Je suis mort

6 minutes de lecture

Au premier plan, il n'y a rien.

On nous ment ?

On m'a menti ?

Ou je me suis fait des illusions ?

Peut-être...n'ai-je pas tout compris...?

J'avoue.

Je peux me tromper et ce que je vis n'est pas ce que chacun vivra.

A vécu.

Vit.

On s'embrouille dans ce temps qui n'a ni fin, ni début.

Au premier plan, il n'y a rien.

Mais qu'en est-il des autres ?

Mhmmmmm.

J'ai lu beaucoup et je suis bien âgé.

Je m'attends à certaines choses.

J'ai écouté avec soin les paroles des prophètes et les discours des initiés.

Après tout, il y a toujours le pari de Pascal.

Alors, alors...je me dois d'avouer que je suis un peu déçu.

Là, maintenant.

En vérité.

Il n'y a rien.

Vous voulez une description ?

Je suis bon parleur.

Je peux essayer.

Mais comment décrire le vide et le rien ?

Je suis debout, on me questionne et tous les problèmes sont posés.

Pas d'éclair tombant du ciel, pas de trompettes retentissant dans la clarté, pas de lueur divine pour éblouir les hommes.

Bien, bien, bien.

Pas de gouffre rempli de flammes, pas de ricanement vicieux éclatant dans la nuit, pas de claquement de fouet pour asservir les hommes.

Bon, bon, bon.

Je ne suis pas Dante et je n'ai aucun Virgile pour me guider.

Je suis mort.

Et il n'y a rien.

Prenons le problème autrement.

Vous m'interrogez, vous êtes bien gentil.

J'essaye, j'essaye.

Mais que voulez-vous que je vous dise ?

Je suis debout, dans le néant et je ne vois rien.

Il doit y avoir quelque chose, quelque part.

J'ai attendu ce moment pendant des années.

Tiens, savez-vous ce que j'espérais ?

Que ma chère femme soit là à m'attendre.

Cela aurait été si beau les retrouvailles.

Des serments d'amour.

Des promesses de vie.

Mais voilà.

Je suis seul.

Et je suis mort.

Il n'y a rien d'autre à en dire, je crois.

Ha si !

Peut-être !

Pourriez-vous trouver qui m'a tué, je vous prie ?

" Cet objet est stupide, claqua le lieutenant Lyster. Et je me sens stupide de l'essayer."

L'inspecteur se mit à rire et regarda sa collègue, magnifique avec ses cheveux rasés très courts.

" Vous vouliez parler vous-même à la victime, lieutenant.

- Ghost ! Je ne crois pas que votre truc marche."

Le fantôme se pencha sur le oui-ja et se mit à rire encore plus fort.

" Vous ne devez pas y croire assez, lieutenant."

Elle rit aussi et contempla la planche avec agacement.

Un Ouija est une planche de bois sur laquelle ont été gravées les lettres de l'alphabet latin, les dix chiffres arabes et quelques mots spécifiques : "oui", "non", "bonjour", "au revoir".

On doit pouvoir communiquer avec les esprits au moyen d'un accessoire placé sur la planche : un verre retourné ou une "goutte", un objet disposant d'un côté pointu. Chaque participant à la séance pose un ou deux doigts sur l'objet et le déplacement de l'objet est attribué aux "esprits"...ou à la force de l'esprit humain. De là se transmet un message destiné aux hommes de la part des "esprits".

" Bon, j'avoue, fit le lieutenant. Je suis sceptique."

Je suis mort.

Mais je ne peux vous être d'aucune utilité.

Je n'ai aucun message à transmettre, je ne suis pas un esprit fort, je ne suis pas un génie destiné à éclairer le monde.

Je suis un homme.

Simple.

Je suis mort.

Simplement.

Enfin.

Peut-être pas.

Il s'est passé quelque chose et mon esprit se rebelle.

Qui m'a tué ?

Ce doit être cela qui m'empêche d'avancer.

Car je le sais.

Au-delà de ce vide et de ce néant, il y a quelque chose !

Sinon, sinon.

Tout ne serait qu'un mensonge.

Tout.

Religion, pensée, espoir, amour, Dieu...

Tout serait illusoire.

Ce n'est pas ce que je crois.

Alors, alors.

Aidez-moi !

Je suis mort.

Il y a forcément quelque chose à faire.

Vous pouvez forcément faire quelque chose, vous.

Les vivants !

" Ce message ne veut rien dire !, claqua le lieutenant. Le vieux est mort d'un accident. Point final !

- Un drôle d'accident, vous en conviendrez, sourit l'inspecteur.

- On en apprend tous les jours !, rétorqua Lyster.

- Oui, mais quand même."

L'arme du crime était impressionnante. Une lance de trois mètres de haut avec une lame de fer partagée en trois parties dont une imposante pointe de fer effilé et un non moins imposant croissant de lune métallique...

Une pertuisane était tombée de son emplacement dans le mur.

Son attache avait cassé.

Et le vieil homme était mort sur le coup, le crâne brisé.

" Pertuisane. Italie. XVe siècle, lut le lieutenant en se penchant sur l'étiquette accrochée au mur.

- Un collectionneur d'armes anciennes et surtout d'armes d'hast. Il y a là de jolies lances : pertuisane, bardiche, vouge, fauchard..."

L'inspecteur toucha le fauchard ou faux de guerre et murmura :

" J'ai vu cela utilisé à la guerre. Les paysans la maniaient contre des soldats...ou contre des nobles... Ou contre leurs voisins... Ou contre leur propre famille..."

La voix se tut et le policier vieux de deux cents ans se remémorait des temps et des horreurs.

Savez-vous ce qui me navre le plus ?

Ma collection.

Oui, j'aime ma collection.

Mes livres surtout, je les aime et je les ai beaucoup aimés.

Je sais, je sais.

On n'emporte pas ses richesses après la vie.

La preuve !

Je suis seul.

Je suis mort.

Je n'ai rien.

C'est le néant.

Et j'entends qu'on me parle et qu'on m'interroge.

Je suis debout, on me questionne et je n'ai rien à dire.

Sinon...

Qui m'a tué ?

Et pourquoi ?

Je suis vieux, je suis seul, je suis sans intérêt.

Alors, alors...

Pourriez-vous s'il vous plaît m'aider ?

" Encore le même message, c'est d'un ridicule ! J'abandonne !"

Le lieutenant Lyster allait remballer le oui-ja mais l'inspecteur la retint.

Une main glacée sur un bras trop chaud.

" Attends ! Regarde !"

Sur la plaque de bois, depuis le départ, apparaissaient trois lettres.

"AUD AUD AUD AUD "

Le dollar australien avait-il tué le vieux monsieur ?

Ou le vieux monsieur parlait-il de quelqu'un ?

Aud ?

Aude ? Audin ? Audrey ?

Et tout à coup, apparurent trois autres lettres :

" BIR BIR BIR BIR"

Le lieutenant soupira et caressa ses cheveux rasés avec consternation.

" C'est la dernière fois que je t'écoute, Ghost. Je me sens conne."

Bir ?

Birman ? Bataillon d'Intervention rapide ? Bir-Hakeim ?

Ridicule.

Et les dernières lettres qui apparurent difficilement furent :

" AME AME AME AME"

Et là, tout s'éclaira !

J'ai fait ce que j'ai pu.

Je ne peux pas plus.

Je vois que tout est raté.

J'espère que ma collection survivra à ma mort.

Surtout mes livres.

Surtout mes livres.

Il n'y a rien.

Rien après.

Plus d'espoir et on est seul.

En vérité, je vous le dis !

La vérité n'existe pas.

Je ne suis qu'un vieux monsieur.

Je n'ai rien...que ma collection...

Et mon infinie tristesse.

" "Les oiseaux d'Amérique" d'Audubon ?, fit Lyster, sceptique.

- Il n'existe que 119 exemplaires de ce livre, très chère, fit le policier d'un air solennel.

- Et alors ?

- Un exemplaire de la première édition des Oiseaux d'Amérique a été vendu aux enchères en 2010 pour 10, 8 millions d'euros.

- QUOI ?

- A qui profite le crime ? Les attaches des armes tiennent et celle-ci a lâché !

- Mais...mais... Ce n'est qu'un livre !

- Regardez-le mieux !"

Un livre...magnifique, merveilleux, splendide. L'ornithologue, naturaliste et peintre américain Jean-Jacques Audubon (1785-1851) l'avait publié entre 1827 et 1838, avec des gravures en couleur d'une qualité telle qu'on avait l'impression de pouvoir caresser les plumes et ressentir la vie dans les images d'oiseau.

Une oeuvre d'art !

Un des livres les plus chers du monde !

Mais alors...

" A qui profite le crime ?"

L'héritier naturellement.

Criblé de dettes.

Il avait soigneusement organisé l'accident.

Sachant que le grand-père allait vérifier régulièrement ses collections, il avait défait les attaches.

Un jour ou l'autre l'arme serait tombée et aurait tué le grand-père.

Simple affaire de patience.

Le jeune homme devait recevoir la bibliothèque en héritage et surtout...The Birds of America, son joyau le plus précieux.

Je suis mort.

Pour de l'argent.

Je ne suis pas sûr d'apprécier cette idée.

J'aurai préféré mourir pour des idées.

Pour une histoire d'amour.

Pour une affaire de vengeance.

Cela devient une mort sordide.

J'en suis amèrement déçu.

Pas vous ?

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