Episode Vingt-Cinq : Coeurs Croisés

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Cela faisait quelque temps qu'ils étaient apparus. Tout avait commencé avec d'inquiétantes disparitions dans de petits villages. Et puis, on aperçut un jour une figure mince et pâle, rampant sur le sol. Celle-ci n'avait ni cheveux ni vêtements mais pouvait voir et entendre.

Lorsque les habitants débusquèrent la créature, ils la tuèrent sans problème, tant celle-ci était faible. On ne sut vraiment dire ce qu'elle était, car si ses traits semblaient presque humains, ses dents déformées, ses yeux globuleux et ses larges oreilles indiquaient le contraire.

Quelques jours plus tard, plusieurs autres de ces créatures apparurent dans la Mangrove et l'on n’apprit que trois choses à leur sujet. Elles ne sortaient que la nuit, étaient physiquement faibles mais très, très hostiles à l'homme.

En l'absence d'informations, on leur donna le nom de "vampires".

Ce que les habitants du petit village de Wukong, premiers à dresser un rapport sur les évènements, entendaient par « faibles », c’était un désavantage physique évident qui n’était dû qu’à leur stature frêle. Lors d’un affrontement direct face à un homme, ils ne risquaient pas de gagner.

Mais ce n'était pas comme ça que les vampires attaquaient. Ils attendaient dans le silence et l'ombre qu'une proie se déplace et fondaient sur elle, puis la mordaient ou l'assommaient sans attendre.

Une fois que la victime était inconsciente, les créatures l'attiraient quelque part, mais personne ne savait où. En un mois, les attaques se multiplièrent et l’on dénombra des centaines de disparitions dans la région.

C’est alors que l'on instaura un couvre-feu. C’était une histoire dont on ne parlait qu’à demi-mot, car la plupart des Khenasiens étaient plongés dans une grande confusion. Tout le monde avait toujours pensé que l’homme était la seule espèce dominante de la planète, mais cette affirmation se voyait remise en question.

C'était donc ce qui avait poussé le roi à condamner Lurrihan, puisque les premières attaques coïncidaient avec la destruction des runes de la caverne.

Ce que Keldan n’aimait pas, c’est que les autorités aient aussi facilement fait le lien entre les deux évènements. Ils étaient de toute évidence au courant de quelque chose qu’il ignorait. Et cette chose était sans doute liée au mot "Ferunister".

Lorsqu'il fut rentré chez lui, il n'expliqua même pas ce qu'il s'était passé à sa soeur et se plongea directement dans ses livres de droit. Il y avait forcément une faille quelque part ! se disait-il. Il ne s'occupa pas des affaires de la ville et n'alla pas travailler pendant plusieurs jours. Lorsqu'on venait le chercher, Cyane disait qu'il était malade et refusait de voir quiconque.

Le plus difficile pour lui était de trouver un contre-argument à celui de l’apparition des vampires. S’il n’y avait pas de preuve que Lurrihan en était responsable, Keldan n’avait pas non plus de preuve du contraire.

Les textes des Gardiens étant inaccessibles aux non-initiés, il ne put se reposer que sur la Loi d’Aquilon et les règles locales de l’endroit où vivait Lurian. Ce fut un travail extrêmement pénible, d’autant plus que beaucoup de textes étaient rédigés dans un vocabulaire archaïque.

Il détacha deux failles : D’abord, la Loi d’Aquilon était sensée pouvoir permettre à toutes les parties de s’exprimer sur chacune des accusations. Or, le sujet des vampires n’avait pas été abordé et personne n’avait pu formuler de défense. Ensuite, elle stipulait que l’accusé avait la possibilité de demander un droit de rachat. Un service rendu à l’Etat de niveau égal ou supérieur à la faute qu’il avait commise.

Si Keldan parvenait à défendre l’idée que Lurrihan était bien plus utile vivant que mort, peut-être pourrait-il le sauver.

Il partit dès qu’il eut en main toutes les informations. Il fallait que cela fonctionne.

Le jour-même de l'exécution, la ville de Kyoran semblait bien calme. Keldan apprit sur place que la mise à mort aurait lieu à l’intérieur du palais et non en place publique comme le voulait la coutume.

Il était déjà sept heures lorsqu’il parvint à convaincre les gardes de le laisser entrer. Normalement, les exécutions avaient lieu aux aurores après un dernier repas. Il fallait espérer que le bourreau en était encore à la lecture des chefs d'accusation.

A l'intérieur du palais, on chargeait plusieurs carioles de vivres et de vêtements. Certaines étaient plus grandes que d'autres, mais toutes semblaient remplies à ras-bord. Que préparait le roi ?

Keldan n'avait pas le temps de se poser des questions, il courut de tout son saoul pour se rendre au lieu de l'exécution. Quand il tomba sur la petite pièce par hasard, on ne voulut pas le laisser entrer.

- Dites-moi si le condamné est encore en vie, s’il vous plaît !

- On ne peut rien te dire, dit l'un des gardes. Maintenant, casse-toi.

- Si vous êtes encore devant la porte, c’est que c’est pas fini. Alors j’ai pas le choix, désolé les gars.

Keldan ferma les yeux et rentra en lui-même. Ca faisait longtemps qu’il n’avait pas ressenti aussi clairement cette seconde respiration.

De la vapeur s'échappa de son corps et fit tousser les gardes. Au moment où celle-ci se dissipa, le Porteur expira une légère brise emplie d'électricité statique. Il venait de réveiller le Souffle qui était en lui.

Il put alors sentir l'odeur de Lurian a l'intérieur de la pièce. Celle-ci était fraîche, et le sang n’avait pas coulé. Génial ! Il était arrivé à temps.

- Qu'est-ce que t'essaies de faire ? Nous enfumer ? demanda un garde.

Le second ne perdit pas de temps et essaya de le transpercer avec sa lance.

Mais la pointe de celle-ci manqua de se briser sur le ventre de Keldan. Plus il avait peur, plus la dureté de son corps augmentait.

Bien sûr, il n'avait pas du tout peur des deux imbéciles, mais il était sous tension à cause de l'exécution de son frère d’armes. Il saisit alors les deux homme par la tête et les assomma contre le mur avant d'enfoncer la porte d’un coup de pied.

Ça, ce n’était dû à aucune force surnaturelle, seulement à la puissance du Porteur qu’il était.

La pièce était toute petite et ne contenait que cinq personnes : Le roi, le Grand-Maître, le bourreau qui lisait les chefs d'accusation, Lurian qui était fort heureusement encore en vie, menotté et maintenant Keldan. On avait vraiment voulu l’éliminer dans la discrétion la plus totale.

- Arrêtez ! Je demande audience ! demanda Keldan.

Le roi se leva de sa chaise, très énervé.

- Seigneur Keldan ! Vous arrivez un peu tard. Veuillez sortir.

- Donnez-moi un instant, votre altesse, un petit instant ! dit-il en sortant le texte de loi.

- Majesté, je vous avais dit que le Porteur devait être jugé, lui aussi. Il est complétement aveuglé par l’émotion.

Keldan avait une immense envie de manquer de respect à cet homme qui était pourtant ce que Lurian avait de plus proche d'un père. Mais il y avait plus important.

- Le droit de rachat ! C'est ce que dit ce texte : tout sujet de Khenas, s'il a manqué à son devoir envers le peuple et le roi peut demander réparation de valeur égale à son forfait.

- Que croyez-vous ? Nous connaissons le droit, "seigneur" Keldan, lança le grand Gardien. Il n'y a rien d'égale valeur à ce qui a été libéré contre nous.

- Ecoutez-moi. Je ne sais pas ce que vous nous cachez, mais il est évident que nous ne savons pas tout, dans cette histoire. Qu’y-a-t-il que nous ne puissions pas faire, Lurrihan et moi ? Nous pouvons rebâtir le mur brisé ! Si les vampires se dressent contre nous, nous les combattrons ! La science du combat nous a été enseignée ! Nous avons défait Ensh’Idai, c’est la vérité. Et vous le savez très bien, sinon, vous n’auriez pas hésité aussi longtemps à rendre justice.

Lurrihan s’était tenu prêt à mourir pour son ordre et son état. Il avait trahi ses raisons de vivre et comprenait qu’il devait disparaître. Alors, il ne regarda même pas Keldan et n’essaya même pas de l’écouter.

- Vous ne comprenez pas, seigneur Keldan, lui dit le roi.

- Alors expliquez-moi ! Dites-moi ! Qu'est-ce qui nous attends ? Qu’est-ce que c'est, Ferunister ?

Le roi et le grand gardien se regardèrent dans les yeux. Le Grand-Maître semblait inviter le roi à ne pas dépasser une certaine limite.

- Peut-être la fin de l'humanité telle que nous la connaissons, répondit Zéphyr II.

Keldan ne savait alors pas vraiment quoi répondre. De quoi était-il question, au juste ? N'y avait-il alors aucune possibilité de rachat ? Qu'allait-il devoir faire, à présent ? Le roi vit son désarroi et accepta de dialoguer avec lui.

- Dites-moi, seigneur Keldan, continua le roi. Je crois connaître la réponse, mais répondez-moi franchement. Savez-vous qu'il existe des choses en ce monde que tous ne peuvent pas comprendre ?

Ah, oui. Encore cette phrase. C'était celle d'Ensh'Idai, celle de Dysill et celle de Kyundo. C'était sans doute une sorte de code pour ceux qui connaissaient le Souffle et les phénomènes qui gravitaient autour. Pourquoi cela devait-il rester un secret ?

- Oui

- Vraiment ? Prouvez-le.

Keldan entra de nouveau en lui-même et l’électricité statique tendit chacun de ses muscles. Aucune vapeur ne sortait de lui car il concentrait tout ce qu’il avait à l’intérieur. Ses veines gonflèrent à vue d’œil et il prenait en stature. Ce n’est que lorsque son corps sembla au bord de l’explosion que le roi lui demanda d’arrêter. Il expulsa alors un filet de vapeur très épais par la bouche. Voyant que le bourreau était stupéfait, le roi lui demanda de sortir.

- Monseigneur, vous ne comptez pas parler des choses supérieures avec cet ours mal dégrossi, tout de même.

- Je crois qu’il va le faire, alors en bon gardien, taisez-vous, lui dit Keldan.

- Ferunister est le nom d'une chose très ancienne, enfouie avec toutes les autres pages déchirées de ce monde, Keldan. Vous en connaissez déjà une partie, puisque le Souffle coule en vous. Mais pas tout, si vous ignorez ce qu’est Ferunister.

Si je vous posais cette question : Quel est le seul être doté de parole et de raison, vous me répondriez "l'Homme", n'est-ce pas ?

- Oui, je crois.

- Vous auriez tort, car il en existe un autre, et Ferunister est son nom, un nom terrible qui brûle dans les profondeurs de la Terre depuis des siècles. Mais contrairement à nous, il n'est ni affecté par l'âge, ni par la faiblesse, ni par le regret ou la compassion.

Ferunister ne peut être vaincu ni contenu par aucun homme. Il veut être le seul à régner sur ce monde et les aberrations qui sont apparues sont ses enfants.

- Attendez, j’essaie de saisir mais je ne comprends pas tout. Si il est si dangereux, pourquoi ne faire surface que maintenant ?

- Parce que c'étaient à ça que servaient les runes. A le maintenir prisonniers des souterrains.

- Sire ! s'inquiéta le grand Gardien. Je suis forcé de vous arrêter. C'est un secret primordial qu'il ne convient pas d’évoquer en ces lieux.

- Sauf votre respect, maître Gardien, je pense qu'il est un peu tard pour les secrets. Les hordes de Ferunister se sont déjà échappées et se nourrissent de mon peuple. Tôt ou tard, tout le monde en sera averti.

- Attendez, dit Keldan, interloqué. Les souterrains ? Vous voulez dire que ce trucs grouillent dans le sol ? Il y en a combien ?

- Un monde. En fait, on pense que la superficie de ces galeries est pratiquement la même que celle de la surface terrestre.

Keldan tentait de se représenter la grandeur d'un tel réseau. Depuis toujours, il marchait au-dessus de ces bêtes tapies dans l'obscurité qui attendaient l'heure de leur sortie. Ils devaient être des milliers, peut-être des millions.

- Vous comprenez, maintenant ? Voilà pourquoi je ne peux vous permettre de vous racheter, alors que je le voudrais. Je dois suivre la loi d’Aquilon, et celle-ci parle d’un échange équivalent. Qu’est-ce qui peut avoir la même valeur que la fin du monde ?

Le roi Zéphyr leva les yeux au ciel, désespéré par la situation qu’il venait d’exposer.

- Quand j'y pense, Ensh'Idai nous aurait été d'une grande aide à l'heure qu'il est. Ferunister dévorera tout. Il boira le sang royal et marchera sur l'univers tout entier. Il n'y a rien qu'aucune nation ne puisse faire contre cette terrible fatalité.

- Le sang royal ?

- Ferunistr a été enfermé par Aquilon il y a des lustres. Dans ses chroniques, il évoque l’étrange affinité de Ferunister pour son sang, plus qu’un autre. La lignée directe d’Aquilon s'est éteinte, mais par son grand-oncle, elle continue avec moi. Il n'y a pas de doute possible, Ferunister tentera tôt ou tard de me tuer.

- Et si nous vous...

- J'accepte mon destin, Keldan. Si cela doit m'arriver, cela m'arrivera.

"Alors il n'y a rien que je puisse faire ?" pensa le Porteur.

Il ne savait pas quoi répondre. Le monde allait disparaître, et le premier à partir serait Lurrihan. Il le regarda droit dans les yeux et celui-ci pleurait. Il ne craignait pas la mort, mais venait de voir tout ce que Keldan voulait faire pour le sauver.

- Je… Enfin, mais… Nous pouvons peut-être…

- Continuons, dit le roi en rappelant le bourreau. Ce dernier finit la lecture des chefs d'accusation alors que l’on préparait Lurrihan à la décapitation. Keldan regarda la scène, impuissant et incapable de prononcer quelque mot que ce soit.

Et à l'instant même où le capitaine finit de parler, la lame s'abattit.

L'homme fort la rattrapa en plein vol et la cassa contre le mur aux yeux de tous.

- Votre fille ! cria-t-il.

Le roi en avait assez.

- Quoi, encore ?! Pour qui vous prenez vous ?

- Vous resterez ici, j’en suis certain. Mais aucun père digne de ce nom ne laisserait ses enfants mourir avec lui. Le cortège ! Le cortège à l'entrée, c'est pour votre fille !

- Je ne vois pas ce que ça change à notre situation.

- Beaucoup de choses, justement ! Où l'emmenez-vous ? Réfléchissons, où pourrait-elle être en sécurité ? En Andar ? Sûrement pas. Anceps ? Non, ce sont des gens plus forts pour le vin que pour la guerre. Oh, mais oui ! Sardag. Vous envoyez votre fille chez Imperio- Coeur-d'Or !

Le roi hésita à répondre, mais voyant que le jeune garçon avait vu juste, il lui dit nonchalamment :

- Ce sont de bonnes déductions, pour un porteur. Imperio saura quoi faire, oui. Mais ça ne change toujours rien.

- Vous comptez profiter de la sécurité offerte par le Championnat de Sardag ! Oui, ce n'est pas une mauvaise idée, en plus, Imperio Coeur-d'Or a sûrement la plus grande armée du monde... Mais vous pensez vraiment qu'une simple escorte pourra traverser le pays sans qu'elle soit capturée ?

- Je pense que...

- Pensez une nouvelle fois à nos forces combinées, avec Lurrihan. Si vous pensez qu’Idai aurait pu être utile, alors imaginez ce que pourrons faire ceux qui l’ont vaincu sans aide, ni armes. Ce n'est pas négligeable. C'est même un immense atout pour arriver en sureté à Sardag.

- Et vous pensez sincèrement que vous pourrez y arriver ?

- Si nous mourions en essayant, cela ne changerait rien pour vous, Lurrihan serait mort comme vous le vouliez. Mais si nous réussissions, nous ferions même plus que cela. Une fois la princesse mise en sécurité, nous irions chercher nos alliés dans les montagnes, et nous éliminerions cette vermine dans son intégralité.

Le Grand-Maître des Gardiens sortit de ses gonds, comme si son masque venait de tomber. Il se rapprocha de Keldan et le saisit par le col en hurlant comme si son esprit était malade.

- Prétentieux ! Orgueilleux ! Ignorants ! Vous ne pourrez vous lever contre le Démon lui-même ! Vous mourrez ! Vous mourrez !

Keldan manqua cette fois-ci vraiment de faire fusionner le visage du Grand Gardien avec le mur.

- Peut-être que vous, vous pouvez pas. Mais nous, si.

Lorsqu’il dit ceci, il arracha les mains du Gardien de son bel habit de Gouverneur. Celui-ci fit face à sa main artificielle, à ses cicatrices et au regard le plus noir qui soit. Il se calma, puis Keldan s'adressa franchement au roi.

- Sire, vous devez nous faire confiance.

- Vous êtes fou, seigneur Keldan. Cela enfreindrait la Loi. Ce serait estimer que la vie de mon enfant est aussi importante que le monde entier.

- Vous ne le pensez pas ?

- Ce que je pense n’a pas d’importance. Qui serais-je, pour faire un tel choix ?

- Un père.

- Vous cherchez à sauver la vie de votre ami, seigneur Keldan.

- Et vous, la vie de votre fille. N’est-ce pas un point d’accord ?

- Je l’ignore.

- Regardez ce qui se profile au loin. La guerre qui nous attend. Quatre jambes et trois bras seront-ils de trop ?

Le roi regarda le jeune Lurrihan. Il était un peu plus jeune que sa fille.

- Puis-je avoir totale confiance en vous ?

Le jeune homme fort s'approcha du roi et vint plier le genou à ses pieds.

- Jusqu'à ce que mon cœur éclate, mon Seigneur, je serai votre homme.

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