Chapitre 3-3 : Face cachée - La Nab
Comité stratégique de la Nab, Paris
11 Avril 1988
Radier scruta les membres de son état-major.
Ourant, son responsable financier, était déjà plongé dans ses notes, ses lunettes glissant légèrement sur son nez aquilin. Énarque et ancien inspecteur des finances, il avait ce regard vif de ceux qui anticipaient toujours deux coups d’avance.
À sa gauche, Marie Taitbon, en charge du marketing, impeccable dans son tailleur noir. Bousculer les codes était le credo de celle qui n’hésitait jamais à proposer des idées audacieuses.
Guellaut, le responsable des risques, lui aussi ex-inspecteur des finances, débauché directement par Marc. Il avait pris place en bout de table, de manière à pouvoir observer les autres participants. Son passage par la banque d’investissement et ses montages audacieux avaient révélé son intelligence machiavélique.
Radier détourna son regard vers Léant. Le directeur des opérations consultait distraitement un dossier tout en ajustant le col de sa chemise. Cet amateur de bonne chère était un vétéran de la banque et il en connaissait tous les arcanes.
À ses côtés, Laffix, la responsable des fonctions supports. D’apparence austère, elle n’était pas du genre à se perdre en bavardages inutiles. Radier, qui l’avait connu dans une vie antérieure, savait qu’elle était d’une fiabilité et d’une résilience remarquables.
De l’autre côté de la table, il y avait les membres du conseil d’administration : Ancel, Pitter de la Zurich Trust Bank, le représentant du syndicat CRASH, un ex-directeur de cabinet d’avant le dernier remaniement ministériel. Michael Leonardo complétait le tableau. Il était officiellement le deuxième porte-parole de la banque suisse. Seul Marc savait qu’il défendait d’autres intérêts.
Le président ouvrit la séance en donnant la parole à Léant.
« Nous en sommes à vingt mille clients particuliers pour quarante millions de dépôts. À cela s’ajoutent les livrets, les petites sociétés, et deux cents millions sur les entreprises. 280 millions au total. La tendance est à l’accélération : la moitié des dépôts viennent de ces dernières semaines. Face à cela, nous avons douze mille demandes de prêts. Il devient urgent de leur apporter une réponse. »
André acquiesça et demanda l’avis de Guellaut.
« Nous pouvons accorder ces crédits sans les étudier lorsqu’ils ont une proposition ferme d’un concurrent.
— Cela représente combien ? »
Guellaut consulta ses notes : « Deux milliards, pour 9 600 prêts.
— Cela signifie qu’en net, on aura sorti 1,7 milliard, souligna Ourant. À ce rythme, nous n’aurons bientôt plus de réserve.
— Mais pour chaque prêt, nous récupérerons la domiciliation des salaires. Soit un flux régulier de nouveaux dépôts, précisa le responsable des opérations, soucieux de poursuivre sa conquête.
— Et dans le même temps, il nous arrivera de nouvelles demandes de prêts. D’un montant à chaque fois supérieur aux dépôts, tempéra Ourant.
— Marie ? fit Radier.
— Notre lancement a marqué les esprits. Pour conserver notre image, nous devons rester dans une dynamique de croissance rapide.
— C’est bien mon avis, renchérit Marc.
— Facile pour vous, mais n’oubliez pas que vous jouez avec l'argent de vos actionnaires. Dont je le rappelle, vous n’êtes pas, et de loin, le principal ! »
L’intervention de Leonardo jeta un froid dans la salle ; Marc et lui se jaugèrent du regard. Ancel reprit, froidement, mais calmement : « Je ne l’oublie pas. Mais si vous vouliez laisser vos fonds en sécurité dans un coffre, il était inutile de participer au lancement de la Nab.
Le directeur des opérations intervint : « Ce n’est pas le seul problème. Nous n’avons pas assez de salariés et de locaux pour traiter toutes ces demandes. »
Laffix appuya ses deux mains sur la table : « Je peux tout fournir en deux semaines, si on valide les budgets. ». Son regard acéré défia quiconque de douter de sa capacité à tenir ce délai.
« Bien. Nous avons les éléments pour décider. Je propose un vote. Qui est pour ? »
Radier, Ancel, le représentant de CRASH, l’ex-directeur de Cabinet, Léant et Taitbon levèrent la main.
« Six voix pour. Qui est contre ? Seuls Michael Leonardo et Pitter se signalèrent.
— Deux contre. Qui est neutre ? Les directeurs risques, finances et support levèrent la main.
— Bien. On y va. »
Dans la foulée, ils actèrent également la création d’un département des affaires spéciales pour les entreprises ayant de nombreux flux financiers. Avec une validation de la direction des risques pour les grosses opérations.
La séance levée, Leonardo demanda à voir Ancel dans son bureau. Ils montèrent l’imposant escalier qui menait à l’étage, leurs pas résonnant sur le marbre dans un silence pesant.
À peine installés, l’italien attaqua, le buste penché vers l’avant : « Vous jouez avec notre fric ! »
Marc se raidit : « Comment cela ?
— Accorder ces prêts, financés avec les fonds des actionnaires, pour vous ce n’est pas jouer ?
— Pas vraiment. Ces sommes sont placées... je n’appelle pas cela un jeu. »
Michael Leonardo frappa le bureau du plat de la main et éleva la voix.
« Vous devez nous obéir ! »
Marc sursauta. Il se leva et fit un aller-retour dans la pièce en silence. Soucieux de ne pas être entendu par d'autres, il baissa la voix, à la limite du murmure : « Vos amis ont de gros besoins de blanchiment. Moi, de fonds pour monter une banque. Leur financement, via la Zurich Trust Bank, va dans ce sens.
— Si la Nab vaut encore quelque chose. Sinon ils perdront leur mise, répondit l’italien sur le même ton.
— Exact. Mais ce n’est qu’une partie de l’accord. L’autre partie étant que nous soyons peu regardants sur les dépôts effectués par vos prête-noms. Là encore pour les blanchir. Après plusieurs mois, ces fonds pourront être recyclés.
— Moyennant une contrepartie que vous oubliez. Vous nous rémunérez ces dépôts en dessous du niveau du marché, et vous percevez une commission de gestion.
— Cela nous donne un avantage compétitif bienvenu pour nos débuts. Mais le sujet n’est pas là. Pour que vos versements passent inaperçus, il faut qu’ils soient noyés dans la masse. D’où l’idée de ne pas se réfréner dans l’octroi de prêts.
— Je vous parle de dépôts et vous me répondez prêts. Je ne vois pas le rapport.
— Ces prêts vont nous apporter de nouveaux clients avec leur épargne. Pour être rentable, la Nab doit traiter un volume minimum de clients et d’encours… et ce volume est nécessaire pour masquer vos opérations. »
Marc fit une pause : « Mais à court terme nous devons encore gonfler nos avoirs. Par d'autres fonds à blanchir. Pour faciliter cette croissance.
— Je vous rappelle que sur les deux cents millions de dépôts d’entreprises, près de la moitié viennent déjà de nous, précisa Leonardo : vous en voudriez plus ?
— Cent millions de plus par mois. Jusqu’à arriver à un demi-milliard, on pourra aviser ensuite.
— Cela va se voir. »
Marc hocha la tête :
— À terme ils seront noyés au sein des apports des vrais clients. Et en attendant, c’est le département qui va traiter vos opérations sera sous la responsabilité de Bourdinot, que nous avons sélectionné ensemble. »
Marc faisait référence au fait que Bourdinot avait été soudoyé par ses associés italiens pour limiter les contrôles sur les clients recommandés.
Il continua : « Il sera d’autant plus aligné qu’il aura une validation de la direction des risques. »
Leonardo fronça les sourcils :
« Vous n’avez pas peur que les services de Guellaut soient plus regardants ? »
Marc sourit : « Il sait que ces clients nous sont recommandés par la Suisse. Il pourrait tiquer si nous avions un risque de pertes, mais vous ne faites que déposer du cash. Il donnera son accord.
— Vous marquez un point, fit Leonardo pensivement. OK. Nous allons augmenter nos dépôts. »
Il se leva. Ancel l’irritait... lui et sa tendance à vouloir traiter d’égal à égal. Il s’approcha si près que Marc sentit son souffle chaud, teinté d’une odeur de café amer. Le jeune homme recula instinctivement. Il détestait cette proximité imposée, cet air de prédateur que l’italien arborait en permanence.
« Mais n’oubliez pas... En cas de coup dur, vous et votre femme, c’est votre vie que vous jouez, murmura Léornardo, ses lèvres s’étirant en un sourire qui n’atteignit pas ses yeux.
Resté seul dans la pièce devenue glaciale, Marc déglutit, sentant la bile lui remonter dans la gorge. S’il avait besoin de cette alliance, il n’était pas dupe : de telles sommes à recycler venaient de la drogue.
Se ressaisissant, il décrocha son téléphone :
« Bourdinot ? Ancel. Je voulais vous féliciter : la création du département des affaires spéciales est actée et vous en prenez la tête.
— Merci beaucoup !
— Vous le méritez. Plusieurs demandes d’ouvertures de comptes et de dépôts de fonds vont arriver. C’est une clientèle très importante pour nous. Tâchez d’alléger au mieux la partie administrative pour ne pas perdre de temps. Guellaut validera le niveau de risque de ces dossiers.
— Nous serons rapides et nous gênerons le moins possible nos clients.
— Parfait. À bientôt et encore félicitations ! »
Il raccrocha. Il allait pouvoir passer à l’étape suivante.
Enquêtes
Paris
14 mai 1988
Forel demandant à voir Marc en toute discrétion, ce dernier lui donna rendez-vous en bas de l’immeuble de la Nab ou le détective le récupéra en voiture.
« J’ai besoin de vous montrer des documents, il faudra s’arrêter.
— Dans ce cas, allons jusqu’au Bois de Vincennes. En attendant, briefez-moi sur la concurrence ».
S’engageant dans une allée près du carrefour de la Patte d’Oie, Forel se gara sur le bas-côté après quelques dizaines de mètres. Dans l’après-midi commencerait le balai des camionnettes des prostituées. En ce milieu de matinée, il n’y avait guère que des joggeurs ou des cyclistes qui passaient de temps en temps.
Le détective se tourna sur son siège et saisit un dossier sur la banquette arrière : « Bievod fait du lobbying pour qu’on enquête sur vous... Plus exactement sur l'origine de vos moyens financiers, et sur la Zurich Trust Bank… Il semble marquer quelques points. »
Ignorant la soudaine raideur d’Ancel, il continua :
« Le parquet de Nanterre s’interroge sur la provenance de votre apport de quatre millions au capital de la Nab. »
Marc se détendit : « Et alors ? J’ai un contrat en bonne et due forme avec la Suisse. Elle me prête cette somme pour que je sois intéressé à la réussite de la Nab.
— Ils savent déjà cela. Ils vont vous réclamer les justificatifs et les conditions financières.
— Les modalités sont avantageuses, mais liées à mon apport à la notoriété de la banque. Le contrat le mentionne.
— Très bien. Cela devrait clore cet aspect officiel de l’enquête. Il restera la question officieuse.
— La question officieuse ? répéta Marc, intrigué.
— Le procureur se demande pourquoi la Zurich Trust Bank s’est associée avec vous. Vous n’étiez jusque-là qu’un jeune cadre moyen, salarié d’une petite filiale d’une grande banque, et sans aucun lien apparent avec la Suisse. »
Marc se mit à rire : « Et bien ! Bonne chance s’ils arrivent à avoir une réponse de Zurich, avec leur sacerdoce du secret ! »
Forel le regarda sévèrement : « Vous ne devriez pas le prendre à la légère. Évidemment qu’ils n’auront pas de réponse. Cela ne fera que les maintenir en éveil. Qu’une banque suisse veuille attaquer le marché français, c’est déjà un scoop. Mais avec un porte-parole, excusez-moi de l’expression, anonyme, avec à peine deux ans de vie professionnelle, on est en pleine science-fiction ! »
Le jeune homme s’arrêta net. Il resta silencieux quelques secondes : « Vous avez raison. J’ai une réponse à cela : il se trouve que j’ai imaginé une nouvelle façon de faire de la banque. Fort de ma conviction, je suis allé proposer ce business modèle à nos amis suisses… Ils souhaitaient se diversifier… J’ai réussi à les persuader de me suivre.
— Vous êtes entré directement en contact avec eux ?
— J’ai d’abord approché plusieurs banques en France, et fréquenté des salons dédiés au secteur. C’est d’ailleurs à un colloque que j’ai croisé un représentant de Zurich. Tout s’est ensuite rapidement enchaîné.
— Pour que cette histoire prenne, il faudrait des éléments de preuve, fit Forel avec une moue sceptique.
— Lesquels ?
— Que vous avez effectivement contacté plusieurs banques. Que vous avez bien eu l’opportunité de rentrer en contact avec la Zurich Trust Bank. Que vous aviez une vraie proposition, en rupture, comme vous dites.
— J’ai la copie des courriers envoyés à l’époque à différents établissements français et…
— Vous les avez vraiment postés ? Fit Forel, incrédule, sérieusement ? En sachant que vous n’auriez probablement aucune réponse de leur part ? »
Marc sourit : « Il me fallait garder une trace de mon parcours aboutissant à la création de la Nab. »
Forel hocha la tête. Son patron était parfois impétueux et naïf du fonctionnement entre acteurs de pouvoir, mais on ne pouvait lui retirer une belle capacité d’analyse et d’anticipation.
Le jeune homme continua : « Pour le colloque, je suis bien inscrit sur les listes d’invités présents. Comme le représentant de la Zurich Trust Bank, qui n’était autre que Pitter.
— Bien joué. Avez-vous des preuves de vos échanges ?
— Il y a plusieurs courriers qui font mention du business modèle proposé. »
Forel réfléchit un instant :
« Il faut également montrer qu’à défaut d’avoir une longue expérience, vous aviez déjà une trajectoire prometteuse. Qui explique votre crédibilité auprès de Zurich.
— J’ai commencé à vingt-quatre ans dans une filiale bancaire d’une centaine de personnes. Je suis devenu, trois mois après, directeur adjoint de la comptabilité. Et surtout, son trésorier, en charge du refinancement de ses vingt milliards d’encours. C’est une sacrée responsabilité.
— Parfait. Il ne reste qu’à faire en sorte qu’au détour de ses investigations, le procureur tombe sur ces éléments. Je m’en occupe. »
Marc hocha la tête. Derrière les titres ronflants, il n’avait été en fait qu’un salarié d’une petite filiale. Il n’empêche, il avait bien eu toutes ces responsabilités, Forel reprit : « Deuxième point. Bievod en fait une affaire personnelle. Il a mandaté une agence de détectives pour fouiller du côté de Zurich. Il s’interroge sur d’éventuelles relations entre cette banque et des groupes liés à des trucages de marchés publics. Il se demande si la Nab n’est pas un moyen pour eux d’avoir pignon sur rue pour leurs flux financiers. »
La brusque montée d’adrénaline fit frissonner Ancel. Bievod était très proche de la réalité. Beaucoup trop. Sa réaction n’échappa pas au détective. Son patron ne lui avait pas tout raconté, mais il savait que cette partie de l’affaire était au mieux très louche. Aussi posa-t-il la question qui lui brûlait les lèvres : « y a-t-il des raisons de s’inquiéter sur ce sujet ? »
Marc répondit par une autre question : « Et où en est-il de ses investigations ? »
— C’est le rapport d’enquête, Forel montra le dernier document : ils n’ont rien trouvé pour le moment.
— Merci. Continuez à surveiller cela de près, fit Marc soulagé en hochant la tête. »
Forel regarda Ancel disparaître dans les locaux de la Nab. Il y avait anguille sous roche. Le front plissé, il se remémora le jour où le jeune homme l’avait convaincu de le rejoindre. Si Ancel avait évoqué les facettes sombres de son projet, il n’avait pas mentionné de liens douteux avec leur actionnaire suisse.
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