Chapitre 4-2 : Passion... et tensions...
Paris
Juillet 1988
Après six mois d’existence, Radier voulait doper les dépôts des particuliers. Ses équipes étaient d’avis de lancer une nouvelle offre. L’idée était, dans le cadre d’un pack, d’offrir le coût annuel de la carte Visa Premier, soit 150 francs. Le pack consistait en l’ouverture d’un compte courant et de sa carte, d’un PEL ou d’un Livret A et de la domiciliation du salaire. Au lancement, la Nab prendrait à sa charge les demandes de transferts de comptes en provenance des autres banques. Il était déjà prévu de prolonger l’offre jusqu’à la fin de l’année.
Après un premier volet résolument mystérieux, la campagne se terminerait par une présentation sur scène, copiant en cela l’idée de la keynote initiée par Steve Jobs quelques années plus tôt.
Lors de ce show, Ancel et Radier devaient monter sur l’estrade. Marc, dans le rôle du fonceur qui casse les codes et bouscule le marché. André, dans celui du professionnel qui sécurise et maitrise le métier.
Marie Taitbon, la directrice marketing, indiqua qu’elle cherchait une société pour organiser cet événement. Marc pensa à Lamare. Il lui préconisa de la contacter.
Quelques jours plus tard, le téléphone d’Ancel sonna, son cadran affichant l’origine de l’appel : « Marie, que puis-je pour vous ? »
— Auriez-vous une heure ? Nous avons signé avec Select Evts et nous sommes avec ses équipes toute la journée. Nous voulons travailler votre mise en scène et celle d’André. »
Il consulta son agenda : « À partir de 17 h. Ou cela ?
— Dans la salle du conseil. Merci. »
Il se replongea dans le dossier qu’il avait sous les yeux. Il avait d’autres ambitions que la Nab, et il était temps de peaufiner et de décliner la stratégie qu’il avait imaginée. L’image d’Amandine Lamare s’imposa dans son esprit. Son regard devint vague et les plis d’un sourire apparurent sur son visage avant qu’il ne reprenne sa lecture. Il repensa de nouveau à la jeune femme. Il avait hâte de la revoir. Agacé, il secoua la tête : impossible de se concentrer ! Il décida d’aller prendre l’air.
Il poussa jusqu’à l’avenue Daumesnil. L'ancienne voie ferrée allait être aménagée en promenade plantée, mais pour le moment il devait se contenter des larges trottoirs.
OK elle est charmante se dit-il ; mais cela s’arrêtait là. Il aimait Elsa et pour lui la fidélité était primordiale. Il ne se laisserait pas tenter. L’idée était plaisante… Mais non. Résolu, il prit le chemin du retour.
Il demanda qu’on lui monte un en-cas et, sa sérénité retrouvée, se replongea dans son dossier.
Lorsque son poste sonna de nouveau, il décrocha sans regarder l’identité de l’appelant :
« Marc, cela fait déjà un quart d’heure que nous vous attendons. »
Il se releva d’un bond : « Flûte ! J’arrive ! »
Il descendit et pria les participants de l’excuser : il n’avait pas fait attention à l’heure.
Typique de l’égocentrisme des dirigeants, se dit Lamare, ces gars-là n’imaginent pas que le monde puisse tourner sans eux. Au moins avait-il l’élégance de demander pardon.
Tout en restant souriante, après tout c’était son client, elle fit un rapide résumé de la manière dont le show allait se réaliser. Les équipes de Select Evts connaissaient leur affaire. Ils avaient déjà pris des contacts avec les chaines télévisées pour s’assurer que des extraits de choix soient présentés aux journaux du soir dans la foulée
Marc et André subirent une revue millimétrée de leur prestation. Impatients au départ, les deux hommes finirent par s’investir pleinement dans la préparation. La jeune femme revisita son jugement sur Ancel : il avait des remarques pertinentes et tenait compte des recommandations.
La réunion terminée, Lamare prit congé en les remerciant de leur patience pendant ces répétitions. Marc ne put retenir sa répartie et avec un grand sourire, montrant qu’il plaisantait : « En votre présence, cela devient un plaisir ! »
Elle sourit discrètement, c’était toujours agréable d’avoir des compliments, même si celui-ci était assez convenu : « Merci. Il faudra que nous adaptions la mise en scène à votre personnalité. »
Il regarda l'heure et saisit la balle au bond : « J’ai un peu de temps devant moi, si vous voulez, nous pouvons le faire maintenant. Mais à une condition, que cela se passe autour d’un verre. »
Il hésita et s’empressa de préciser comme s’il craignait une mauvaise interprétation : « J’ai besoin de faire un break. »
Après une brève d’hésitation, et se surprenant elle-même, elle accepta.
Une demi-heure plus tard, attablés dans un bar, ils étaient en grande conversation. Guindée et convenue au départ, elle dévia ensuite, passant de leur relation de travail à des sujets plus généraux.
S’ils n’étaient pas d’accord sur tout, il ressortait aux yeux de Lamare que loin d’être un parvenu aux idées un peu réac, Ancel avait des principes humanistes assez forts... contrebalancés par un regard cynique sur la société actuelle.
Elle se surprit à rire aux éclats aux traits d’humour du jeune homme. Et il avait du savoir-vivre... non, pensa-t-elle, ce n’est pas ça. Il ne connait pas les codes de la haute société et semble s’en moquer. Il a du respect envers les autres... que d’autres considéreraient comme étant simplement à leur service.
Elle l‘avait vu être courtois avec les serveurs, et s’effacer pour laisser passer des personnes quand ils étaient entrés dans le bar.
Marc, de son côté, ne se posait pas toutes ces questions, il se sentait bien, dans l’instant présent.
En début de soirée, ils quittèrent le bar, se faisant la bise au lieu de se serrer la main. Sans même se rendre compte de ce changement.
Amandine rentra chez elle, plongée dans ses réflexions. Il avait du charme c’est vrai… mais comment un homme aussi jeune pouvait-il se trouver au premier plan de la Nab ? Et quels étaient les projets que Marc, elle l’appelait désormais par son prénom, semblait avoir sous le coude ?
Ancel arriva chez lui. Il se sentait coupable. Il avait prévenu Elsa qu’il rentrerait plus tard, mais n’avait ensuite plus donné de nouvelles. Après avoir refermé la porte et s’être débarrassé de sa veste, il entra dans le salon où elle regardait une série à la télévision.
« Bonsoir mon amour.
— Bonsoir. »
Le ton de la jeune femme était glacial.
« Je suis désolé, cela m’a pris plus de temps que prévu », dit-il en se penchant pour l’embrasser.
Elle lui fit un baiser du bout des lèvres avant de le repousser : « Tu pues l’alcool. Je vois que ton travail est particulièrement prenant ! »
Ancel se mit sur la défensive : « Traiter des affaires autour d’un verre fait aussi partie de mon job. Si tu crois que je m’amuse ! »
Elle ricana : « Mais bien sûr. Tout ce que tu fais est important. Et dois passer avant nous. »
« Tu es de mauvaise foi.
— C’est ça ! Et bien je te laisse à tes priorités, je vais me coucher », et à ces mots, elle éteignit la télévision et alla s’enfermer dans leur chambre.
Resté seul, Marc, machinalement, s’occupa à ranger de-ci, de-là. Ses gestes étaient secs et saccadés. Ils n’avaient fait que discuter. C’était quand même son droit non ? Après tout, il se devait d’avoir de bonnes relations avec les acteurs introduits dans la haute société... Et Lamare en fait partie. Elsa devenait tout simplement impossible.
Elsa enfila un large tee-shirt avant de se jeter sur le lit et de tirer rageusement la couette. Elle resta ainsi, tendue, de longues minutes : il ne l’avait même pas prévenue qu’il allait rentrer tard. Et avec qui était-il en plus ?
Progressivement, elle sentit sa colère disparaitre. Elle se pelotonna et se recroquevilla, son cœur se fit lourd : qu’arrivait-il à leur couple ? À l’homme dont elle était tombée amoureuse ?
Voyages
juillet et août 1988
Fin juillet, Elsa et Marc partirent pour un roadtrip de deux semaines dans l’Ouest canadien. Ils eurent quelques prises de bec, comme sur la façon de conduire de Marc, trop rapide au goût d’Elsa. Malgré cela, ils partagèrent de vrais moments de bonheur. La jeune femme apprécia particulièrement leur randonnée autour du lac Louise : ils avaient dépassé les points de vue fréquentés par les touristes et s’étaient enfoncés dans les bois jusqu’à un petit à pic. Là, Marc la serra tendrement dans ses bras. Ils restèrent ainsi, blottis l’un contre l’autre, jusqu’à ce que le soleil commence à décliner.
Elsa repris espoir. Ils s’aimaient toujours… et ce n’est pas un trimestre difficile qui pouvait effacer cela.
Marc se rendit ensuite à Wroclaw, en Pologne. Grâce à une association étudiante, il y avait effectué un stage pendant ces années de fac. L’usine était souvent en rupture de pièces et ses salariés s’absentaient pour faire leurs achats… Le rationnement aux stations d’essence en particulier, conduisait à des queues pouvant durer toute la journée… Les Polonais laissaient leur voiture et repassaient plusieurs heures après pour l’avancer. Si le stage n’avait pas été très actif, il avait vécu une aventure humaine très enrichissante et s’était fait des amis. L’un d’eux, désormais jeune actif, l’avait invité à revenir quelques jours.
Il nota des changements importants : des pauvres apparaissaient dans les rues ainsi que des nouveaux riches. Il avait l’impression que la Pologne, pays communiste, était à l’aube d’une profonde transformation. Cela lui évoquait l’imaginaire qu’il avait développé sur les débuts de la révolution industrielle... Avec des hommes et des femmes devenant très prospères et d’autres s’enfonçant dans la misère.
Ce bouillonnement lui donna envie d’investir. Son ami Pawel l’en dissuada : si les premières activités privées démarraient, ce n’étaient que des petits commerces et cela ne concernait pas les étrangers.
Quoi qu’il en soit, ces voyages lui changèrent les idées et ce fut avec une énergie renouvelée qu’à son retour, il se plongea dans la préparation de l’événement marketing de la rentrée. Il rencontra Lamarre plusieurs fois en quelques semaines. Pour des réunions de groupe et des échanges à deux. En général au bureau de Marc, parfois autour d’un déjeuner.
Sans s’en rendre compte, tous deux commençaient à rechercher la présence de l’autre.
« Il y a quelque chose entre toi et ce Marc ?"
Amandine se figea, déconcertée. À l’autre bout du combiné, il y avait une de ses meilleures amies avec laquelle elle pouvait passer des heures au téléphone.
« Mais non. Pourquoi ?
— Tu parles sans arrêt de lui.
— Je le trouve intéressant. C’est tout.
— Tu es sûre ?
— Certaine. De toute manière, il a une femme dans sa vie. Je ne veux pas vivre ce genre de situation et… ô excuse-moi ! »
Depuis quelques mois, son amie avait une relation avec un homme en couple. Cette relation, de l’avis d’Amandine, était toxique et la détruisait. Fabrice soufflant le chaud et le froid, en fonction de ses propres états d’âme.
« T’inquiète. Je sais ce que tu penses. Et tu as raison, même si je ne peux pas m’empêcher d’accourir quand il m’appelle. Tu es sûre de ne pas avoir un petit béguin ? »
Amandine hésita. Sans savoir pourquoi, la question de son amie la mettait mal à l’aise.
« C’est possible. Mais cela n’ira pas plus loin. Tu oublies que j’ai Sylvain. »
Elsa plaqua un sourire de façade sur son visage pour répondre à son amie et collègue : « Ne t’inquiète pas. Je vais bien. Je suis juste un peu fatigué. »
Elsa ne savait plus elle en était… ou plutôt ou son couple en était. Certains jours, Marc se montrait très tendre… et immédiatement, elle se sentait alors pousser des ailes. D’autres fois il se montrait réservé, créant une distance entre eux qui lui semblait devenir un gouffre infranchissable : elle passait alors le reste de la journée avec un poids qui lui lestait le cœur.
Elle fut promue, et passa ses journées à s’investir corps perdu dans son nouveau poste… pour oublier, le temps de quelques heures, ces tourments qui la minaient.
Début septembre le grand show arriva.
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