Chapitre 5-3 : Kermarrec et Carrel
Kermarrec et Carrel
Club d’escrime, Lille
Dimanche soir 23 octobre 1988
Forel posa la pile sur la petite table devant eux.
« Voici la sélection. On a suivi vos recommandations. »
Face à lui, légèrement à sa droite, la capitaine de police Tania Carrel, 33 ans. Après avoir œuvré sur des affaires familiales et de protection des mineurs, elle s’occupait depuis plusieurs années de stupéfiants.
De l’autre côté, à sa gauche, le commandant Lucas Kermarrec, 41 ans. Membre du service actions de la DGSE.
Tania jeta un œil sur les documents.
« Il veut qu’on fasse quoi ?
— Une correction mémorable à chacun d’entre eux. Et une aide financière à leurs compagnes.
— Celui-là on devrait le buter ! »
Elle brandit une des feuilles cartonnées. On y voyait, agrafée, la photo d’un homme quelconque. Sous son air débonnaire se cachait une brute qui brutalisait sa femme depuis de nombreuses années. Celle-ci ayant toujours refusé de porter plainte, il n’avait jamais eu réellement d’ennuis. Et pourtant elle portait depuis plusieurs mois une brûlure au visage qui la défigurerait à vie. Ce soir-là son mari l'avait poussée sur la gazinière en marche. Son fils ainé, treize ans, avait voulu s’interposer. Son père l’avait violemment frappé et lui avait cassé le nez.
Le temps de l’enquête, ses trois enfants avaient été placés en famille d’accueil. Toute la fratrie avait juré que c’était un accident : la mère et l’ainé s’étaient bousculés involontairement. Le juge devait encore statuer, mais nul doute que les gamins allaient être rendus à leur famille.
Forel regarda Carrel avec compassion. Tania avait été maltraitée jusqu’à ses quatorze ans, avant d’être retirée de la garde se ses parents et confiée aux services sociaux. Elle en gardait une extrême sensibilité. C’était d’ailleurs la raison de son entrée dans la police.
« Il répugne à se poser en justicier. Il veut juste qu’ils comprennent la leçon. »
La capitaine laissa errer son regard sur la salle. Ils étaient sous une église, dans une crypte réaménagée en pistes d’escrimes. À cette heure tardive, le club était fermé. Son passe leur permettait de se voir en toute discrétion.
Elle baissa les yeux en signe d’acceptation. Le commandant prit la parole :
« J’ai rencontré ton contact à Paris. Il est d’accord. Ses gars feront le travail. »
Forel hocha la tête. Le contact était un caïd de banlieue. Il l’avait sélectionné pour sa fiabilité et le fait qu’il organisait déjà, moyennant finance, des actions punitives. Comme le voyou le connaissait, c’est Kermarrec qui l’avait approché. Il lui tendit une enveloppe :
« Cinquante mille francs pour les cinq passages à tabac. Et deux cent cinquante autres milles pour aider leurs compagnes à refaire leur vie.
— Pour cela, il faudrait qu’elles n’aient plus peur d’eux, s’insurgea Tania.
— Je vais m’arranger pour qu’elles entendent le message d’avertissement », répondit le commandant.
Kermarrec rentra chez lui, un petit pavillon dans la banlieue de Lille. Il y habitait seul depuis son divorce. Il s’apprêtait de nouveau à franchir la ligne, mais il n’en avait cure. Il n’y avait que la première fois qui comptait et il avait fait bien pire cette fois-là. Quatre ans plus tôt, sa fille, seize ans, avait rencontré un jeune homme dont elle était tombée éperdument amoureuse. Très vite il l'avait entrainée dans son univers de drogué. Les choses avaient empiré. Pour se payer leur dose, il l’avait convaincue de se prostituer dans des caves ou des parkings. Kermarrec était alors en mission en Afrique, sans contact avec sa famille. Sa femme avait fini par découvrir ce qui se passait. Elle avait enfermé sa fille et avait demandé aux supérieurs de prévenir mari. Le temps qu'il soit de retour, c’était trop tard. Sa fille avait fugué. Il avait remué ciel et terre pour la retrouver. En vain. En désespoir de cause, il avait actionné ses relations au sein de l’armée et des services secrets. Un responsable de la sûreté du territoire avait demandé à un de ses hommes, Forel, d’enquêter. Il avait utilisé les ressources de son service et ceux de la police ; il s’était notamment appuyé sur la capitaine, à l’époque, encore lieutenant, Tania Carrel. À eux deux, ils avaient fini par localiser le couple de drogués dans un squat. Kermarrec avait exigé de les accompagner. Il se souviendrait toute sa vie de l’horreur qu’il avait dû contempler. Ils avaient surgi dans une petite pièce insalubre. Au sol, un matelas miteux. Allongée dessus, sa fille, nue et dans les vapes, se faisant besogner par un mec au crâne rasé. Deux autres attendaient leur tour, en se masturbant. Le commandant, dans un état second, avait sorti l’automatique qu’il portait dans son dos et avait abattu les trois hommes avant que Forel et Carrel ne le désarment. Le détective était en train de le maitriser quand la capitaine s’était exclamée : « Elle fait une overdose ! »
Sa fille avait pu être sauvée et ils avaient réussi à la désintoxiquer. Traumatisée, elle traversait désormais la vie comme une ombre. Le couple Kermarrec n’y avait pas survécu, ils s’étaient séparés deux ans plus tard.
Entretemps le commandant avait retrouvé le petit ami drogué... On n’avait plus jamais entendu parler de lui.
Forel lui avait reçu un blâme pour avoir utilisé les ressources de son service à des fins personnelles, même si on ne savait pas trop lesquelles. Son supérieur ne l’avait pas couvert. Dégoutté, il avait démissionné pour créer son agence de détectives.
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