Chapitre 5-2 : Chalet
Chalet
Novembre 1988
Quelques semaines après son rendez-vous avec Malta, Marc fit le tour des régions de France pour tenter de rallier des paysans à son projet agricole. S’il obtint quelques accords de principes, bon nombre d’entre eux restèrent réticents.
Son voyage se termina cependant par une belle prise. Il déjeuna avec un fermier doté d’un certain bagou. Patrick Chalet, dans la quarantaine, fut séduit par les idées d’Ancel. Il y voyait la possibilité de faire autre chose que de gérer l'exploitation familiale, qu’il avait repris au décès de son père. Au café, Marc lui proposa de le rejoindre comme directeur de l’activité qu’il voulait lancer. Il accepta immédiatement.
À son retour sur Paris, Marc n’hésita pas une seconde et fila chez Amandine. Il avait indiqué à Elsa qu’il ne rentrerait que le lendemain. Bringuebalé dans le métro, il chassa sa culpabilité vis-à-vis d’Elsa en pensant à la suite des opérations.
Deux semaines plus tard, il retrouva Chalet dans un café, près de la place de la Bastille.
« Alors Patrick, où en êtes-vous ?
— Je suis mitigé. Le projet est passionnant, mais difficile à mettre en œuvre.
— Expliquez-moi.
— Votre objectif, c’est de redonner du poids aux agriculteurs face aux enseignes de distribution et centrales d’achats.
— Tout en dégageant des bénéfices.
— Pour cela votre idée est de créer des entreprises communes. Les fermiers y apporteront leurs terres et vous des capitaux pour moderniser les exploitations. Ces sociétés, regroupant plusieurs domaines, auront une taille suffisante pour négocier en position de force avec les acheteurs. »
Marc acquiesça de la tête, se demandant où il voulait en venir.
« Le monde paysan est très morcelé. Pour obtenir une part significative du marché, vous allez devoir vous associer avec des dizaines de milliers d’agriculteurs. C’est énorme !
— Oui je sais, mais...
Chalet le coupa : « Ce n’est pas le plus important. La propriété est cruciale pour eux. Ils n’apporteront pas leurs terres dans une entreprise ou ils n’auront, à titre individuel, qu’une petite part du capital. »
Marc résista à l’envie de faire quelques pas pour doper sa réflexion.
« C’est voué à l’échec ? »
Patrick hésita. Après tout son nouveau patron l’avait fait venir pour lancer cette affaire. Pas pour s’entendre dire qu’elle n’était pas possible. Sa main se crispa sur l’accoudoir de son fauteuil :
« C’est un point crucial. »
Marc resta pensif un instant : « Et si nous apportons des fonds, et qu’en échange nous sommes associés dans un bail, pour exploiter ces terres, dont ils resteraient propriétaires ?
— Cela pourrait être une idée. À condition qu’ils puissent sortir de ce bail. »
Ancel prit sa décision : « Malta va nous chercher le bon montage juridique. C’est un spécialiste dans ce domaine.
— Il reste le sujet du nombre de fermiers nécessaire à votre projet. »
Marc observa Chalet avec amusement :
« Je veux des parts de marchés importantes, mais pas sur toute la France. Plutôt par zone géographique et par type de production. »
Patrick hocha la tête, son regard se perdit dans le vague pendant qu’il réfléchissait :
« On pourrait viser les petits et moyens céréaliers de la Beauce. Les exploitations vinicoles de Côtes du Rhône non classées. Une région de producteurs fruitiers. Et des élevages de poulets de bonnes tailles. »
Il releva la tête et fixa son patron : « Pour les céréaliers et les producteurs de fruits, nous avons déjà des contacts. »
Il s’interrompit une seconde avant de reprendre :
« Pour les Côtes du Rhône, nous n’avons pas encore prospecté. Je ne suis pas sûr que nos investissements puissent leur être utiles. »
Devant le silence d’Ancel, il poursuivit : « Pour les éleveurs de volaille, je vois bien l’intérêt d’une modernisation. Mais là aussi, nous avons peu de contacts. »
Marc le fixa : « Creusez ces pistes. Je veux savoir ce que l’on peut faire pour fin janvier. »
Chalet s’étrangla : « Fin janvier ! Mais c’est demain ! Je n’y arriverais jamais !
— Du calme. Il suffit de s’en donner les moyens. Identifiez qui peut vous relayer pour démultiplier notre force de frappe.
— Facile à dire, mais… »
L’agriculteur s’arrêta, plongé dans ses réflexions. Ancel n'intervint pas. Il voulait lui laisser la possibilité de se révéler. S’il y arrivait, il aurait alors gagné un précieux allié.
« Les commerciaux ! Ils démarchent les paysans pour des produits ou des machines. Ils connaissent bien leurs clients. Ils nous indiqueront avec qui nous pouvons avancer. »
Chalet tambourina la table du doigt pour souligner ses propos, qu’il débita de manière accélérée :
« Je vais m’adresser aux vendeurs de matériels. L’octroi d’une prime en fonction des accords qu’ils nous permettront de dégotter leur fera faire des miracles. »
Il se frotta les mains, impatient de commencer, et se leva pour prendre congé.
« Attendez Patrick, j’ai un deuxième point à vous soumettre. »
Se réfrénant, Chalet reprit place : « Je vous écoute.
— Cela ne suffira pas d’avoir une part de marché pour négocier en force avec les acheteurs. En tout cas au début. C’est pourquoi je compte aussi ouvrir des supermarchés dédiés à nos primeurs. »
Son interlocuteur resta muet. Puis, comprenant toutes les implications, il sauta sur ses pieds : « Mais oui ! En jouant sur une image de qualité, vous pourrez vendre un peu plus cher, et donc acheter plus cher aux paysans ! Comme vous le souhaitiez ! »
Chalet quitta Ancel, le sourire aux lèvres. Il était ravi de se lancer dans cette aventure, qui le sauvait d’une vie certes tranquille, mais passablement morne. Il revivait, et cela se ressentait dans la légèreté de sa démarche.
Ancel retourna à son bureau. Tout était en place… il allait pouvoir réellement lancer ses projets. Ceux pour quoi il avait fondé la Nab. Il s’était à peine assis que Forel, qui avait guetté son arrivée, passa une tête. De bonne humeur, Marc lui fit signe de rentrer d’un geste ample de la main :
« Que puis-je pour vous mon cher ? »
Le détective resta de marbre. Il le regarda froidement et lâcha :
« Les enquêteurs du Groupe International de Banque sont persuadés que la participation de la Zurich Trust Bank dans la Nab n’est qu’une façade. »
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