Chapitre 1-1 : lancement - Le grand jour
Journal télévisé
Paris
20 janvier 1988
« Antenne dans trois secondes. »
Tétanisé, Marc fixa le présentateur avec des yeux vides. Sous la table, ses mains s’écrasaient nerveusement l’une contre l’autre. Au moment de se lancer, il doutait : que ne donnerait-il pas pour être n’importe où, loin d’ici !
« Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs bonsoir ! La nouvelle économique de ce jour nous sera présentée par nos invités, à commencer notre ministre des finances, Monsieur Meghain, bonsoir.
— Bonne soirée à tous !
— …ainsi que par Monsieur Bicker, le gouverneur de la Banque de France, et Monsieur Radier, une figure bien connue dans le monde de la finance, bonsoir messieurs.
— Bonsoir.
— Et enfin par celui qui fut le fondateur du syndicat des lycéens et étudiants CRASH avant d’être trésorier au sein d’un établissement financier. Monsieur Ancel, bonsoir. »
Marc salua à son tour en fixant la caméra, d’un air qu’il espérait détendu.
« Vous avez une annonce importante à faire. Mais tout d’abord l’actualité politique : Génération Mitterrand ; c’est le titre d’une affiche commandée par le parti socialiste. À peine dévoilée, elle fait déjà l’objet de spéculations. Préfiguration de la candidature prochaine du Président à sa réélection ou d’un passage de relais… »
Les mains moites, Marc examina le gouverneur. À bientôt cinquante ans, ce haut fonctionnaire avait la réputation d’avoir toujours fait passer les intérêts de la France en premier. Tout en ayant une certaine élégance à l’ancienne, qu’illustrait parfaitement la sobriété de son costume gris-anthracite.
Sa présence ainsi que celle du ministre leur permettraient d’être pris au sérieux, mais à quel prix ! Il avait dû nouer un pacte avec ses partenaires, ou plutôt le diable !
Marc s’agita : c’est Bicker qui le dérangeait le plus. Le ministre et sa clique n’étaient pas des enfants de chœur. Le gouverneur, lui, était un homme intègre et dévoué à son devoir. Ce qui ne l’empêchait pas d’être victime d’un odieux chantage.
« … et maintenant la nouvelle du jour. Monsieur Ancel, vous n’êtes pas ici en tant que représentant du syndicat CRASH ? »
Il hocha la tête, se forçant à regarder l’œil de la caméra comme on lui avait prescrit. Il débita, d’une traite un peu trop rapide :
« Nous venons annoncer la création d’une société dans un secteur qui concerne le quotidien des Français.
— Et cette création, c’est ? »
Son stress miraculeusement envolé, Marc fit une courte pause pour marquer son effet et écarta les mains :
« Une banque : la Nab, pour Nouvelle Activité Bancaire. Elle aura une envergure nationale. Son président et directeur général ne sera autre que monsieur Radier ici présent, et il fit un signe de tête en direction du banquier.
Le présentateur se tourna vers le nouveau PDG :
« C’est un objectif ambitieux pour un secteur encore peu ouvert à la concurrence. »
Il n’avait pas tort. Même si quelques sociétés étrangères s’étaient implantées ces dernières années, le paysage bancaire restait largement dominé par les grands établissements historiques.
« Nous disposons de nombreux atouts. Nous démarrons avec un capital de quatre milliards. Dès demain, cinquante agences seront ouvertes en France. Et une plateforme téléphonique peut déjà vous répondre. Et le plus important : nous offrirons plus de services pour bien moins cher que la concurrence. »
Le présentateur s’adressa de nouveau à Ancel :
« Quel a été votre rôle dans ce lancement ?
— J’ai conçu le positionnement de la Nab. Mes idées ont convaincu notre actionnaire suisse. J’accompagne la banque et je suis son porte-parole.
— Pouvez-vous nous en dire plus sur cette stratégie ?
— Bien sûr. Nous allons être la première banque où vous pourrez réaliser vos opérations, non seulement dans des agences autres que la vôtre, mais aussi de chez vous. Le tout en rémunérant mieux les dépôts de nos clients et en les facturant moins.
— Les Français ont une relation très personnelle avec leur banquier. Pensez-vous qu’un nouvel acteur, inconnu, inspirera suffisamment confiance ? D’autant plus que celui qui a défini sa stratégie n’a que vingt-six ans ? »
Marc se mit à sourire et regarda droit dans la caméra :
« C’est une bonne question. La réponse tient en trois points. »
Il marqua une petite pause :
« Les quatre milliards investis proviennent essentiellement de la Zurich Trust Bank. La Nab est nouvelle, mais elle appartient à une banque suisse solidement établie. »
Le présentateur l’approuva de la tête. Il continua :
« Nous avons aussi toutes les autorisations réglementaires. Notamment de la Banque de France. Réputée pour sa prudence en la matière. »
Sachant comment ce soutien avait été obtenu, il ne put s’empêcher de contracter ses muscles. Il poursuivit : « Quant à mon âge. Je suis jeune… et bien plus au fait des attentes des clients que nos énarques et polytechniciens dirigeants de banque. Mais surtout, je ne suis que le conseiller. Celui qui est aux manettes est un spécialiste : André est une figure emblématique du secteur. »
Le présentateur acquiesça puis changea de direction : « Vous êtes connu pour vos actions syndicalistes en faveur des étudiants. Pourquoi et comment vous retrouvez-vous dans cette aventure, aux antipodes de votre positionnement ?
— Je soutiens toujours la cause des jeunes. Pour leurs études d’abord, leur entrée dans la vie active ensuite. La Nab y contribuera. Et CRASH, via sa participation, bénéficiera directement de sa réussite.
— Cette banque va-t-elle avoir une politique commerciale en faveur des étudiants ?
— C’est son président qui en décidera. Mais je militerais dans ce sens ! »
Le présentateur le remercia et se tourna vers les autres invités. Le ministre de l’Économie fut dithyrambique. Pour lui c’était « le signe d’un renouveau entrepreneurial dans notre pays. »
À une question sur la solidité du dossier, il répondit, sûr de lui, qu’il avait été examiné avec soin par ses services : « Nous avons toutes les raisons de penser que la Nab aura une belle croissance. Et les consommateurs en sortiront gagnants. »
Sa dernière répartie fut la plus importante. Le présentateur l’interrogea :
« Vous dites que cela va donner un coup de jeune au secteur bancaire. Le considérez-vous comme sclérosé ? »
Meghain arbora son célèbre sourire médiatique et regarda les téléspectateurs droit dans les yeux :
« Je n’ai pas à favoriser une entreprise plutôt qu’une autre. Toutefois…, il marqua volontairement une pause, toutefois, mon objectif est que les Français payent le moins possible. Et la Nab va réveiller la concurrence ! »
Le présentateur le remercia et se tourna vers le gouverneur :
« En France, une banque ne peut être agréée sans de sérieuses garanties. Je me trompe ? »
Un peu emprunté, Bicker toussota dans sa main :
« Effectivement, nous devons éviter qu’un établissement puisse faire faillite et ruine du même coup ses clients. »
— En quoi consistent ces garanties ?
— La plus importante correspond au montant de capital qu’une banque doit détenir, par rapport à ses engagements. Elle doit disposer d’au moins 8 % de fonds propres. »
Le journaliste précisa sous forme d’interrogation : « Ces fonds permettent d’encaisser des pertes sans contrecoup pour les clients. Ce sont les actionnaires qui payent en cas de coup dur. C’est cela ?
— Exactement. »
Plus à l’aise, le gouverneur s’enflamma :
« Il y a aussi des ratios qui imposent un minimum de liquidités pour éviter un défaut de paiement. Enfin, il y a les contrôles effectués par nos inspecteurs. »
Le présentateur tenta de canaliser le discours de son invité :
« Et dans le cadre de la Nab, tout est conforme à vos attentes ? »
Marc n’était plus qu’une boule de nerfs. On arrivait au moment fatidique. Bicker allait-il transgresser les règles d’un métier qu’il exerçait avec passion depuis plusieurs années, ou suivre la voie de sa conscience et dénoncer le chantage dont il était victime ?
Le gouverneur se tassa sur lui-même et regarda ses mains pendant un court instant, qui sembla une éternité pour Marc, avant de redresser la tête :
« Cette banque apporte toutes les garanties nécessaires. »
Le présentateur se tourna vers Radier. Il fit un bref rappel de son parcours : président d’une banque régionale pendant plus d’une décennie, il était considéré sur la place comme un sage. Il enchaîna :
« Vous avez accepté de prendre les rênes de la Nab. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?
— Au-delà de ma rémunération, je suppose ? plaisanta le banquier avant de reprendre, c’est une aventure passionnante. Nous prévoyons la banque de demain. Avec dix ans d’avance.
— Et qui va être le patron de la Nab ?
— C’est le PDG qui dirige, en rendant des comptes à ses actionnaires. »
Le journaliste insista : « Monsieur Ancel est associé dans la Nab ?
— Ainsi que la Zurich Trust Bank et le syndicat CRASH. »
Marc précisa :
« La Suisse détient 99,7 % des parts. Le reste se partage entre CRASH et moi-même. »
Il était temps de clore le sujet. Le présentateur s’adressa à Radier : « Pour terminer, pouvez-vous nous éclairer sur cette publicité mystère, qui inonde nos écrans depuis une semaine ? »
Ces spots montraient les tarifs bancaires de la place. À côté étaient affichées des conditions systématiquement plus avantageuses : gratuité pour certaines opérations, taux d’emprunts abaissés, rémunération des dépôts. Le tout avec pour seule légende : « Et si cela pouvait arriver ? »
Radier répondit, détendu :
« Dès ce soir, vous verrez que ce n’est pas un rêve. Nos offres sont vraiment alléchantes ».
Le présentateur passa au sujet suivant. Marc se relâcha. C’était fait. Sa nouvelle vie venait de démarrer. En fanfare.
Annotations
Versions