Arsenic et vieilles dentelles

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" Tu crois que je vais te laisser mon héritage ? Tu le crois vraiment ? Mais tu es stupide, ma pauvre fille ! Tu es vraiment stupide ! Je ne comprends pas que tu sois ma fille ! Ce n'est pas possible que...

- Madame Postel, fit la voix calme et posée de l'infirmière. Couchez-vous et calmez-vous !

- Comme oses-tu me donner des ordres ?! Moi ! Ta mère ! Crois-moi, tu vas le regretter, ma fille ! Je vais me plaindre !

- Mais oui, Mme Postel, mais oui. Allez couchez-vous !"

Et l'infirmière poussa un soupir de soulagement en refermant la porte de la chambre 117.

" Elle t'a fait chier la vieille ?, lui demanda sa collègue.

- M'en parle pas. Elle perd complètement la boule.

- Faut pas vieillir !, se mit à rire la collègue.

- Et sa fille ?

- Morte depuis dix ans au moins.

- Ouais. Faut pas vieillir."

Cela brisa le rire.

" Tu es si empotée ! Mais ce n'est pas possible ! Dépêche-toi ! J'ai faim.

- Oui, Mme Postel. Je me dépêche.

- Tu es tellement empotée. M'étonne pas que tu ne te sois jamais trouvé un mari. Qui aurait voulu d'une godiche comme toi ? "

L'infirmière servit le plateau-repas. Soupe de légumes, pain, blanc de poulet et coquillettes, verre d'eau, flan.

Elle souhaita un bon appétit et se prépara à partir s'occuper du vieux monsieur Lefebvre.

Mais madame Postel la retint en lui jetant vicieusement :

" J'ai vraiment bien fait de dire ses quatre vérités à ce monsieur Deslignières. Tu imagines ? Le pauvre ? S'il t'avait épousée ? Une cloche pareille !

- Rien d'autre, madame ?, fit fermement l'infirmière.

- Non, tu peux aller te coucher. Je saurai me débrouiller sans toi."

" Sa fille est morte de quoi ?

- Suicide, je crois.

- Cela ne m'étonne pas," cracha l'infirmière.

" Tu es vraiment une inutile ! Je ne comprends pas comment j'ai pu avoir une fille telle que toi ?! Tu sais pourquoi ton père est parti ?

- Mme Postel, fit l'infirmière, lassée de ces récriminations qui ne lui étaient même pas adressées. Couchez-vous et calmez-vous !

- A cause de toi ! Oui ! Il a été tellement déçu par sa fille qu'il a préféré s'en aller ! A CAUSE DE TOI ! Alors, tu vas filer droit maintenant et t'occuper de moi ! Où est ma tisane ?

- Ici, Mme Postel, souffla l'infirmière.

- Va-t-en maintenant ! Je ne supporte plus de te voir !"

La porte que claqua l'infirmière bougea dans ses gonds.

" Tu vas bien ?, lui demanda sa collègue, inquiète.

- Quelle vieille pute ! Elle est...

- Bois un café, va ! Ce n'est qu'une vieille bique ! Elle perd la boule, c'est tout. Tiens, tu veux rire un peu ?

- Essaye !

- Le vieux du 121 s'est encore baladé à poil.

- Non ?

- Il disait qu'il préférait nager nu et qu'il avait toujours nagé nu.

- Nagé ?

- Lui aussi perd la boule. On a dû le ramener dans sa chambre et lui promettre un bain pour le calmer."

Les deux femmes se mirent à rire.

" Mais ce n'est pas possible ! Pauvre fille, va ! Même pas capable de verser de la soupe dans une assiette sans en mettre à côté. Cela me rappelle ce que me disait ton professeur de cours d'économie familiale ! Votre fille est incapable de suivre une recette."

Un rire cruel succéda à cette phrase et la vieille femme jeta vicieusement :

" D'ailleurs nous étions d'accord toutes les deux, ton professeur et moi. Tu es une attardée mentale. j'aurai dû te faire passer des tests. Mais la honte d'avoir une fille handicapée..."

Elle haussa les épaules.

" Sa fille s'est suicidée il y a dix ans ? Sait-on pourquoi ?

- Non. Mais t'occupe ! Elle est si vieille. On la supporte quelques années encore et adieu Berthe !

- Quelques années ?"

L'infirmière blanchit à cette idée.

C'était qu'elle commençait à haïr la vieille de la salle 117.

" Tu te souviens quand ton frère s'est marié ?, lui demanda un jour la vieille femme.

- Mangez votre soupe, Mme Postel.

- J'étais si fière ! Ton père aussi ! Heureusement que tu étais restée aux cuisines ! Ton frère avait été tellement soulagé de savoir que tu ne serais pas là ! Soulagé ! Sa femme ne t'a jamais rencontrée. On lui a tous raconté que tu étais morte en bas-âge."

Mme Postel asséna durement :

" Il aurait mieux valu en effet.

- Vous voulez votre tisane, madame ?, demanda sèchement l'infirmière.

- Tu as été capable de la faire à la bonne température, cette fois ? Empotée comme tu es !

- Pas de souci, madame. "

" Je ne comprends pas cette soudaine maladie, s'étonna l'infirmière en parlant à sa collègue chargée de la salle 117.

- Ce doit être son venin qui l'étouffe, fit une autre femme entrain de ranger des plateaux propres.

- Certainement, fit l'infirmière de Mme Postel. Je vais m'occuper de M. Jacques. Il a encore essayé de sortir tout nu ce matin alors que Mme Bellancourt passait dans le couloir.

- Le vieux saligaud !," se mit à rire quelqu'un.

" Morte."

Rivette regardait le corps et ne comprenait pas qui aurait pu vouloir la mort de cette pauvre vieille femme.

Quatre-vingt quinze ans, aucune fortune, plus d'enfant vivant.

Elle perdait la tête et parlait sans cesse à sa fille.

" Un suicide ?," murmura l'inspecteur en regardant le mur nu de la chambre 117.

L'infirmière tourna la tête vers le mur et ne vit rien que la tapisserie claire et couverte de fleurs.

" Non," fit l'inspecteur décédé en frottant ses favoris.

Il se tenait devant le mur.

Le vieux policier vint tourner autour de la si jolie infirmière.

Elle parassait mal à l'aise.

" Elle me ressent, murmura le policier.

- On n'est pas tous capable de vous voir !," claqua Rivette, agacé.

Et il regretta aussitôt d'avoir parlé en apercevant le regard surpris de la jeune femme.

" Ha ! Pardon, je parle tout seul !, se justifia Rivette, rougissant.

- Et qu'est-ce qu'on n'est pas tous capable de voir ?, demanda l'infirmière.

- La vérité."

Rivette souriait, mais son sourire était contraint.

Il voyait son collègue tourner autour de la jeune femme et secouer la tête, tristement.

" Parle-lui de Marie."

Rivette leva la tête et interrogea l'infirmière :

" Qui est Marie ?"

Le visage si beau de l'infirmière blanchit et elle souffla :

" Sa fille."

Rivette regardait ce phénomène et en était abasourdi.

Son collègue se glissa tout près de la jeune femme.

" Demande-lui ce qui a tué Marie."

Rivette haleta et demanda :

" Qu'est-ce qui a tué Marie ?

- L'arsenic que sa mère lui a versé dans sa tisane. Marie... Marie était simple... Marie... Marie avait un retard mental... Marie..."

L'infirmière parlait toujours mais seules ses lèvres formaient des mots. On ne l'entendait plus.

" Demande-lui pourquoi sa mère l'a tuée."

Rivette n'eut pas besoin d'ouvrir la bouche, la criminelle répondit :

" Parce qu'elle n'aimait pas sa fille."

L'inspecteur se recula.

" Homicide volontaire avec préméditation et harcèlement moral, asséna le policier mort.

- Contre l'infirmière, murmura Rivette.

- Contre la mère !," rectifia l'inspecteur.

L'infirmière se tourna vers le mur.

Il était vide, on ne voyait que la tapisserie claire avec ce motif floral si joli.

Et elle se mit à sourire.

Soulagée.

Contre le mur, les bras croisés et le visage renfrogné, se tenait un inspecteur de police mort depuis deux cents ans.

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