Chapitre 3-3 : Face cachée - La Nab

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Comité stratégique de la Nab, Paris
11 Avril 1988

Radier regarda les membres du conseil s’installer.

Il y avait d’abord son état-major :

- Ourant, son responsable financier. Il avait occupé la même fonction au sein de la branche londonienne d’une grande banque, après avoir été inspecteur des finances. Âgé de trente-huit ans, mince et assez bel homme. C’était un esprit brillant passé par l’École Nationale d’Administration.

- À sa gauche, Marie Taitbon, sa directrice marketing et stratégie, trente-cinq ans. Très dynamique dans son tailleur noir cintré. Tout en ayant déjà un parcours solide de banquière, elle n’hésitait pas à sortir des sentiers battus. C’était ce qu’il fallait à la Nab pour bousculer les codes du métier.

- Venait ensuite Guellaut, le responsable des risques, lui aussi ex-inspecteur des finances. Doté d’un début de calvitie, il approchait de la cinquantaine et avait œuvré dans plusieurs banques d’investissements. Moins brillant qu’Ourant, il était en revanche plus retors. C’est Marc lui-même qui était allé le débaucher.

- Était également présent le directeur des opérations, Léant, un vieux briscard de cinquante-cinq ans, amateur de bonne chère.

- Et enfin, la responsable des fonctions supports, Laffix, la quarantaine. Son air revêche masquait une fiabilité et une résilience remarquables aux crises.

De l’autre côté de la table, il y avait les membres du conseil d’administration : Ancel, Pitter de la Zurich Trust Bank, le représentant du syndicat CRASH, un ex-directeur de cabinet avant le dernier remaniement ministériel. Michael Leonardo complétait le tableau. Il était officiellement le deuxième porte-parole de la banque suisse. Seul Marc savait qu’il défendait d’autres intérêts.

Le président ouvrit la séance en donnant la parole à Léant.

« Nous en sommes à vingt mille clients particuliers pour quarante millions de dépôts. À cela s’ajoutent les livrets, les petites sociétés, et deux cents millions sur les entreprises. 280 millions au total. La tendance est à l’accélération : la moitié des dépôts viennent de ces dernières semaines. Face à cela, nous avons douze mille demandes de prêts. Il devient urgent de leur apporter une réponse. »

André acquiesça et s'adressa à Guellaut :

« Nous pouvons accorder ces crédits sans analyse complémentaire lorsqu’on a une proposition ferme d’un concurrent.

— Cela représente combien ? »

Guellaut consulta ses notes : « Presque 2 milliards, pour 9 600 prêts.

— En net, on va devoir sortir 1,7 milliard, souligna Ourant. À ce rythme, nous n’aurons bientôt plus de réserve.

— C’est vrai. Mais pour chaque prêt, nous exigeons la domiciliation des salaires. En quelques semaines nous allons récupérer plusieurs milliers de clients, précisa le responsable des opérations, soucieux de poursuivre sa conquête.

— Et dans le même temps, il va nous arriver de nouvelles demandes de crédits. D’un montant à chaque fois supérieur aux dépôts, tempéra Ourant.

— Marie ? fit Radier

— Notre lancement a marqué les esprits. Pour conserver notre image, nous devons rester dans une dynamique de croissance rapide.

— C’est bien mon avis, renchérit Marc.

— Facile pour vous, mais n’oubliez pas que vous jouez avec l'argent de vos actionnaires. Dont je le rappelle, vous n’êtes pas, et de loin, le principal ! »

L’intervention de Leonardo jeta un froid dans la salle ; Marc et lui se jaugèrent du regard. Ancel reprit, calmement : « Je ne l’oublie pas. Mais si vous vouliez laisser vos fonds en sécurité dans un coffre, il était inutile de participer au lancement de la Nab.

Radier se tourna vers le responsable des opérations :

« Avons-nous le dispositif pour mettre en œuvre ces crédits ?

— Nous n’avons pas assez de salariés et de locaux. »

La responsable support s’appuya de ses deux mains sur la table et se pencha en avant : « Je peux finaliser les recrutements nécessaires et avoir les bureaux sous deux semaines.

— Bien. Nous avons les éléments pour décider. Je propose un vote. Qui est pour ? »

Radier, Ancel, le représentant de CRASH, l’ex-directeur de Cabinet, Léant et Taitbon levèrent la main.

« Six voix pour. Qui est contre ? Seuls Michael Leonardo et Pitter se signalèrent.

— Deux contre. Qui est neutre ? Les directeurs risques, finances et support levèrent la main.

— Bien. On y va. »

Dans la foulée, ils décidèrent de créer un département des affaires spéciales pour les entreprises ayant de nombreux flux financiers. Avec une validation de la direction des risques pour les grosses opérations.

À la fin de la séance, Leonardo demanda à voir Ancel. Ils allèrent s’installer à son bureau situé à l’étage du dessus.

L’italien attaqua, le buste penché vers l’avant : « Nos amis ne vont pas apprécier que vous jouiez avec leur fric. »

Marc se raidit : « Pourquoi pensez-vous que je joue ?

— Accorder ces prêts, financés avec les fonds des actionnaires, pour vous ce n’est pas jouer ?

— Non pas vraiment. Ces sommes sont placées... je n’appelle pas cela un jeu. »

Michael Leonardo frappa le bureau du plat de la main et éleva la voix.

« Vous devez tenir compte de notre avis ! »

Marc réprima un frisson. Il se leva et fit un aller-retour dans la pièce en silence. Soucieux de ne pas être entendu par d'autres, il baissa la voix, à la limite du murmure : « Vos amis ont de gros besoins de blanchiment. Moi, de fonds pour monter une banque. Leur financement, via la Zurich Trust Bank, va dans ce sens.

— Si la Nab vaut encore quelque chose. Sinon ils perdront leur mise, répondit l’italien sur le même ton.

— Exact. Mais ce n’est qu’une partie de l’accord. L’autre partie étant que nous soyons peu regardants sur les dépôts effectués par vos prête-noms. Là encore pour les blanchir. Après plusieurs mois, ces fonds pourront être recyclés.

— Moyennant une contrepartie que vous oubliez. Vous nous rémunérez ces dépôts en dessous du niveau du marché. Et vous percevez une commission de gestion.

— Toujours exact. Cela nous donne un avantage compétitif bienvenu pour nos débuts. Mais le sujet n’est pas là. Pour que vos versements passent inaperçus, il faut qu’ils soient noyés dans la masse. D’où l’idée de ne pas se réfréner dans l’octroi de crédits.

— Je vous parle de dépôts et vous me répondez crédits. Je ne vois pas le rapport.

— Ces prêts vont nous apporter de nouveaux clients avec leur épargne. Pour être rentable la Nab, doit traiter un volume minimum de clients et d’encours… et ce volume est nécessaire pour masquer vos opérations. »

Marc fit une pause : « À court terme nous devons encore gonfler nos avoirs. Par d'autres fonds à blanchir. Pour faciliter cette croissance.

— Je vous rappelle que sur les deux cents millions de dépôts d’entreprises, près de la moitié viennent déjà de nous, précisa Leonardo : vous en voudriez plus ?

— Cent millions de plus par mois. Jusqu’à arriver à un demi-milliard, on pourra aviser ensuite.

— Cela va se voir.

— Il y a toujours un risque, mais là en l’occurrence… le département qui va traiter vos opérations sera sous la responsabilité de Bourdinot, que nous avons sélectionné ensemble.

Marc faisait référence au fait que Bourdinot avait été soudoyé par ses associés italiens pour limiter les contrôles sur les clients recommandés.

Il continua : « Il sera d’autant plus aligné qu’il aura une validation de la direction des risques. »

Leonardo fronça les sourcils :

« Vous n’avez pas peur que les services de Guellaut soient plus regardants ? »

Marc sourit : « Non. Je lui en ai parlé. Il sait que ces clients nous sont recommandés par la Suisse. Il pourrait tiquer si nous avions un risque de pertes. Mais ce n’est pas le cas : vous ne faites que déposer du cash. Il donnera son accord.

— Vous marquez un point, fit Leonardo pensivement. OK. Nous allons augmenter nos dépôts. »

Il se leva. Ancel l’irritait... lui et sa tendance à vouloir traiter d’égal à égal.

« Mais n’oubliez pas. En cas de coup dur, vous et votre femme, c’est votre vie que vous jouez. »

Resté seul dans la pièce devenue glaciale, Marc déglutit, sentant la bile lui remonter dans la gorge. S’il avait besoin de cette alliance, il n’était pas dupe : de telles sommes à recycler venaient de la drogue.

Se ressaisissant, il décrocha son téléphone :

« Bourdinot ? Ancel. Je voulais vous féliciter : la création du département des affaires spéciales est actée et vous en prenez la tête.

— Merci beaucoup !

— Vous le méritez. Vous allez avoir plusieurs demandes d’ouvertures de comptes et de dépôts de fonds. C’est une clientèle très importante pour nous. Tâchez d’alléger au mieux la partie administrative pour ne pas perdre de temps. Guellaut validera le niveau de risque de ces dossiers.

— Nous serons rapides et nous gênerons le moins possible nos clients.

— Parfait. À bientôt et encore félicitations ! »

Il raccrocha. Il allait pouvoir passer à l’étape suivante.


Enquêtes
Paris
14 mai 1988

Forel demandant à voir Marc en toute discrétion, ce dernier lui donna rendez-vous en bas de l’immeuble de la Nab. Le détective le récupéra en voiture avec quelques minutes de retard.

« J’ai besoin de vous montrer des documents, il faudra s’arrêter.

— Dans ce cas, allons jusqu’au Bois de Vincennes. En attendant, briefez-moi sur les intentions de la concurrence ».

S’engageant dans une allée près du carrefour de la Patte d’Oie, Forel se gara sur le bas-côté après quelques dizaines de mètres. Plus tard dans l’après-midi commencerait le balai des camionnettes des prostituées. En ce milieu de matinée, il n’y avait guère que des joggeurs ou des cyclistes qui passaient de temps en temps.

Le détective se tourna sur son siège et saisit un dossier sur la banquette arrière : « Bievod fait du lobbying pour qu’on enquête sur vous... Plus exactement sur l'origine de vos moyens financiers, et sur la Zurich Trust Bank… Il semble marquer quelques points. »

Ignorant la soudaine raideur d’Ancel, il continua :

« Le parquet de Nanterre s’interroge sur la provenance de votre apport de quatre millions au capital de la Nab. »

Marc se détendit ; il avait craint que sa fraude ou ses liens avec l’Italie aient été découverts : « Cela devait arriver. J’ai un contrat en bonne et due forme avec la Suisse. Elle me prête cette somme pour que je sois intéressé à la réussite de la Nab.

— Ils savent déjà cela. Ils vont vous réclamer les justificatifs et les conditions financières.

— Le taux de rémunération est à 2 %. Les modalités sont avantageuses, mais liées à mon apport à la notoriété de la Nouvelle Activité Bancaire. Le contrat le mentionne.

— Très bien. Cela devrait clore cet aspect officiel de l’enquête. Il restera la question officieuse.

— La question officieuse ? répéta Marc, intrigué.

— Le procureur se demande pourquoi la Zurich Trust Bank s’est associée avec vous. Vous n’étiez jusque-là qu’un jeune cadre moyen, salarié d’une petite filiale d’une grande banque, et sans aucun lien apparent avec la Suisse. »

Marc se mit à rire : « Et bien ! Bonne chance s’ils arrivent à avoir une réponse de Zurich, avec leur sacerdoce du secret ! »

Forel le regarda sévèrement : « Vous ne devriez pas le prendre à la légère. Évidemment qu’ils n’auront pas de réponse. Cela ne fera que les maintenir en éveil. Qu’une banque suisse veuille attaquer le marché français, c’est déjà un scoop. Mais avec un porte-parole, excusez-moi de l’expression, anonyme, avec à peine deux ans de vie professionnelle, on est dans la science-fiction ! »

Le jeune homme s’arrêta net. Il resta silencieux quelques secondes : « Vous avez raison. J’ai une réponse à cela : il se trouve que j’ai imaginé une nouvelle façon de faire de la banque. Fort de ma conviction, je suis allé proposer ce business modèle à nos amis suisses… Ils souhaitaient se diversifier… J’ai réussi à les persuader de me suivre.

— Vous êtes entré directement en contact avec eux ?

— J’ai d’abord approché plusieurs banques en France, et fréquenté des salons dédiés au secteur. C’est d’ailleurs à un colloque que j’ai croisé un représentant de Zurich. Tout s’est ensuite rapidement enchainé.

— Pour que cette histoire prenne, il faudrait des éléments de preuve, fit Forel avec une moue sceptique.

— Lesquels ?

— Que vous avez effectivement contacté plusieurs banques. Que vous avez bien eu l’opportunité de rentrer en contact avec la Zurich Trust Bank. Que vous aviez une vraie proposition, en rupture, comme vous dites.

— J’ai la copie des courriers envoyés à l’époque à différents établissements français et…

— Vous les avez vraiment postés ? Fit Forel, incrédule, sérieusement ? En sachant que vous n’auriez probablement aucune réponse de leur part ? »

Marc sourit : « Je voulais avoir une trace de mon parcours aboutissant à la création de la Nab. »

Forel hocha la tête. Son patron était parfois impétueux et naïf du fonctionnement entre acteurs de pouvoir, mais on ne pouvait lui retirer une belle capacité d’analyse et d’anticipation.

Le jeune homme continua : « Pour le colloque, je suis bien inscrit sur les listes d’invités présents. Comme le représentant de la Zurich Trust Bank, qui n’était autre que Pitter.

— Bien joué. Avez-vous des preuves de vos échanges ?

— Il y a plusieurs courriers qui font mention du business modèle proposé. »

Forel réfléchit un instant :

« Il faut également montrer qu’à défaut d’avoir une longue expérience, vous aviez déjà une trajectoire prometteuse. Qui explique votre crédibilité auprès de Zurich.

— J’ai commencé à vingt-quatre ans dans une filiale bancaire d’une centaine de personnes. Je suis devenu, trois mois après, directeur adjoint de la comptabilité. Et surtout, son trésorier, en charge du refinancement de ses vingt milliards d’encours. C’est une sacrée responsabilité.

— Parfait. Il ne reste qu’à faire en sorte qu’au détour de ses investigations, le procureur tombe sur ces éléments. Je m’en occupe. »

Marc hocha la tête. Derrière les titres ronflants, il n’avait été en fait qu’un salarié d’une petite filiale. Il n’empêche, il avait bien eu toutes ces responsabilités, Forel reprit : « Deuxième point. Bievod en fait une affaire personnelle. Il a mandaté une agence de détectives pour fouiller votre passé et celui de la banque de Zurich. Il s’interroge sur d’éventuelles relations entre cette banque et des groupes liés à des trucages de marchés publics. Il se demande si la Nab n’est pas un moyen pour eux d’avoir pignon sur rue pour leurs flux financiers. »

Ancel frissonna. Bievod était très proche de la réalité. Beaucoup trop. Sa réaction n’échappa pas au détective. Son patron ne lui avait pas tout raconté, mais il savait que cette partie de l’affaire était au mieux très louche. Aussi posa-t-il la question qui lui brulait les lèvres : « y a-t-il des raisons de s’inquiéter sur ce sujet ? »

Marc répondit par une autre question : « Et où en est-il de ses investigations ? »

— C’est le rapport d’enquête, Forel montra le dernier document : ils n’ont rien trouvé pour le moment.

— Merci. Continuez à surveiller cela de près, fit Marc soulagé en hochant la tête. »

Forel regarda Ancel disparaître dans les locaux de la Nab. Il y avait anguille sous roche. Le front plissé, il se remémora le jour où le jeune homme l’avait convaincu de le rejoindre. Si Ancel avait évoqué les facettes sombres de son projet, il n’avait pas mentionné de liens douteux avec leur actionnaire suisse.

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