23
Abigaëlle s’interrompit, la gorge nouée, son regard fixé sur ses mains croisées sur la table. Joanna, de l’autre côté, ne bougeait pas. Elle avait cessé de mâcher, le croissant à moitié terminé, ses doigts encore légèrement collants de confiture. Ces mots, elle ne les avait jamais entendus. Ces vérités, enfouies si profondément, semblaient exploser en silence entre elles.
Joanna baissa les yeux, presque incapable de soutenir le regard de sa cousine. Elle sentit une vague de honte et de tristesse l’envahir, mais aussi une certaine admiration pour cette force qu’Abigaëlle semblait avoir puisée au fond de son chaos.
—Abi... Je...
La jeune fille essaya de parler, mais sa voix se brisa. Elle inspira profondément, cherchant des mots, mais ils lui échappaient.
Abigaëlle leva enfin les yeux.
—Tu n’as pas besoin de dire quoi que ce soit. Écoute juste, c’est tout.
Elle marqua une pause, son souffle tremblant.
—Lorsque je suis partie... Ce soir-là, une partie de moi est revenue. Mais pas entière. L'autre bout de moi, celui qui était faible, est resté là, étendu sur cette route. Une route froide, mais étrangement brûlante à cause de ma sueur, de mon sang, et de mes pleurs. J’étais clouée au sol, incapable de bouger, jusqu’à ce que ma professeure, Vivi, me trouve après que je me sois mise à courir vers la résidence. Elle m’a cachée, m’a calmée… Elle a fait plus pour moi que ma propre famille ne l’a jamais fait. Notre famille !
Joanna serra les poings sur ses genoux, ses yeux embués.
—J’ai passé une année à ne pas exister, Anna. Une année où j’ai pensé à mourir chaque jour. Ce n'est qu'elle qui m’a poussée à aller voir une psy, mais même là, je n’arrivais pas à parler. Finalement, c’est encore elle qui m’a aidée, en me parlant comme une amie, en trouvant des compromis. Et pourtant, tout cela ne m’a jamais permis d’oublier ce que j’ai perdu ce soir-là.
Joanna leva les yeux, cherchant un sens à ce que disait Abi. Cette douleur qu’elle décrivait semblait insondable.
—Un enfant ! J’ai perdu un enfant. Pas à moi, mais… à mon cœur. Et cette perte me hante chaque jour. Mon frère, que j’aimais de tout mon être, s’est révélé être un monstre. Et ma mère… Ce mot ne lui convient même pas. Cela ne lui a jamais convenu.
Abi passa une main sur son visage, tentant de chasser les souvenirs qui l’assaillaient.
—J’ai été stupide de penser que je pouvais donner une seconde chance à cette famille. Ils m’ont regardée sombrer, sans rien faire. Toi, tu n’étais pas là, et c’était une bénédiction. Je n’ai jamais voulu que tu voies tout ça. Mais même loin, je voulais te protéger, toi et Charles. Je voulais être quelqu’un sur qui vous pouviez compter.
Joanna, cette fois, ne put retenir ses larmes.
—Et je m’en veux, Joanna. De ne pas avoir été assez forte. De ne pas avoir été la cousine que tu méritais. Je suis désolée, pour tout ça. Pour t’avoir laissée croire que j’étais ce modèle que tu pouvais admirer, alors que je n’étais qu’un être brisé, qui essaye encore de recoller les morceaux.
Abi baissa à nouveau les yeux, laissant ses dernières paroles résonner. Un silence s’installa, lourd mais chargé de vérité. Joanna essuya ses joues, tremblante, puis tendit la main pour toucher doucement celle d’Abi.
—Tu n’as rien à te reprocher, Abi. Rien.
Leur regard se croisa, et pour la première fois depuis longtemps, une compréhension mutuelle sembla émerger entre elles, effaçant peu à peu les barrières du passé.
Joanna posa sa fourchette un instant, l’air troublé, avant de reprendre.
—Je ne savais pas, c'est même à Alexander que j'ai demandé tout ça. Je ne peux pas y croire et il s'en est tiré aussi facilement ?
Abi secoua lentement la tête, son regard s’assombrissant légèrement.
—Il n'y avait rien à faire.
Ses pensées s’égarèrent brièvement vers les visages des grand-mères qui avaient dû elles aussi affronter cette nouvelle, chacune portant une peine silencieuse, un fardeau qu’elles ne méritaient pas.
Joanna baissa les yeux, la culpabilité s’imposant de nouveau.
—Je ne peux pas croire m'être autant trompée. Je me suis acharnée sur toi alors que je faisais autant pour la mauvaise personne. Cela me fait froid dans le dos.
La concernée, pour sa part, haussa légèrement les épaules, un sourire mi-amusé mi-résigné sur les lèvres.
—Ah ah ! Je me suis habituée à ça, et au final, tu te débrouilles bien. C'est ça l’essentiel.
—Je ne te crois pas ! Joanna fronça les sourcils, visiblement insatisfaite de cette réponse.
—Si, si ! Je ne t'aurais pas prise avec moi sinon.
Joanna resta un moment silencieuse, ses pensées semblant errer ailleurs. Puis, elle se concentra de nouveau sur son assiette et continua son repas. Entre deux bouchées, elle tendit un croissant à Abi, qui refusa poliment en secouant la tête.
—J'ai déjà fait le plein deux fois. Régale-toi !
Cette dernière acquiesça et se remit à manger, savourant chaque bouchée comme si elle redécouvrait un plaisir simple. Cependant, au détour d’une gorgée de milkshake, un souvenir lui revint brusquement.
—Ah, j’ai failli oublier. Il m’a laissé un message, et je crois même qu’il est encore plus bizarre maintenant.
Abi plissa légèrement les yeux, intriguée.
—Qui ça ? Et pourquoi ?
Sa cousine posa son milkshake sur la table, cherchant ses mots.
—Alexander. Je ne sais pas trop pourquoi, mais il m'a demandé que tu ne t'approches pas de la fondation. Tu sais de quoi ils parlent ?
Le visage d’Abi se ferma légèrement, un mélange de méfiance et de curiosité éclairant son regard.
—La fondation Helmünd ?
Joanna hocha la tête, visiblement mal à l’aise.
—Oui, il avait l'air… sérieux. Il a dit que c'était dangereux pour toi.
Abi resta un moment immobile, triturant le bord de sa tasse, son esprit déjà en train d’assembler des pièces d’un puzzle qu’elle peinait encore à comprendre.
—Ça ressemble bien à Alexander… Toujours à jouer les messagers du chaos, murmura-t-elle finalement, plus pour elle-même que pour Joanna… Parce qu’il sait que je ne l’écouterais pas. Alexander a toujours eu une façon… étrange de voir les choses, et ça ne s’est pas amélioré avec le temps. Il était en psychiatrie à cause de ses troubles, et pourtant, il continue à penser qu’il peut manipuler les gens autour de lui.
Joanna fronça les sourcils, perplexe.
—Donc, tu penses que ce n’est qu’une manipulation ? Mais pourquoi ?
Abi hésita un instant, cherchant ses mots avec soin.
—Il sait que je suis proche de découvrir quelque chose. Cette fondation, Helmünd, ce n’est pas seulement une structure médicale ou scientifique. Il y a quelque chose de bien plus sombre derrière tout ça. Et Alexander a toujours été… lié d’une manière ou d’une autre. Peut-être qu’il essaie de m’éloigner parce qu’il a peur de ce que je pourrais trouver.
La jeune fille recula légèrement, sa tasse de milkshake entre les mains.
—Ça paraît dingue… Et toi, tu comptes continuer malgré tout ? Tu n’as pas peur ?
Abi esquissa un sourire sans joie.
—Bien sûr que j’ai peur. Mais ce n’est pas une raison pour arrêter. Je dois comprendre ce qui se passe, pour César, pour moi, et peut-être même pour Alexander. Et puis…
Elle s’arrêta un instant, hésitante à partager le fond de sa pensée, mais elle se ravisa.
—…Peut-être que c’est aussi une façon de faire la paix avec moi-même et tout ce que m'a laissé comme héritage toutes ces années. Ce chaos, ces mensonges. Je veux juste une réponse, même si elle fait mal.
Joanna observa sa cousine, frappée par la détermination qui se lisait dans ses yeux, mêlée d’une profonde fatigue.
—Eh bien, si tu veux une réponse, je vais te dire ce que je sais. Alexander parlait lui aussi de recherches, de tests sur des enfants… Il m’a dit que si tu te rapprochais trop, tu risquais de finir comme eux. Il avait l’air sincère.
Abi ne put empêcher un frisson de lui parcourir l’échine.
—Comme eux…? Je ne suis plus une enfant.
Anna haussa légèrement les épaules, son ton teinté de résignation.
—Bon, ce n'est que ce qu'il a dit. Il parlait surtout pour lui-même, je crois… Depuis la mort de sa fiancée, il n'a plus été lui-même. Tout est parti de là. Il a complètement perdu les pédales.
Abi soupira doucement, évitant le regard de sa cousine.
—Je ne sais pas si je pourrais le comprendre un jour et le pardonner même après tout ça.
Joanna observa Abi un moment, réalisant à quel point cette conversation semblait l’épuiser. Ses yeux, marqués par des cernes profondes, fixaient un point vague, comme si elle cherchait une échappatoire. Cette dernière, déterminée à alléger l’atmosphère, se leva soudainement et s'assit à côté d’elle. Abi, bien que surprise, accepta ce geste et se décala légèrement pour lui laisser de la place.
Elle afficha un sourire chaleureux, cherchant à raviver une part de leurs souvenirs partagés.
—Et si je te faisais écouter ma chanson préférée du moment, comme avant ?
Abi tourna lentement la tête vers elle, un sourire doux se dessinant sur son visage fatigué.
—Oui, pourquoi pas !
Joanna sortit ses écouteurs et tendit un côté à sa cousine, tout en pianotant sur son téléphone.
—C'est parti… Mais après, tu m'en dis un peu plus sur ce fameux César, d'accord ?
Abi rit doucement, hochant la tête.
—Oui, madame !
Joanna mit en route une chanson de country douce, apaisante, dont les paroles semblaient suspendre le temps. Le rythme calme et les mélodies familières firent peu à peu tomber la tension dans les épaules d’Abi. Elle s’adossa légèrement et posa sa tête sur l’épaule de Joanna, fermant les yeux un instant pour savourer ce moment simple mais précieux.
Pour la première fois depuis longtemps, elles partageaient un moment d’intimité et de réconfort, et Abi sentit un élan d’envie de s’ouvrir davantage à sa cousine.
—Joanna… merci, murmura-t-elle, toujours dans un demi-soupir, comme si elle se préparait à poursuivre cette conversation dans une direction plus profonde mais elle sut profiter de ce bonheur éphémère avant tout.
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