Episode Vingt-Trois : Retour dans la Cité-Monde
Madame Arks était rentière. Dans la grande Cité-Monde de l’Andar où tout est une question d’échelle, cela ne signifiait pas grand-chose. Elle n’était pas la femme la plus riche de la ville, et sûrement pas la plus pauvre non plus.
Pour vous donner une idée, madame Arks possédait la moitié d’un immeuble. Ceux-ci étaient du même genre que ceux que vendaient la famille Sica lorsqu’ils possédaient tout l’immobilier du quartier. Elle louait dix chambres et grâce à cette petite fortune, elle pouvait, de temps en temps, s’offrir les services des bons restaurants de la Porte Est.
C'est comme cela qu'elle avait pu vivre jusqu'à l'âge de 89 ans, jusqu'à ce que sa pauvre tête lui fasse défaut. Depuis une dizaine d’années maintenant, elle devait toujours être accompagnée de l’un de ses fils pour sortir en ville. Le mal qui la touchait l’empêchait de se concentrer sur ce qu’on lui disait ou lui présentait devant les yeux.
Aujourd'hui, elle s'était rendue avec ses deux enfants dans l'un des plus vieux restaurants de la capitale et surtout, l’un de ses préférés.
Elle ne prêta même pas attention aux coups de feu qui y furent tirés. Des gouttes de sang tombèrent dans sa soupe et elle continua de la boire innocemment, jusqu'à ce qu'elle lève les yeux et découvre le corps de l’un de ses fils, abattu d’une balle dans la tête. Il s'était mis debout pour la protéger.
Soudainement, Madame Arks retrouva les sens qu’elle avait perdus. Elle comprit ce qui se déroulait autour d’elle, elle vit ce qui était arrivé à son enfant, elle sentit jusque dans sa chair la douleur qu’avait pu provoquer une telle attaque surprise. Elle se leva et fuit aussi vite que son âge le lui permettait.
Les coupables de ce brutal retour à la réalité se nommaient adrénaline, cortisol, ostéocalcine et norépinéphrine. Ils avaient réveillé tout ce qu’ils pouvaient chez madame Arks pour qu’en assistant à cette scène, elle puisse être en possession de tous ses moyens le temps d’éviter tout danger.
Personne, à l’époque de ce récit ne connaissait leurs noms. En revanche, tout le monde savait à quelle maîtresse ils obéissaient : la peur.
Elle avait envahi le restaurant. Clients et personnel tentaient de sauver leurs vies par tous les moyens : immobilité, fuite ou riposte, quoi que ces derniers fussent moins nombreux et aussitôt interceptés. Madame Arks tenta de se cacher, mais son cœur ne put la suivre. Il avait puisé trop de ressources pour supporter ce stress intense.
Elle s’écroula tout près d’une table renversée qui servait de bouclier aux deux cibles de l'attaque.
- Putain, merde, merde, merde ! étouffa Gulliver Stroker alors qu'il tentait de reprendre ses esprits. Il sondait la pièce pour trouver quelque chose qui pourrait servir d’arme, mais le moindre objet les mettrait trop à découvert.
- Pardon, Stroker, c'est ma faute, je... s'affola Cyrus, qui pensait encore à l'état dans lequel les tireurs avaient mis le jeune Hawkins.
- Ferme-là, ferme-là ! chuchota-t-il encore. C'est pas le moment !
Gulliver voyait bien que la situation était désespérée, mais il fallait à tout prix tenter quelque chose.
- Cyrus, ressaisis-toi, putain. A trois, on attrape chacun un pied de la chaise et on fonce.
- Ouais, répondit Cyrus en essayant de réunir toutes ses forces.
- Allez, à la une, à la deux... A la trois !
Les deux Géants de la Porte attrapèrent la table et sprintèrent en ligne droite vers le tireur qui se retrouva sans défense, sous le meuble. Ils lui plaquèrent alors la table sur le torse et poussèrent de toutes leurs forces pour l’étouffer. Cyrus se leva et sauta même sur la table.
- Petit fils de chien ! hurla-t-il, fou de rage.
- Fais gaffe ! hurla Gulliver en remarquant l'autre tireur qui rechargeait son canon. Celui-ci commençait à stresser.
Ni une ni deux, Gulliver sauta sur l’homme pour attraper son arme. Il tenta de la lui arracher des mains, mais le tireur se débattait férocement. Le Géant se laissa tomber au sol d’un seul coup, ce qui lui fournit tout le poids nécessaire pour s’emparer de l’arme. Il prit alors appui sur le sol et envoya un violent coup de tête au menton de son assaillant, qui s’écroula par terre.
Gulliver déposa une balle dans le canon et se tint prêt à tirer.
- T’es de quel gang ? Réponds, putain.
- Wow, wow, Stroker, calme-toi un peu. On va discuter, hein ?
Une autre balle vint mettre fin à la discussion. Celle-ci venait de l’arme de Benson, le quatrième Géant. Gulliver lui pardonna cet emportement. Après tout, il restait un autre témoin. Tout le monde se tourna alors vers le deuxième assaillant.
- Salopard, tu m'as cassé le bras ! hurlait-il à Cyrus.
- Bute-le, Stroker, demanda Benson d'un ton froid et cruel. C'était son petit frère qui venait d'être assassiné.
- Attends, Benson, faut le faire parler.
Mais celui-ci ne voulait rien entendre, et le colosse de muscles qu'il était alla briser la nuque du souffrant en un quart de seconde.
Gulliver jeta son arme, de dégoût.
- Putain, Benson...
Le chef des Géants passa la main droite sur son visage, réalisant ce qui venait de se produire.
Hawkins, celui qui l'avait autrefois relevé d'entre les morts, venait de tomber dans la plus profonde des abysses. C'était de tous les Géants le plus innocent. Il n'avait encore jamais tué ni fait preuve de cruauté. Cyrus et Benson commençaient à pleurer.
- Les gars, il faut... Il faut qu'on se tire. On a pas le temps de pleurer maintenant.
Benson essaya de porter le corps de son frère pour l'enterrer dignement, mais il dégoulinait par la tête de sang, de morceaux d'os et de chair.
- Gamin... l'appelait son frère. Gamin, pourquoi ils t'ont fait ça, ces fumiers ?
Alors, ils durent le laisser ici, au milieu des morts et des blessés anonymes. Gulliver Stroker et ses Géants venaient de subir une perte sans précédent.
Quelques jours plus tard, Cyrus trouva le gang auteur de la fusillade. Il ne s’agissait en fait que de petites frappes sans importance, mais Gulliver fit s’abattre sur eux de violentes représailles.
On retrouva chacun d’entre eux pendu devant chez lui avec une pancarte qui portait l’inscription : « Voilà où m’a mené mon crime »
C'était maintenant ça, leur vie. La disparition de Sica et Darren avait plongé la ville dans une immense guerre de territoire que les autorités de pouvaient contrôler. Quelles autorités, d’ailleurs ? Le Palais était complètement soumis au pouvoir de la pègre.
Pour Benson et Gulliver, leur place dans ce nouveau monde était très claire :
« Faut qu'on gagne », se répétaient-ils chaque matin.
Dès cinq heures, ils faisaient le tour du quartier Est de la Cité-Monde pour recruter. Leur organisation devait dominer la ville coûte que coûte. Ils le feraient pour tous ceux qui étaient morts en vain, à cause de la faim, de la violence, de l'injustice.
Ils rackettaient aussi les commerçants pour investir dans leurs propres affaires, escroquaient et arnaquaient les bourgeois et bien sûr, s'il le fallait, tuaient ceux qui se mettaient en travers de leur chemin. Gulliver, en cherchant à faire régner l’ordre, devenait de plus en plus violent.
Ce qui devait n’être qu’une occasion à ne pas manquer devenait une idée dévorante : si les Géants prenaient la place de Sica, peut-être y avait-il un espoir pour cette Cité.
Peu à peu, alors qu’il ne comptait qu’une dizaine de membres originels, le réseau des Géants atteint près de seize commerces, douze-mille sous FC et près de deux-cents personnes impliquées, de près ou de loin.
Le seul qui n'était pas complètement en accord avec les autres était Cyrus. Depuis l'incident avec Hawkins, il voulait simplement s'effacer et retourner à une vie plus ordinaire. Gulliver était plus sévère avec lui, et lui disait simplement que s'il souhaitait partir, il le pouvait. Evidemment, Cyrus n'était pas un lâche, et il n'aurait pas abandonné ses frères pour "si peu".
Lorsqu'ils avaient terminé leur besogne du jour, ils se rendaient dans l’un de leurs locaux de la porte Est pour y passer la nuit.
Ils étaient sous de très hautes pressions, mais recommençaient le jour qui suivait.
C'est d'ailleurs l'un de ces matins que Gulliver, en partant faire sa tournée habituelle découvrit qu'une jeune fille qu'il connaissait bien était de retour.
- Salut, Gulliver.
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