la table, se redressa légèrement, intriguée.

—Pourquoi ? demanda-t-elle calmement, bien que l’étonnement perçait dans son ton.

Joanna inspira profondément avant de répondre.
—Je t’ai toujours jugée… sans même savoir pourquoi. Et j’ai passé tous ces moments à t’en vouloir de ne pas être ce modèle que j’admirais tant.

Abi laissa échapper un léger rire.
—Modèle ? Moi ?!

Son sourire s’élargit, presque amusé, mais ses yeux se plissèrent en observant quelque chose dans les cheveux de Joanna. Un fil blanc, épais, semblait s’être accroché à ses mèches. Avec précaution, elle se pencha en avant et l’attrapa délicatement entre ses doigts.

—Oh, ça ? J’ai pas vraiment eu le temps de me préparer ce matin, murmura la lycéenne, embarrassée.

La femme haussa un sourcil, examinant le fil comme si c’était un indice révélateur.
—Ça vient de l’hôtel où tu séjournes, non ?

La remarque fit rougir Joanna instantanément. Elle détourna les yeux, se mordillant la lèvre.
—Oui… Il fallait bien que je trouve un moyen de rester encore un peu.

Abi pencha la tête, intriguée.
—Et qu’est-ce que ça veut dire ?

Joanna soupira, évitant toujours son regard.
—Ne me regarde pas avec cette tête-là. Je suis majeure. Ce n’est qu’un peu d’aide que je donne aux hôtelières, c’est tout.

Abi fronça les sourcils, croisant les bras sur la table.
—Pourquoi ne pas être revenue chez nous ?

Joanna marqua une pause, hésitante, puis elle sortit une petite enveloppe de la poche de son manteau. Elle la posa sur la table sans un mot, ses doigts tremblant légèrement. Abi n’eut pas besoin de l’ouvrir pour comprendre de quoi il s’agissait.

—Tu n’as rien utilisé, dit-elle doucement, plus une observation qu’une question.

La fille secoua la tête, ses cheveux tombant devant son visage. Abi resta silencieuse un moment, passant par un éventail d’émotions : surprise, frustration, compassion. Puis, lentement, un sourire doux éclaira son visage.

Soudain le garçon interrompit leur moment en posant un plateau rempli des mets commandés. Joanna, qui semblait tendue, vit son visage s'illuminer à la vue des croissants et du milkshake. Abi, qui connaissait bien ses goûts, avait parfaitement choisi.

Elles remercièrent ensemble avant que le serveur, souriant, ne leur lance un chaleureux "Bon appétit !" tout en s’éloignant.

—Je ne sais pas quoi dire, murmura la cousine, un peu gênée par tant d'attention.

—Ce sont tes préférés. Il n’y a rien de plus à dire, répondit Abi avec un sourire complice.

—Merci, ça me change des repas de l’auberge, ajouta-t-elle, en prenant doucement un croissant.

Abi hocha la tête, avec un ton bienveillant :
—N’aie pas peur, régale-toi. Tout est à toi.

Cette dernière entama un croissant, tartinant légèrement la confiture de raisin sur sa surface. À la première bouchée, ses yeux s’embuèrent de larmes. La douceur de la crème anglaise mêlée à la confiture évoquait quelque chose de réconfortant. Elle essuya discrètement ses petites larmes du bout de ses faux ongles couleur olive, touchée par cette simple attention.

Abi, assise en face, sourit derrière son écran. Elle appréciait cette rare occasion de jouer pleinement son rôle d’aînée.

—Tu bosses ? demanda la gourmande, entre deux bouchées.

—Non, pas vraiment. J’essaie de comprendre une série de rapports, répondit Abi, toujours concentrée sur son ordinateur.

—Je peux faire la curieuse ?

Sans hésiter, celle-ci tourna l’écran vers elle. Joanna plissa les yeux en regardant les documents. Très vite, elle fronça les sourcils, confuse.
—J’ai mal à la tête rien qu’en lisant ça. Ça a un rapport avec notre famille ?

Son interlocutrice soupira légèrement avant d'acquiescer.
—Oui… et crois-moi, ça me donne aussi un sacré mal de crâne.

La cadette, tout en mangeant son croissant, se risqua à une question maladroite.
—Pourquoi tu as décidé de partir ?

Elle réalisa trop tard que sa curiosité avait franchi une limite. La crème anglaise coulait encore légèrement de ses lèvres, et elle se hâta de boire une gorgée de milkshake pour cacher son malaise.

La question flotta dans l’air, et Joanna, soudain nerveuse, comprit que c’était un sujet qu’Abi avait toujours soigneusement évité. Elle baissa instinctivement la tête, craignant d’avoir une fois de plus dépassé les bornes.


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