Chapitre 5-1 : Malta
Malta
Paris
Octobre 1988
Il était temps de lancer la suite des opérations. Marc repéra un cabinet basé au Lichtenstein qui avait la réputation sulfureuse d’organiser des filières d’évasions fiscales. Il demanda à Forel d’enquêter : était-il fiable ? Avait-il une moralité lui permettant de flirter avec la légalité tout en étant un acteur de confiance ?
Le détective identifia un cadre, jeune associé de 45 ans. Très doué, mais qui ne semblait plus grimper dans la hiérarchie. En creusant, il trouva pourquoi ce Jacques Malta végétait. S’il aidait ses clients à frauder le fisc, il refusait de prendre ceux liés à des activités criminelles.
Marc contacta le cabinet pour le rencontrer. Ils devaient se voir en marge d’un repas au Saint-James à Paris. Il avait réservé un salon particulier et s’y rendit à la fin de son diner.
Il venait de s’installer, lorsque Malta entra à son tour. Marc l’évalua du regard. Vêtu d’un costume bleu marine coupé sur mesure et doté d’une stature athlétique et d’une splendide chevelure blonde, tout en lui respirait la bonne santé et l’aisance. L’image parfaite d’une gravure de mode.
Les deux hommes se saluèrent puis prirent place dans deux fauteuils autour d’une table basse, échangeant quelques banalités sur le Saint-James et son cadre raffiné. Marc fit durer ce moment, prenant le temps de cerner son interlocuteur.
Il se décida à aborder son besoin : monter plusieurs structures juridiques de type holding.
« C’est notre spécialité, que recherchez-vous ?
— Mes ambitions sont larges et diversifiées. Je veux anticiper les sociétés nécessaires.
— Dans des secteurs ou des géographies différents ?
— Les deux. »
Le juriste eut un léger froncement de sourcils. Son interlocuteur semblait un brin mégalo. Il s’était renseigné. Même si elle démarrait bien, la Nab n’était pas assurée de son succès… Et Ancel n’en avait qu’une toute petite part. Il enchaina néanmoins : « Je vois. Aurez-vous des associés ? »
— C’est possible, Marc eut un geste vague.
— Et quand comptez-vous lancer vos diversifications ?
— Certaines dans quelques mois, d’autres dans un an ou deux. Je ne sais pas encore. »
Malta lui jeta un coup d’œil perçant. C’est quoi ce truc ? se dit-il, tout ce que ce gars exprime est flou. Il fronça de nouveau les sourcils :
« D’autres éléments à prendre en considération ? »
Marc réfléchit un instant : « Les holdings serviront à piloter les filiales de leur secteur d’activité. À côté de ce dispositif, il y aura quelques sociétés qui ne devront pas y être liées. »
— Pourquoi ? »
Ancel se racla la gorge :
« Elles pourraient être amenées à contourner certaines réglementations, en utilisant les failles du système. Je ne veux pas que cela pénalise l’image du reste du groupe. »
Cela devient délirant, pensa Malta en pesant la formulation qu’il allait employer :
« Ce que je vais vous dire n’est peut-être pas très commercial. D’une part, je ne vous comprends pas. Et d’autre part…, il scruta son interlocuteur, je suis réticent à continuer dans cette voie. »
Marc ne baissa pas les yeux. Sa réponse fut glaciale : « Comme tous les spécialistes, vous êtes particulièrement abscons. Expliquez-vous. »
Sans se démonter, le juriste se justifia : « Je ne saisis pas pourquoi vous voulez ces structures dès maintenant. Alors que vous n’avez pas les moyens, pas d’associés, voire pas de plan de diversification. »
Marc siffla doucement : « Rien que cela. À vous entendre, je n’ai que du vent. Je comprends qu’avec une telle posture, vous végétiez à votre poste. Pourquoi êtes-vous réticent ? »
Malta, que la dureté de son interlocuteur avait surpris, hésita : « Votre couplet sur vos activités peu fréquentables. Cela me semble sulfureux. Je ne veux pas y toucher ».
Ancel se leva et fit quelques pas. C’était l’instant de vérité. Il dévisagea le juriste. Son menton était légèrement crispé. Il était resté poli, mais sa position était sans ambiguïté. Il prit un ton ironique : « Belle leçon de morale alors que vous aidez vos clients à frauder le fisc. Et vous vous permettez d’être condescendant alors que votre carrière patine. »
Malta cilla, comme sous l’effet d’une gifle et se leva à son tour, dépliant son mètre quatre-vingt-six.
« Je ne vous autorise pas…
— Silence ! tonna Ancel et il gronda : pour qui vous prenez-vous ? »
Le juriste savait être en face d’un client potentiel. Bien que rouge de colère devant cet affront, il fit un effort sur lui-même : « Je suis navré que cette entrevue se passe comme cela. Je ne voulais pas vous froisser. Je suggère d’arrêter là notre entretien. »
Les deux hommes se toisèrent, tendus. Ancel reprit : « Asseyez-vous. Je devais vous jauger. Ce que j’ai à vous proposer dépasse le cadre de votre cabinet, et vous concerne directement. »
Le juriste hésita, mais sa curiosité l’emporta.
« J’ai vraiment la main sur la Nab. Le prêt de quatre millions de la Zurich Trust Bank pour acquérir des actions de la Nab est couvert par un dépôt du même montant. Et j’ai encore onze autres millions à mon nom. Enfin, j’ai un contrat qui me permet de racheter tout ou partie des parts de la Suisse.
— D’où proviennent ces fonds ?
— Ce sont des bénéfices. J’ai joué sur des différences de dates de valeurs. Sur des mouvements de plusieurs centaines de millions. J’ai empoché les gains d’intérêts.
— Et ces sommes avec lesquelles vous avez joué ?
— Je les ai empruntés, placés à mon compte, puis rendus à chaque fois. Pendant plusieurs mois.
— Sans l’accord du propriétaire de ces fonds et sans le rémunérer ? » fit Malta, qui commençait à comprendre.
Ancel le regarda dans les yeux en prononçant sa réponse : « Oui. »
Malta grimaça. Finalement, il n’est pas si vaseux que cela, mais je ne suis pas sûr de préférer cela, se dit-il.
« C’est du détournement de fonds.
— Encore faut-il s’en apercevoir. J’ai rendu ces sommes à chaque fois. Les débits et crédits ont été lettrés entre eux, disparaissant ainsi des radars. En fin de mois, le solde du compte n’avait pas changé. »
Il marqua une pause. « Mon seul délit, si je peux m’exprimer de la sorte, c’est que j’ai fait travailler cet argent pour mon compte. »
— En générant un manque à gagner pour les propriétaires de ces fonds.
— Moralement cela fait une sacrée différence. La même qu’entre aider un contribuable ou un criminel à frauder le fisc sur ses revenus. Différence à laquelle, je crois que vous êtes sensible. »
Comprenant pourquoi le jeune homme s’était adressé à lui en particulier, Malta opina à contrecœur. Il aimait de moins en moins la tournure de cette rencontre.
« Comment avez-vous pu convaincre la Suisse de placer quatre milliards ? »
Ancel lui donna les mêmes explications qu’il avait fournies à Forel. Il enchaina : « Il y a une deuxième raison. Plus délicate, bien que légale. L’investissement de la banque est garanti par des fonds qui lui sont confiés par ailleurs. »
Malta se redressa, en alerte :
« Des financiers qui ne veulent pas se dévoiler ?
— Je ne suis pas un prête-nom. Il ne s’agit pas d'acteurs voulant prendre pied sur le marché français. Ils cherchent juste à rentabiliser leurs fonds.
— Qui sont-ils ? Quelle est la provenance de ces milliards ? Et pourquoi les confiez à vous, un inconnu ? »
Marc s'exprima lentement, sans quitter du regard son interlocuteur : « Lorsque j’ai gagné mes premiers millions, j’ai ouvert des comptes avec de fausses identités. Ce faisant, j’ai attiré l’attention de certaines personnes. J’ignore leurs activités réelles, mais je me doute qu’elles ne sont pas recommandables. Mon agilité financière a séduit, ce qui m’a donné la crédibilité pour leur parler de la Nab. »
Malta demeura silencieux. Un peu abasourdi par ce qu’il venait d’entendre. Il se releva : « Vous avez fait enquêter sur moi. Je refuse de travailler pour des clients qui cherchent à blanchir des capitaux.
— Et pourtant, sachant que votre cabinet traite certains de ces dossiers, vous y restez. Et vous savez que certains de vos clients, propres sur eux, fricotent avec des milieux moins recommandables.
— Si vous souhaitez me faire dire que j’ai une morale un peu hypocrite, dont acte. Mais il y a des lignes rouges que je ne franchirais pas.
— J’ai tenu à être honnête avec vous. Je connais vos limites et j’ai bien l’intention de les respecter. Je ne vous demande pas de gérer ces relations de près ou de loin. Moi-même, je n’en sais pas beaucoup plus et je veux cantonner ces contacts. »
L’expert toujours debout jaugea son interlocuteur. Les accointances qu’il venait de lui révéler le rebutaient. Il ne pouvait malgré tout s’empêcher d’être intrigué par sa personnalité : « Pourquoi tout cela ? Vous êtes déjà riche.
— Devenir un acteur économique de poids est une vraie motivation. Mais ce n’est pas la seule raison. Si vous vous êtes un peu renseigné sur moi, vous savez que je suis à l’origine de CRASH ? Qu'en pensez-vous ? »
— Ce que j’ai lu. Il s’est démarqué des autres syndicats, car il n’a pas voulu prendre une couleur politique. Il se positionne uniquement en fonction de ses convictions. »
Marc opina : « Je suis devenu plus réaliste et matérialiste. Je veux avoir les moyens de soutenir mes idées. Et pour cela, être riche et puissant. »
Malta, pensif, se demanda ce qui était vrai des motivations avancées par le jeune homme. Il se reprit : « Pourquoi ne pas rencontrer d’autres associés de mon cabinet, plus souples sur vos accointances ? Je peux vous en conseiller un.
— Je ne cherche pas à acheter les services de votre société, mais un homme sûr qui s’occupera des structures de mon groupe, Marc marqua une pause : C’est précisément pour cela que je voulais vous voir, vous. Vous êtes le meilleur expert de votre cabinet, et vous avez des limites que vous refusez de franchir. C’est pour moi la preuve que je peux vous faire confiance. J’ai besoin de cela. »
Il prit une inspiration : « Voulez-vous me rejoindre et travailler avec moi ? »
Le juriste resta interdit. Cela allait trop vite. Ancel lui tendit deux dossiers. Le premier prouvait ses dires sur son apport réel dans la Nab et son droit à racheter les parts détenues par la Suisse. Le second traitait des diversifications qu’il avait déjà identifiées.
Malta, resté seul, se plongea dans sa lecture. Il vérifia scrupuleusement la véracité des documents de la banque suisse puis passa à l’autre dossier. Les périmètres dans lesquels voulait investir Ancel étaient variés. Dans chaque cas, il avait une idée claire et en rupture de la manière dont il souhaitait se développer. Il trouvait certains concepts séduisants, était plus dubitatif sur d’autres.
Marc revint dans la pièce, deux tasses de café à la main : « Qu’en dites-vous ?
— Vous allez vraiment investir dans tous ces secteurs ? À quel rythme ?
— J’abandonnerai peut-être certaines pistes, et j’en aurai peut-être d’autres. Quant à la cadence, cela dépendra de la réussite de mes affaires. Mais je veux aller vite.
— Vous avez conscience qu’à chaque fois, c’est du genre ça passe ou ça casse ?
— Je vous propose de participer à un projet ambitieux... avec le risque de vous retrouver au chômage. »
Le juriste avait besoin de réfléchir. Les deux hommes se saluèrent. Au moment d’ouvrir la portière de sa voiture, Marc entendit Malta l’appeler et se retourna : « Vous m'offrez une occasion qu’on ne rencontre qu’une fois dans une vie. Je marche. »
Touché par son attitude, Marc lui tendit la main : « Merci Jacques. »
La poignée de main fut ferme : « C’est moi qui vous remercie. Mais soyons clairs. Je ne franchirais jamais mes limites.
— Mais j’espère bien ! »
Ils se revirent dans la semaine qui suivit. La holding de tête fut baptisée CFIA. Pour Compagnie Financière Internationale Anonyme. Ancel en était l'unique propriétaire. Et pour le moment, Jacques Malta en serait le seul salarié. Dans la foulée il créa aussi la CFIA Bank.
Marc lui demanda également de préparer les structures pour ses deux premières diversifications.
Le juriste lui fit part de ses interrogations : « Pour la grande distribution, vous avez un élément disruptif. Je ne sais pas si cela va marcher, mais je comprends le pari. Pour l’agriculture, la nouveauté que vous apportez n’est liée qu’à des montages d’investissements. Je ne vois rien de révolutionnaire, ni sur la production ni sur la commercialisation. »
Son nouveau patron le contempla, songeur : « Mon objectif est avant tout d’aider les paysans. Je ne cherche pas à décrocher le jackpot, juste à gagner un peu d’argent. »
Malta haussa les sourcils. Ancel, le regard lointain, revivant une scène de son passé, lui rappela : « je veux faire fortune… pour soutenir certaines causes. »
Arrière-pays Niçois Mars 1970
« Tu vas rester à notre école, dit ? », interrogea Marc, huit ans, dans un coin de la cour de récréation. Son ami venait de lui annoncer que son père allait perdre son travail de métayer. Au décès de son propriétaire, sa fille avait vendu les terres à un agriculteur qui disposait de son propre fermier. Il avait considéré qu’un seul suffisait pour gérer les deux domaines réunis.
Son ami baissa la tête pour cacher ses larmes : « Papa a trouvé un boulot à l’usine en ville. À la rentrée, je serais inscrit dans une nouvelle école. »
Marc sentit une boule monter dans sa gorge. Cela faisait deux ans qu’ils faisaient les quatre cents coups ensemble. Ils étaient devenus inséparables.
« Et ton père il en pense quoi ?
— Il dit qu’on aura plus de sous et qu’on pourra s’acheter une télé. Mais il ne sourit plus. »
La cloche sonna, marquant la fin de la récréation.
En rentrant chez lui, Marc interrogea ses parents. Ne pouvaient-ils pas intervenir ? Son père était professeur à la ville et sa mère travaillait à la mairie du village. Du haut de ses huit ans, il s’attendait à ce qu’ils modifient le cours des choses. Il n’en fut rien. Dépité, il s’enfuit dans sa chambre, où il se jeta sur son lit en enfonça sa tête dans son oreiller pour sangloter.
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