Chapitre 2-3 : guerre des spots : acte II
Guerre des spots, acte II
Paris
Début mars 1988
Les équipes travaillèrent d’arrache-pied, Radier exigeant la modification de plusieurs prises de vues. Enfin, la veille du jour fatidique, il donna son accord.
Forel fit des merveilles en appelant des entreprises pour leur racheter leurs créneaux publicitaires. De son côté, Marc demanda à rencontrer le patron d’une des chaînes nationales.
Il joua cartes sur table.
« J’ai besoin d’obtenir des espaces de diffusion pour après-demain soir. Voici mes raisons… ».
Le directeur de la chaîne, surpris et un peu impressionné, objecta :
« Je risque de perdre la clientèle de ces grandes banques. »
— Avec votre part d’audience, elles ne peuvent se priver de vos services. »
Voyant son interlocuteur ébaucher un sourire, il poursuivit : « D’autant plus que nous allons faire la même chose avec les autres chaînes ».
Il marqua une pause et enfonca le clou :
« En retour, je suis prêt à participer à une confrontation. Avant que chacun ne réagisse et que l’on s’affronte par voie de presse ».
Le directeur sonda du regard le jeune homme. Un face-à-face entre banquiers n’était pas vraiment une source d’audimat. Mais la guerre de communication qui s’annonçait et le contraste entre la jeunesse de son interlocuteur et l’expérience de ses contradicteurs pouvaient être détonants.
« Marché conclu. »
La soirée des diffusions arriva. Les premiers spots de la Nab montrèrent des caricatures de banquiers opulents ; comptant leurs billets et actionnant la manette de leurs tiroirs-caisses. Ils perdaient leur sourire en voyant leurs clients partir pour la Nab. Il s’ensuivait une réunion de crise ou ils décidaient de jouer cyniquement sur les inquiétudes des Français. Ils tenaient alors des propos éhontés. Ainsi, lorsqu’ils parlèrent de l’écoute attentive de leurs clients, l’un d’eux déclara : « Mais nous-mêmes, nous ne les écoutons pas vraiment ». Le deuxième répondit, avec un rire gras : « Bien sûr que si, le temps de leur prélever des frais ! »
Pour chacune de leurs idées, quelques images étaient diffusées, sous forme de parodie des réelles publicités à venir.
Les spots du GIB et de la Banque Unifiée, retransmis dans la foulée, perdirent beaucoup de leur impact auprès du public, et furent même contreproductifs.
La deuxième vague de films de la Nab répondit sur le fonds. Chacun commençait par : « Plutôt que de vous influencer avec des images chocs, nous préférons être rébarbatifs, et vous donner les vraies explications ».
La réaction des concurrents à cette offensive médiatique fut un mélange de stupeur et de rage. Tous dénoncèrent le caractère honteux et diffamatoire de ces messages. La Nab ne fit aucun commentaire. Le prochain coup devait venir de la chaine de télévision.
Plateaux télévisés, Paris
Lundis 7 et 14 mars 1988
Bievod accepta immédiatement l’invitation de la chaine de télévision à venir échanger en direct : « Nous montrerons que la compétence et la sécurité ne se décrètent pas à grands coups de slogans. »
Les autres patrons de banque firent de même dans la foulée. La Nab de son côté émit un communiqué laconique : « Nous ne nous soustrairons jamais à un besoin d’explications. »
Le choix du représentant fit débat. Marc voulait faire l’émission ; Forel, Radier et sa directrice marketing étaient plus réservés : ses adversaires étaient beaucoup plus expérimentés que lui. Le jeune homme clôtura la discussion avec fougue : « Je vais les écraser ! Cela sera une victoire éclatante de la jeunesse sur leur immobilisme ! »
La confrontation fut organisée le lundi soir suivant. Marc avait la mine grise et les mains moites. Il avait passé la journée à papillonner d’un sujet à l’autre, incapable de se concentrer.
Le même présentateur que la dernière fois l’accueillit. En vieux routier, il devina la tension de son interlocuteur :
« Tout va bien se dérouler. Venez, je vais vous confier à une de nos maquilleuses. »
Alors qu’il se faisait pomponner, Marc sentit ses boyaux se tordre. Mais pourquoi n’avait-il pas laissé Radier faire cette émission ?
Après un échange réduit et froid de civilités, les invités s’installèrent enfin autour du plateau.
« Bonsoir ! La scène médiatique a été monopolisée ces derniers temps par un affrontement sans précédent entre acteurs de la finance. Sans précédent par l’intensité de l’utilisation des outils de communication du monde moderne. Sans précédent parce que cela touche un secteur jusqu’ici épargné par les manœuvres financières des années 80. Sans précédent enfin, car elle correspond au lancement d’une nouvelle banque : la Nab… ».
Le journaliste marqua une pause en regardant gravement la caméra. Il reprit plus calmement : « Au-delà des déclarations enflammées de ces derniers jours, nous avons voulu un débat sur le fonds. Nous espérons ainsi vous éclairer sur les positions en présence. »
Il se tourna vers ses invités pour les présenter. Il termina par le plus combatif :
« … et enfin à ma gauche, le plus farouche opposant à la Nab, monsieur Bievod, président du Groupe International de Banque, bonsoir.
— Bonsoir à tous. Cet échange va mettre en lumière le risque de catastrophe apporté par La Nab. »
Marc frissonna : le banquier, déjà impressionnant au naturel par sa très grande taille, affichait, comme à son habitude, un visage volontaire, sculpté pour la lutte et la victoire.
Sans s’arrêter à cette dernière remarque, le présentateur enchaîna : « Quelques questions pour replacer le contexte. Monsieur Ancel, pouvez-vous nous rappeler l’objectif de la Nouvelle Activité Bancaire ? »
Marc arbora un sourire crispé : « Bien entendu. Le mieux est de se projeter dans trois ans. À cette échéance, nous visons à être rentables, et d’avoir une dimension nationale.
— Cela signifie que vous allez d'abord réaliser des pertes ?
— Nous attaquons le marché. Ce qui veut dire des investissements importants dans la communication, la création d’agences et la conquête.
— Ces pertes sont-elles inquiétantes pour l’avenir de la Nab ? »
Le jeune homme sourit pour une deuxième fois, plus détendu : « Non. C’est normal lors du démarrage d’une nouvelle entreprise. Nous nous sommes dotés de réserves financières en conséquence. Nous pouvons attendre six ans avant de devoir recapitaliser la Nab.
— Une forte volonté d’aller de l’avant transparait dans vos propos. Sur quels atouts allez-vous vous appuyer pour réussir votre pari ?
— Tout d’abord, nos faibles coûts : nous n’avons pas à supporter, comme nos compétiteurs, un effectif pléthorique et inadapté au monde d'aujourd'hui et de demain… »
Les sourcils froncés, Bievod ne put retenir une exclamation d’indignation que Marc ignora : « Ensuite, nos outils modernes. Nos clients vont pouvoir gérer leurs comptes de chez eux. Enfin, notre volonté de leur offrir des services très concurrentiels. Comme vous avez pu déjà vous en apercevoir. »
Le présentateur donna la parole aux autres invités. Le président de la Caisse de Crédit s’éclaircit la gorge : « Le métier de banquier ne se décrète pas. Il est le résultat d’une longue expérience et du savoir-faire de l’entreprise. De ses hommes et de ses femmes. Tout particulièrement sur la maîtrise du risque.
— La Nab a pourtant embauché des acteurs chevronnés, contra le présentateur.
— Recruter des compétences n’est pas suffisant. Le savoir-faire d’une banque c’est aussi toute la connaissance qu’elle a capitalisée dans ses procédures et ses outils. Cela ne peut s’inventer du jour au lendemain. Cette banquette va vite en faire les frais. »
Le journaliste s’adressa au président de la Banque Unifiée : « En quoi le fait que la Nab puisse ne pas réussir vous dérange-t-il ?
— Nous ne sommes pas seulement des entreprises dont l’objectif est de réaliser des profits. Nous sommes avant tout un pilier du développement économique de notre pays. Un établissement défaillant pourrait avoir de graves conséquences : leurs clients seraient ruinés. Ils ne pourraient plus payer leurs fournisseurs et créanciers qui à leur tour feraient faillite. Pris de panique, les épargnants auraient tendance à vouloir retirer leurs fonds dans la banque en question, mais aussi dans les autres. Ce qui accélérerait la crise.
— Monsieur Bievod, une conclusion ou des compléments ? »
Le président du GIB jeta un regard méprisant vers Ancel et se redressa, combatif. La suffisance du jeune homme l’irritait au plus haut point.
« Une conclusion et un complément. La conclusion : la défaillance d’une banquette peut ruiner ses clients et d’autres acteurs par un processus en chaîne. C’est pourquoi on ne peut décider de se lancer sur un claquement de doigts. C’est tout bonnement criminel ! s’exclama-t-il avec verve.
— Et bien, gageons que cela va nourrir notre débat, mais d’abord votre complément ?
— Il est simple : on ne bâtit pas une banque sur des slogans racoleurs et l’inexpérience chronique d’un jeune qui n’a à son actif que la direction d’un syndicat étudiant ! »
Marc ne put s’empêcher de réagir : « Je rappelle que c’est André Radier qui est le président de la Nab. Et j’ai quelques années dans le métier. »
Bievod eut un sourire carnassier. Ce freluquet était tombé à pied joint dans son piège : « C’est bien vous qui êtes ici ce soir. Tout le monde a pu s’apercevoir que vous étiez omniprésent dans la communication de la Nab. Quant à votre expérience : elle ne concerne que la fonction de trésorier et de comptable. Rien à voir avec la banque ! »
Marc blêmit, un filet de sueur glissa dans son dos. Grisé par son succès médiatique, il s’était lui-même mis dans cette situation. Ce plateau se transformait en fiasco. Il tenta de réorienter le débat :
« Vous m’accusez d’utiliser des slogans racoleurs, mais qu’en est-il de vos spots télévisés jouant sur la peur des Français ? »
Le présentateur reprit la balle au bond : « Cette question nous amène à vos dernières publicités. Monsieur Bievod, que pouvez-vous nous en dire ?
— Nous avons un devoir d’alerte. Nous avons jugé qu’il fallait prévenir nos concitoyens des risques qu’ils couraient. Et nos honorables concurrents ont manifestement eu la même analyse.
— Quelle coïncidence ! s’exclama Marc. »
Le journaliste, masquant sa jubilation, s'adressa aux autres banquiers : « Vos réactions ont-elles été concertées ? »
Les deux présidents réfutèrent l’accusation, et reprirent, chacun de leur côté, la litanie du risque que faisait courir la Nab aux épargnants et à l’économie nationale.
Le présentateur se tourna vers Marc : « Qu’en pensez-vous ?
— Je ne polémiquerais pas sur le fait que ces messieurs se soient entendus ou non. Je préfère me concentrer sur le fond. »
Bievod retint une grimace. En écartant une discussion sur la forme, Ancel leur interdisait d’aller critiquer l’étrange à-propos des spots de la Nab. Sous peine de passer pour ceux qui appauvrissaient le débat.
Marc continua : « Cette notion de risques cataclysmiques…, il éleva ses doigts sous forme de guillemets pour souligner la caricature des propos de ses détracteurs …qu’en est-il exactement ? »
Il leva le pouce : « 1. Ces messieurs semblent oublier que, comme eux, nous sommes contrôlés par la Banque de France et la Commission Bancaire. Elles ont validé le dossier de la Nab. Ou alors veulent-ils nous dire que lorsque ces instances indiquent que leurs risques sont maîtrisés, c’est vrai… mais curieusement pas pour nous ? »
Bievod voulut réagir, mais Marc ne lui en laissa pas le loisir et leva l’index : « 2. Nous avons quatre milliards d'apports. De quoi financer deux millions de clients sur nos propres capitaux. Je pense qu’on a le temps. »
Ce fut au tour du patron de la Caisse de Crédit de s’exclamer : « Ces calculs sont parcellaires ! »
Ancel l’ignora et leva un troisième doigt : « 3. Les dépôts vont être utilisés pour des opérations de crédits de particuliers ou d’entreprises, sans réel danger. »
Bievod ne put se retenir plus avant : « parce que pour vous, prêter, c’est sans risque ? C’est bien la preuve que vous ne connaissez pas notre métier ! »
Marc eut du mal à masquer sa jubilation : « Vous avez raison. C’est pourquoi, 4. C’est monsieur Radier le président de la Nab. Et qu’il s’est entouré de professionnels de la banque. En fait vos meilleurs éléments ont postulé chez nous. »
Le patron de la Caisse de Crédit s’insurgea : « Et vous en êtes fier ? C’est facile de débaucher des acteurs que nous avons formés pendant des années. Il y a des règles à respecter ! »
Ancel ne broncha pas. Ne trouvant pas de réponse appropriée, il se contenta de se mordre les lèvres. Le président de la Banque Unifiée commenta à son tour : « Vos embauches ne remplacent pas des procédures de contrôle qui ont fait leurs preuves. »
Marc se retint de soupirer d’aise. Il retombait sur un terrain connu. Il enchaina aussitôt :
« Vous oubliez un autre point messieurs. »
Il leva sa main avec ses cinq doigts ouverts :
« 5. 90 % des crédits que nous acceptons font déjà l’objet d’une offre de financement de votre part. J’espère que vous n’êtes pas en train de m’expliquer que vous ne faites pas ces propositions sans maitriser vos risques. Je m’inquièterais pour vos épargnants. »
Un brouhaha indescriptible s’ensuivit avec des échanges d’épithètes peu amènes. Le présentateur réussit enfin à reprendre la main :
« Il est clair que ce sujet déchaine les passions, mais tentons d’avancer dans ce débat. Monsieur Ancel, vous aviez d’autres points à donner dans votre réponse ?
— Je me contenterais donc de n’en lister qu’un seul : le principal actionnaire de la Nab est la Zurich Trust Bank. Et je peux vous garantir que lorsqu’une banque suisse décide d’investir, c’est après avoir soigneusement pesé les risques. Sa confiance est en soi un gage de sécurité et…
— La Zurich Trust Bank, le coupa Bievod, parlons-en ! On ne compte plus les rumeurs suspectes sur cette banque. »
Les caméras enregistrèrent en direct la stupéfaction sur le visage d’Ancel. Il était bien placé pour savoir que cette banque était douteuse. Mais il n’avait jamais entendu de ragots. Bievod avait-il fait enquêter ? Qu’avait-il découvert ? Il joua le tout pour le tout :
« Je suis abasourdi par vos propos. Chercher à créer une rumeur de toute pièce… Je vous pensais au-dessus de cela. »
Bievod s’empourpra. Son instinct lui disait que ce financement de la Nab n’était pas clair, mais il n’avait aucune preuve. Il lâcha, dédaigneux : « Nous verrons avec le temps. »
Les semaines qui suivirent montrèrent que l’émission avait créé un clivage. D’un côté, les Français d’âge déjà mûr ou habitant dans la campagne et les petites villes de province, fidèles à la banque traditionnelle. De l’autre, les plus jeunes ou citadins des grandes agglomérations, intéressées par la Nab.
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