Chapitre 3-4 : Faces Cachées - Les coulisses
Juin 1987
Forêt de Fontainebleau
Arrivé au sommet de la colline, Forel se hissa sur un gros rocher et admira le panorama. La forêt, agitée par une légère brise, s’étendait à perte de vue. Le ciel, d’un bleu profond, était parsemé de quelques cumulus blancs. Marc vint s’assoir à côté de lui. Après cette petite grimpée, ils reprirent leur souffle en savourant ce moment de calme. Le détective allongea les jambes et tourna la tête vers Ancel : « Je vous écoute. Quelle est cette proposition si mystérieuse ? »
Le jeune homme jeta un œil aux alentours. En semaine, il y avait peu de promeneurs, et du haut de leur promontoire, ils ne risquaient pas d’être surpris. Il ne put s’empêcher d’apprécier l’humour de la situation : il s’apprêtait à aborder des sujets à mille lieues de la beauté du lieu.
« Je vais créer une banque, et avec celle-ci financer la mise en place de mon groupe. »
Forel le dévisagea avec un regard amusé. Son vis-à-vis était tout simplement bien trop jeune.
« Intéressant. Je me demande comment vous allez vous y prendre. Et surtout quel est le rapport avec moi ?
— La question c’est d’abord pourquoi je veux le faire. Cela conditionne tout le reste, fit Marc en secouant la tête. »
Le détective fronça les sourcils : « Pour devenir riche, je suppose.
— Cela, c’est le moyen, Marc se pencha sur son sac à dos et en sortit une grosse enveloppe, examinez ceci. »
Curieux, Forel l’ouvrit. À l’intérieur se trouvait une épaisse liasse d’articles de journaux découpés. Il lança un coup d'œil intrigué au jeune homme qui resta de marbre, et entreprit de lire au hasard. Il releva la tête, interloqué.
« Ce qui est écrit là est affreux. Mais pourquoi… », il ne termina pas sa phrase, se contentant d’un geste vague.
Les dents serrées, Marc se jeta à l’eau, le regard rivé sur la forêt en contrebas.
« Il y aurait en France plus de cinquante mille enfants battus, maltraités ou abusés. Et il n’y a pas de raison que cela soit différent dans d’autres pays… Ce que vous avez sous les yeux, il désigna les articles, n’est que la partie émergée de l’iceberg… Les affaires qui ont été médiatisées. »
Il marqua une pause, tentant de contrôler le tremblement de sa voix : « Il existe des lois pour prévenir ces abus, ainsi que des services chargés de la protection de l’enfance. Mais ce n’est pas suffisant. Par manque de moyens et de volonté, il tourna la tête vers le détective : mais aussi parce que leurs bourreaux sont rarement punis... et surtout pas à la hauteur de la gravité de leurs actes. »
Une boule se forma dans sa gorge, l’empêchant de continuer.
Forel le dévisagea, de plus en plus surpris.
Il reprit, mécaniquement, concentré, pour ne pas craquer : « je veux devenir riche et puissant… pour lutter contre cela. »
Il se tut. Le silence s’éternisa, l’expérience du détective lui soufflant de ne pas intervenir.
Marc s’ébroua pour sortir de sa léthargie et reprit sur un ton normal : « Les moyens sont larges. Financement d’association, en France et dans le monde... Lobbying pour faire évoluer les lois et les dispositifs... Mais aussi actions violentes, préventives ou punitives, envers les ordures responsables de ces actes. »
Son regard se riva dans celui de Forel, qui frémit, mais ne baissa pas les yeux.
« Par des méthodes frauduleuses, je suis en train d’amasser ma mise de départ pour créer ma banque, il écarta les bras, pour réussir dans les affaires, j’aurai besoin d’informations confidentielles sur les concurrents… Pour lancer des actions punitives envers ces bourreaux, de quelqu'un pour mettre le dispositif nécessaire sur pied. Dans les deux cas, il me semble que vous êtes l’homme de la situation. »
Restaurant Guy Savoy
Paris
25 juillet 1988
« Monsieur le ministre, je vous remercie de nous accorder ce déjeuner, commença Radier.
— Pour tout vous dire, je n’étais pas favorable à cette entrevue. C’est mon directeur de cabinet qui m’a convaincu.
— Puis-je savoir pourquoi vous étiez réticent ?
— Cela ne vous concerne pas André. On se connait déjà et votre réputation est excellente. »
Bogane s’adressa à Ancel : « Vous vous étiez affiché aux côtés de la droite il y a quelques mois et aviez obtenu un soutien fort de son gouvernement. Cela ne vous place pas particulièrement dans le bon camp. »
C’était à prévoir. Dans la foulée de la réélection du Président Mitterrand, la gauche avait récupéré la majorité absolue aux législatives qui avaient suivi, mettant ainsi fin à la cohabitation avec la droite.
Marc joignit les deux mains devant son menton :
« Monsieur le ministre, je suis un entrepreneur. J’ai l’ambition de faire de la Nab le fer de lance d’un nouveau groupe. Cela parait fou à mon âge, je sais. Mais j’y crois. Et lancer une banque, sans chercher à être vu d’un bon œil par les pouvoirs publics, aurait été suicidaire. Cela ne veut pas dire que je soutiens un parti plutôt qu’un autre. Nous n’avons versé aucune contribution dans la campagne qui vient de se dérouler. »
— C’est ce que l’on m’a rapporté en effet. Mais vous devez bien avoir des opinions politiques ?
— Je crois à la libre entreprise et à la rémunération au mérite. Ce qui ne m’empêche pas d’avoir des convictions plus sociales.
— De quel genre ? »
Marc tiqua : il n’aimait pas étaler ses états d’âme.
« Je suis pour l’égalité des chances au départ. Un élève issu d’un milieu défavorisé doit pouvoir être aidé pour réussir ses études. De même pour une personne qui cherche à s’en sortir et à trouver du travail. À l’inverse, nous devrions sanctionner durement les fraudeurs.
— Vous voulez me faire croire que vous êtes pour les opprimés et contre les nantis ?
— Non. Je suis pour l’égalité, contre les abus et pour ce qui est juste. Voir des puissants écraser les autres en toute impunité me révolte. »
La voix d’Ancel était montée d’un cran. Son regard était brillant. Bogane échangea un bref coup d’œil avec le président de la Nab.
Marc revint sur un terrain plus maitrisé : « Mais ne vous méprenez pas, à côté de cela, je pense aussi que les taux d’imposition trop élevés découragent l’activité et qu’il ne faut pas tomber dans de l’assistanat. »
Ils furent interrompus par le serveur. Les deux hommes prirent une aile de raie au caviar. Le ministre commanda également un Saint-Pierre au four. Ancel préféra choisir un ris de veau. Radier, une salade bourguignonne et une truite braisée.
Après qu’ils aient sélectionné les vins en accompagnement, Bogane répondit :
« Je ne trouve pas vos aspirations ridicules. Je les pense sincères. Ce que vous avez fait pour CRASH et les étudiants en est témoin… Même si vos premières actions syndicales ont été pour le moins virulentes. »
Le ministre faisait référence à l’année 1981, à Grenoble. Ancel et son syndicat avaient pris d’assaut les bus en refusant de payer et en refoulant les contrôleurs qui s’étaient présentés. Puis, la ville ayant suspendu les trajets à destination du campus, ils avaient bloqué les autres lignes. Devant le risque politique, la mairie avait alors fait pression sur la régie de transport pour qu’elle annule la hausse annoncée de la carte d’abonnement étudiant. Deux mois plus tard, le syndicat avait de nouveau fait parler de lui en perturbant les services administratifs des facultés et écoles. Jusqu’à obtenir des salles qu’il avait équipées de matériel informatique, et mis en libre-service pour les étudiants.
« Je me suis assagi depuis. Mais je ne regrette pas cette période.
— Aujourd’hui, vous préférez mettre en place des réseaux d’influences.
— C’est un peu cru. Mais oui, on peut résumer cela comme ça. »
Ce fut au tour du ministre de croiser les doigts. Il jaugea son vis-à-vis d’un regard perçant :
« Et vous trouvez que c’est juste et égalitaire ? Entre ceux qui ont des relations et ceux qui n’en ont pas ? »
Marc se mordilla la lèvre. Cette remarque le mettait face à ses propres contradictions :
« Il est exact que certains de mes actes ne sont pas alignés avec mes valeurs. C’est le cas ici… je dois admettre que j’ai quelques incohérences de ce type. Je l’assume, même si je n’en suis pas fier. g
— Alors pourquoi le faites-vous ?
— Parce que sans cela, je n’ai aucune chance d’arriver à quoi que ce soit. Et je pense avoir plus de possibilités de faire évoluer les choses si je réussis que si je végète… même si cela veut dire que je pervertis une partie de mes idées. J’ose espérer que ce n’est pas la plus importante.
— C’est votre façon de vous mettre en paix avec vous-mêmes ?
— Peut-être. Mais répondez-moi franchement : vous êtes vous-mêmes pétris d’idéaux. N’avez-vous jamais dû faire des compromis avec votre propre morale ? »
Un voile furtif passa sur le visage du ministre. Pendant quelques instants, il fut ailleurs, plongé dans ses pensées.
« Les hommes ou femmes purs sont rares. Nous ne sommes pas tous des mères Thérésa. Mais laissons cela. J’aimerais vous entendre sur vos projets. »
Radier exposa ses ambitions pour la Nab. Marc intervint une ou deux fois, mais laissa l’essentiel de la présentation au banquier. Bogane posa de nombreuses questions. La discussion prit un tour plus général. Ce n’est que lors du dessert et du café que le ministre réorienta les échanges :
« Ce déjeuner est très agréable. Mais ce n’est pas que pour cela que vous vouliez me rencontrer. Qu’attendez-vous de moi ? »
Ancel reposa sa tasse et regarda son interlocuteur dans les yeux :
« Une neutralité bienveillante.
— C’est une jolie phrase. Mais concrètement ?
— Je ne cherche pas à faire de la politique. Et je n’ai aucune intention de critiquer le gouvernement. Mais je ne voudrais pas que vos collaborateurs s’attaquent à la Nab, juste parce qu’elle a été adoubée par un ministre de droite.
— Hum. Cela c’est de la neutralité. Que recouvre le côté bienveillant ?
— Laissez-moi vous poser une question en retour. Lorsqu’un gouvernement désire orienter la vie économique et sociale, il met en œuvre des mesures pour inciter les acteurs à aller dans le bon sens ?
— Bien évidemment.
— Et si le pouvoir actuel voulait aider des entrepreneurs alignés avec sa politique, il pourrait alléger leurs contraintes administratives ?
— Dans une certaine limite.
— Et bien la Nab est exactement dans ce cas. »
Le ministre émit un petit rire : « Ah oui. Parce qu’il donne l’occasion à un jeune homme de devenir un patron ? En partant de rien ?
— Non. Parce que nous redonnons du pouvoir d’achat aux Français. Nous avons aussi une politique salariale bien plus favorable que les banques établies.
— Je suppose que ce n’est pas sans raison ?
— Nous cherchons les bons. Et quand nous les avons trouvés, nous les payons à leur valeur.
— C’est donc une politique élitiste.
— Disons plutôt de rémunération au mérite. »
Bogane le dévisagea :
« Soyons clairs. Je sais que vous faites ceci par intérêt. C’est plus ou moins aligné avec la ligne de mon gouvernement. Les services de la France seront bienveillants avec votre banque… pour ce qui des sujets administratifs. Ne vous amusez pas à tricher avec les lois.
— Aucun risque, monsieur le ministre. Je vous remercie. »
Ils terminèrent leur café puis, Radier ayant réglé l’addition, se levèrent. Arrivé sur le trottoir, Marc se tourna vers Bogane :
« Encore merci. Et n’hésitez pas à prendre contact avec la Nab. Nous pouvons vous faire bénéficier de conditions avantageuses. »
Le visage du ministre se ferma :
« Seriez-vous en train d’essayer de m’acheter ? »
Radier, ayant compris l’impair que venait d’effectuer son patron, intervint précipitamment :
« Absolument pas ! D’ailleurs nous ne demandons rien en contrepartie. Si cela vous gêne, n’en parlons plus. »
Bogane se détendit :
« Hum. Pour moi il vaut mieux éviter en effet. Je ne tiens pas à être votre débiteur. Mais j’ai certains proches que cela pourrait intéresser.
—Je m’en occuperais personnellement. »
Au moment de se séparer, le ministre entreprit d’avoir les commentaires de Radier sur une réforme financière en cours d’élaboration. Marc, qui avait un autre rendez-vous, les salua et s’éclipsa.
Le banquier en profita pour demander à Bogane son avis sur le déjeuner.
« Votre ami est fougueux et volontaire. Un peu imbu de sa réussite… au point d’en oublier qu’il n’est qu’un représentant de votre actionnaire suisse. En même temps, il avait l’air sincère quand il a parlé de ses idéaux. »
Radier hocha la tête : « Marc est parfois trop rentre-dedans avec son projet, mais ce n’est pas de la prétention. Il y croit réellement.
— Peut-être. Il avait l’air vraiment secoué lorsqu’il a évoqué les injustices perpétrées par les puissants. »
Le banquier ne répondit pas, il venait de découvrir une nouvelle facette de son patron, et ne savait pas comment l’interpréter.
Arrière-pays niçois
Printemps 1972
La brise rafraichissait la journée ensoleillée. Le garçon, pas encore un adolescent, mais plus un enfant, monta avec précaution le petit talus couvert de genêts. Les arbustes, en pleine floraison, étaient touffus et serrés les uns contre les autres. En se mettant à quatre pattes, il était possible de louvoyer entre leurs pieds. Il se faufila et finit par déboucher de l’autre côté et s’allongea dans l’herbe pour contempler la scène en contrebas.
Un bulldozer poussait de la terre afin de niveler le sol qui était naturellement en pente douce. Il serra ses petits poings. Le terrain, où il jouait à cache-cache avec ses copains était complètement défiguré. Là où avant il y avait des cyprès, des rochers et buissons, il n’y avait désormais que des gravats. Il distinguait des morceaux de murs et des bouts de charpentes. Il y avait même des cuves éventrées, qui laissaient échapper un liquide visqueux quand elles étaient écrasées par le bulldozer. Après avoir couvert les débris de terre, il passait plusieurs fois pour tasser le tout, avant de recommencer plus loin.
Le garçon se redressa pour mieux suivre les différents va-et-vient. Un chauffeur fumait une cigarette à côté d’un camion à l’arrêt. Plus à droite, quatre hommes discutaient avec ce qui semblait être le chef. Il se pencha un peu plus pour observer la scène quand il entendit une exclamation. En tournant la tête, il s’aperçut que le chauffeur le désignait. Deux ouvriers se détachèrent du groupe : « Et toi ! Viens ici ! »
Pris de panique, il se jeta entre les genêts, redescendit le talus comme une flèche, et sauta sur sa bicyclette. Après un virage, le chemin suivait le remblai jusqu’au croisement. Avec un peu de chance, il pourrait le passer avant que ses poursuivants ne surgissent. Il pourrait alors rejoindre la route et s’enfuir.
Il arriva à l’embranchement le premier et vit du coin de l’œil celui qui devait être le chef débouler à une dizaine de mètres. Il changea de braquet pour attaquer la montée. Mais il fut trop brusque… sa chaine se coinça. Il mit pied à terre, la remit d’un coup sec, et redémarra en essayant de reprendre de la vitesse.
Une poigne ferme l’attrapa et le fit basculer. L’homme le retourna sans ménagement et lui balança une violente claque qui lui brûla la joue. Il resta tétanisé, au bord des larmes.
« Tu ne sais pas lire ? C’est une propriété privée ! »
La voix, hargneuse, le tira de sa léthargie. À l’origine, le domaine appartenait à une vieille dame. Il était constitué de ce qu’on appelait le château et d’un vaste parc. Sans compter les terres agricoles aux alentours. Marc l’avait toujours connu inhabité. Sa propriétaire était partie en maison de retraite depuis bien longtemps. Puis le domaine avait été vendu. Il en avait entendu parler par son père. De ce que le garçon avait compris, un investisseur avait racheté l’ensemble, puis avait cédé le château à la mairie et les terres à des fermiers. Il n’avait gardé que le parc sur lequel il allait construire une vingtaine de villas. Il avait très vite lancé les opérations de terrassements. Marc continuait à venir, considérant que le domaine était un peu à lui et à ses copains. Il renifla :
« Désolé monsieur… je ne voulais pas vous embêter. »
L’homme, qui le tenait toujours par un bras le secoua : « Tu n’as rien à foutre ici ! »
Le groupe les avait rejoints. Un des ouvriers s’exclama : « Je le reconnais, c’est le fils Ancel. »
Le chef le scruta : « Fils Ancel ou pas, il n’a pas à se mêler de nos affaires ! »
Marc, qui avait senti une hésitation, releva la tête, crânement : « Pourquoi ? Vous craignez que tout le monde sache que vous enterrez des cuves qui fuient ? »
L’homme eut un rictus et se tourna vers le groupe : « Vous avez vu ça ? Ce petit con nous menace. »
Sans crier gare, il lui asséna une nouvelle gifle en accompagnant le mouvement de son corps, envoyant le garçon rouler sur le sol. Le chef l’empoigna par le col et s’approcha à quelques centimètres, le visage déformé par la fureur :
« Écoute-moi bien le morveux. Tu vas foutre le camp et ne plus jamais revenir. Et si tu répands des conneries sur notre compte, je te dénonce aux gendarmes. Compris ? »
Les yeux embués, la joue brûlante, le garçon hocha la tête sans oser le regarder, vaincu. L’homme le lâcha : « Allez. Décampe. »
Pendant qu’il pédalait de toutes ses forces pour rentrer chez lui, les larmes coulèrent sur son visage. De terreur et de honte d’abord, puis de rage. Ces hommes enterraient de véritables poubelles… et ils l’avaient menacé pour lui faire peur.
En arrivant, il était décidé. Il allait les dénoncer à son père. Il alla le voir à son bureau.
« Papa ? »
Son père lui jeta un regard sévère : « Tu tombes bien toi. Tarpieux vient de m’appeler. Ses ouvriers t’ont surpris en train de fouiner sur son chantier.
— Mais Papa, ce n’est pas...
— Silence ! Ou je t’en mets une ! Mais qu’est-ce qui t’a pris ? File dans ta chambre ! »
Comme il ne bougeait pas, son père fit un mouvement menaçant. Il détala sans demander son reste.
Couché dans son lit, il rumina son humiliation et sa colère. Une fois grand, il trouverait le moyen d’empêcher de telles injustices.
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