Mycologie et haine
Connaissez-vous la haine ?
Moi, je la connais.
Moi, j'ai vécu avec elle pendant quarante ans.
Une vieille amie, la haine.
Aujourd'hui, je suis morte.
La haine m'a tuée.
J'ai pourtant fait mon possible pour m'amender. Ce devait être moi, le problème.
Moi. N'est-ce-pas ?
Alors je me suis tue.
Corvées, courses, enfants, sourires, ménages, repas, insultes, viols, coups, blessures...
J'ai enduré et je me suis tue.
Aujourd'hui, je suis morte.
Trop tard !
" Merde ! C'est quoi ça ?, murmura l'inspecteur fantômatique en regardant le rapport d'autopsie.
- Impressionnant, non ?
- Il y a une erreur ?
- Non, non. Vous savez bien qu'ils ne font pas d'erreurs !
- Alors, alors...
- Alors voilà !"
L'inspecteur tellement plus âgé regarda son collègue tellement plus jeune et secoua la tête :
" Non, là je ne marche pas. Il y a forcément quelque chose.
- J'ai vu le corps...
- Et ?, fit le fantôme, la voix pleine d'espoir.
- C'est vrai.
- Merde. Comment est-il arrivé là ?
- Là est la question, inspecteur !"
Un reniflement particulièrement inesthétique répondit à cette affirmation et Rivette se mit à rire.
Pour une fois qu'il avait rendu silencieux son collègue.
La haine est un étrange sentiment.
L'amour devient de la haine. Elle nous prend au coeur de la même manière et ne nous laisse jamais en paix. On ne pense qu'à l'autre. Toujours, sans cesse.
Connaissez-vous la haine ?
Moi, je la connais.
Quarante ans d'amour lentement transformés en haine.
J'ai tenu quarante ans et je suis morte.
Une maladie nerveuse qui a dérivé vers quelque chose d'incurable.
La haine a détruit ma santé.
Quarante ans à essayer de faire de mon mieux.
Puis un jour..., j'ai commencé à regarder l'autre.
Et si ce n'était pas moi le problème ?
Alors je me suis mise à réfléchir.
Les enfants avaient leur vie, les viols n'existaient plus, ni les sourires, il restait les corvées, les courses, le ménage, les repas, les insultes, les coups, les blessures...
J'ai continué à endurer et à me taire.
Aujourd'hui, je suis morte.
Juste à temps !
L'inspecteur décédé demanda à voir le corps de ses propres yeux.
Un vieil homme était étendu sur la table d'autopsie et il fallait se rendre à l'évidence en voyant les preuves.
Le cerveau et les poumons de la victime étaient envahis de spores de champignon qui proliféraient.
Ce furent les causes de la mort : maladie broncho-pulmonaire doublée d'une méningite.
Une mort horrible et douloureuse !
" Comment est-ce possible ?, demanda le vieux policier.
- Par inhalation des spores. Les spores de ce champignon, appelé Schizophyllum commune, ont la capacité de germer partout. Dans des souches, sur des fruits, sur la canne à sucre et dans le corps des êtres vivants. Dans les organes, dans les yeux, la bouche... On l'a même retrouvé sur des os de baleine !
- Inhalé ? Notre homme était capable d'aller aux champignons ?
- Non, vu son état. Il était grabataire.
- Alors...?
- Alors, nous cherchons encore, inspecteur."
Puis, Rivette ajouta en secouant la tête, un peu perdu :
" Surtout que ce champignon est considéré comme comestible mais sans intérêt. On le mâche comme du chewing-gum. En Asie, au Mexique, en Afrique...
- Ce sont les spores qui sont dangereux. "
Oui, on peut feindre l'amour pendant des années.
On peut jouer les amoureux et les attendris.
Il est tombé malade et s'est retrouvé cloué au lit.
On aurait pu penser que ce serait la fin de mon calvaire.
Mais il fut encore pire avec moi !
La haine, la haine seule me portait à venir le voir.
Et je découvris un moyen.
Connaissez-vous la haine ?
Moi, je la connais.
Il me fallait un moyen qui lui permette de souffrir une infime partie de ce que j'avais souffert.
Je l'ai trouvé.
J'étais fière !
Et il a fallu que moi aussi, je tombe malade.
Je suis écoeurée.
Mais j'ai tenu quarante ans, je m'étais promise de tenir jusqu'à là fin.
La haine m'a tuée, certes, mais elle m'a tenue en vie encore quelques semaines.
Plus d'enfants, plus de coups, plus de blessures, juste des insultes et du mépris. Les courses et le ménage se réduisaient au minimum. Les repas devenaient des plateaux avec des quantités d'aliments pesées et insipides.
Je retrouvais mon sourire.
Je l'ai enduré en sachant que c'était la fin.
Un jour, au-milieu de sa diatribe, il s'est arrêté et a reniflé l'air ambiant.
" Tu as mis du parfum ?
- Oui, mon coeur. Qu'en penses-tu ?
- Cela sent le champignon. Berk !"
Je me suis mise à rire. J'ai caché le champignon dans ma main. Il était à moitié aveugle.
Il me fallait de la patience, je recommençais plusieurs fois pour être certaine de ma réussite.
Puis, je l'ai regardé en face, mourir doucement, accepter mes médicaments sans se poser de questions, se plaindre des poumons, de l'estomac, de la tête... Je ne faisais pas venir le médecin, sachant que cela allait coûter trop d'argent. Je lui mentis sur les résultats des analyses.
Un joli plan rondement mené !
Aujourd'hui, je suis morte.
Après lui, comme je le voulais !
" Et sa femme ?, demanda l'inspecteur décédé en examinant les dossiers médicaux ramenés de la maison de la victime, tous faux.
- Elle est morte, répondit Rivette.
- Quand ?
- Le lendemain de la mort de son mari."
Là, les deux inspecteurs se regardèrent en face et se précipitèrent dans la cuisine.
Il y avait bien des lambeaux de Schizophyllum commune, coupés pour être cuisinés.
" Où cachait-elle les spores ?
- Un champignon frais ?
- Peut-être..."
Il ne suffit que d'interroger les voisins pour saisir à quel point le mari était violent envers sa femme et comprendre le mobile.
Rivette regardait avec mécontement les bois entourant la maison et secouait la tête.
" Elle a été plusieurs fois à l'hôpital... Elle a été blessée plusieurs fois... Elle a même parlé de viol conjugal !
- De mon temps, les femmes étaient considérées comme mineures et le viol n'était puni que de six années de fer. Si la victime était mariée, le viol était considéré comme un adultère...sinon, ce n'était qu'une "simple fornication". La femme avait perdu son honneur de toute façon et elle était toujours considérée comme responsable de son agression.
- Vous voulez me faire comprendre que c'était pire avant, c'est ça ?, cracha Rivette.
- Non, fit tristement le vieil inspecteur. Mais je fus parmi ces policiers aveugles qui ne virent pas le traumatisme que causait le viol aux femmes."
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