Pia Locus
Les quatre adolescents avaient eu le même mouvement de tête, se tournant lentement vers la scène de leur camarade décédé. Les secondes s’écoulèrent sans qu’aucun ne disent mot, bouche à moitié ouverte. Leur cerveau tentait tant bien que mal d’assimiler l’horreur de la situation.
Finalement, Alice poussa un cri à en perforer les tympans. Elle recula d’un pas malhabile et tomba sur ses fesses, en pleine crise de panique, sans oser détourner son regard de Mathéo. Son hurlement réveilla les autres. Cyprien s’élança rejoindre leur ami, mais Basile l’en empêcha avant qu’il ne pose un pied sur l’échiquier mortel. Eux aussi criaient, l’un sur l’autre. Cyprien le priait pour aller sauver un ami pour lequel ils ne pouvaient déjà plus rien tandis que Basile refusait de le laisser prendre des risques sur ces dalles manifestement piégées. Violette, enfin, avait posé une main contre un mur et laissait pendre sa tête, persuadée qu’elle allait recracher son petit-déjeuner.
Au bout de quelques minutes, Cyprien se laissa enfin maitriser par Basile. Les deux garçons étaient en larmes. Pour la première fois, ils ne cherchaient pas à les cacher. Ils venaient de voir un ami mourir et restaient impuissants. Comment auraient-ils pu en être autrement ?
— Mais bordel… Qu-qu’est-ce qu’on fait ? les interrogea Cyprien.
— Pia locus…, répéta Violette après un haut-le-cœur. La salle des pieux… Je parie qu’il y a d’autres pièges… On peut pas rester là…
— O-on peut peut-être appeler les secours, proposa Basile.
— On sait même pas où on est…
D’une main tremblante, le garçon essaya d’appeler le numéro d’urgence. Mais il démarrait à peine l’appel que celui-ci se coupait immédiatement, comme si son interlocuteur lui raccrochait au nez. Après trois essais infructueux, il essaya d’appeler sa mère. En vain. Son téléphone refusait de passer un appel.
— Il doit… pas y avoir de réseau…
— Alors qu’est-ce qu’on fait, hein ?
Basile rangea son appareil dans sa poche, dépité. Il jeta un regard à ses amis, puis vers l’échiquier. Son corps fut parcouru d’un frisson quand il réalisa le seul choix qu’ils avaient.
— On doit essayer de traverser…
— T’es malade ? réagit vivement Violette. J’ai pas envie de devenir un morceau de gruyère !
— Si tu as une autre solution, je t’écoute.
Miss Parfaite ouvrit la bouche, mais la referma tout aussi vite. Finalement, elle se contenta de déglutir.
— Bon, d’accord, mais soyons plus malin…
— Il est mort, Violette ! s’écria Cyprien, rouge de colère. Tu crois que c’est le moment de…
— Regardez les dalles, l’interrompit-elle. Elles ont toute un symbole par-dessus.
— Oui, je les avais remarqués aussi, confirma Basile en s’approchant.
— Ce sont tous les mêmes sur les deux ou trois premières dalles et Mathéo a marché dessus sans qu’il ne se passe rien. Je suppose donc que ces cases là ne sont pas piégées…
— Tu supposes ?
Alice s’était finalement relevée. Elle respirait encore avec difficulté, toujours chamboulée, encore pleine de larmes. Violette se mordit les lèvres et ses yeux la fuirent.
— Je suppose, oui… J’ai aucune certitude… Tous les autres symboles sont légèrement différents… Il y en a sûrement d’autres piégés, et d’autres qui sont juste des leurres… Peut-être…
— Ce sera pas possible de sauter des premières cases safes jusqu’à la porte de l’autre côté, bredouilla Cyprien qui essayait de ne plus regarder vers Mathéo. Moi, en tous cas, j’en suis pas capable.
Ils restèrent silencieux encore un petit instant, observant l’échiquier piégé sans savoir que faire. Violette était concentrée à la recherche d’une idée pour distinguer les symboles, mais rien ne lui venait, si ce n’est l’image du trou dans la tête de Mathéo. Elle avait beau ne pas l’apprécier, elle ne lui aurait jamais souhaité pareille destinée. Le silence fut brisé par une question étrange de la part de Basile.
— Vous croyez que la case qui a tué Mathéo fonctionne toujours ?
— S’il y a plus d’une perche cachée, peut-être… pourquoi ? Hey !
Basile ne s’était pas fait prier plus longtemps. L’air décidé, il fit quelques pas sur les dalles, tout en veillant à rester sur celles que Violette avait désignées comme sans danger. Si Cyprien avait eu un geste pour l’interrompre, il n’avait pas osé mettre un pied sur le pavage bicolore.
— Qu’est-ce que tu fous !
— Je teste un truc.
D’un geste d’épaule, il attrapa son sac à dos et, à deux mains, le jeta violemment sur la case qui avait scellé le destin de Mathéo. Alors, avec une grande inspiration pour prendre courage, il posa un pied dessus. Rien ne se produisit.
— Ok, la bonne nouvelle, c’est que les pièges ne fonctionnent qu’une fois.
— Super, Sherlock. Et pour le reste ?
— Pour le reste… Je prie.
Il ramassa son sac et le jeta de nouveau devant lui. Aussitôt, une nouvelle perche fila à hauteur de tête et vint se planter dans le mur en face, de l’autre côté que celle qui avait tué Mathéo. Quand elle passa devant lui, Basile eut un petit sursaut, mais il parvint à rester debout. Son cœur battait la chamade.
— Putain, Basile, ça va ?
— Ouais… Ouais ! C’est bon, j’ai rien !
— Et ça marche… s’émerveilla Alice. Ça marche, Basile !
— Malin, commenta Violette en s’adossant contre le mur, prête à se laisser glisser jusque par terre. Pas très prudent, mais malin.
— Je vais nous créer un passage, vous n’aurez qu’à me suivre !
Requinqué par cette solution miracle, Cyprien s’élança à la suite de leur brillant camarade sur l’échiquier. Alice et Violette, plus prudentes, ou moins confiantes, restèrent au bord, observant avec appréhension la progression des garçons. Le troisième lancer de sac ne déclencha rien de plus et ils purent encore progresser d’une case.
Mais tandis qu’elles observaient la scène de loin, Violette fut prise d’un effroyable doute. La première perche était sortie du mur de droit et le second du mur de gauche. Se pouvait-il que…
— Attendez, les gars ! Et si…
Trop tard. L’hypothèse de Miss parfaite se confirma avant même qu’elle ne puisse la partager. En jetant le sac sur la dalle suivante, Basile venait de provoquer la propulsion d’une nouvelle perche. Mais celle-ci ne venait ni de droite, ni de gauche. Aucun des deux garçons ne la vit, d’ailleurs, car elle les transperça depuis leur dos, les transformant en une brochette sanglante. Ils avaient réussi à traverser la pièce, finalement… Mais à quel prix ?
Le temps de réaction d’Alice et Violette fut bien plus rapide, cette fois-ci. Toutes deux hurlèrent de terreur et se précipitèrent dans la pièce d’entrée. Là-bas, elles frappèrent de toutes leurs forces sur les portes. En vain. Le Manoir avait décidé qu’elles ne sortiraient pas par là.
Toutes deux en larmes, secouées par l’angoisse, elles se laissèrent tomber par terre. Incapables de dire un mot, elles laissèrent exploser toute leur frayeur et leur peine dans un torrent de larmes. Elles n’étaient déjà plus que deux, mais elles ne voyaient aucune issue à leur situation désespérée.
Surveillant la scène en silence, le chat noir restait immobile sur son perchoir. Quand les filles montrèrent enfin un semblant de calme, il sauta d’un mouvement souple. Il se dirigea vers Alice et s’assit, attendant qu’elle le remarque. La jeune fille était encore secouée de soubresauts incontrôlables quand ce fut le cas. Mais elle tendit tout de même des bras tremblants pour attraper le matou. Celui-ci se laissa faire sans même miauler. Elle le serra alors contre sa poitrine et, tout en pleurnichant, caressa son crâne.
Un bruit retentit alors et Violette releva la tête en séchant ses larmes, interdite. Au-dessus d’elles, le coucou sonnait Midi.
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