Chapitre 6-3 : Faces cachées II - Naples ?

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Naples ?
Paris
24 et 25 novembre 1988

Avec appréhension, Marc monta à l’arrière de la Mercedes qui l’attendait. Le chauffeur, bodybuildé, ressemblait à un garde du corps.

Pendant qu'ils se dirigeaient vers l’est de Paris, l’italien n’échangea avec Ancel que des propos insignifiants.

La voiture s’engagea dans une petite rue résidentielle, près de la porte de Vincennes. Le conducteur sortit et prit position une dizaine de mètres plus loin.

« Mes amis souhaitent lancer une nouvelle phase dans nos opérations.

— Laquelle ? questionna prudemment Marc tout en se sentant soulagé.

— Nous allons augmenter nos dépôts chez vous. À l’inverse, une entreprise respectable va demander un crédit à votre banque. Que vous allez lui accorder. »

Marc prit un air ébahi. Il tombait des nues : « Pourquoi voulez-vous un crédit ? Votre objectif n’est pas de blanchir des fonds ?

— Avec ce prêt, nous allons investir en toute légalité dans l’immobilier. Pour des projets pour lesquels nous allons dégager d’importantes plus-values.

— Qu’est-ce qui vous fait dire que ces opérations seront si rentables ? »

Leonardo le regarda froidement : « Nous en sommes certains ».

Marc eut une bouffée de chaleur, il poursuivit néanmoins : « Si l’activité est licite, je suis disposé à vous aider, vous et vos amis. Il faudra nous préciser l’objet de ce prêt. »

Le visage du mafieux se durcit. L’arrogance de son interlocuteur lui tapait sur les nerfs. Son ton se fit incisif : « On ne vous demande pas un service. On vous donne des ordres. C’est clair ? »

Marc déglutit : « Je crois, oui. De combien avez-vous besoin ?

— Quatre cents millions. »

Marc se redressa vivement sur son siège : « Vous êtes fou ! C’est énorme ! »

Leonardo soupira : « De nouvelles entreprises factices vont ouvrir des comptes. Elles effectueront des dépôts pour le même montant.

— Vous allez devoir créer vingt mille comptes !

— Pas si nous augmentons le volume des versements. Avec un million à chaque fois, quatre cents suffisent. Et encore une fois, on ne vous demande pas votre avis. »

Marc atterré, ne répondit rien. Son interlocuteur donna ses instructions : « Les actifs immobiliers sont en Italie. Ces dépôts et les prêts doivent être mis en place d’ici un mois. En une fois. »

Il faut que je gagne du temps. Jamais cela ne marchera, se dit Marc. Il s’agita sur son siège : « Laissez-moi m’organiser, et je vous reviens.

— Vous avez jusqu’à demain après-midi », et Leonardo fit signe à son chauffeur.

Marc s’enferma dans son bureau et se prit le visage dans les mains. Il imagina la Nab perquisitionnée et démantelée. Lui-même arrêté par la police, voire descendu par ces mafieux, la perte d’Elsa, d’Amandine, la honte…

Ces neurones s’agitaient, il avait l’impression que sa tête allait éclater. Dans un réflexe d’autoprotection, son cerveau refusa de réfléchir plus avant au sujet. Il attrapa son walkman dans son tiroir et se dirigea vers la sortie. Il croisa Radier.

« On déjeune en ensemble ? ».

Il déclina. Il voulait être seul. Légèrement décontenancé, le président de la Nab le laissa à l’entrée du bâtiment.

Il descendit les boulevards jusqu’à la Seine où il arpenta les quais, le casque sur ses oreilles. Par chance la journée, certes un peu fraiche, était ensoleillée. La musique et la luminosité caractéristique de l’automne l’apaisèrent progressivement. Il apprécia particulièrement les Stranglers et Sunday Bloody Sunday de U2.

De retour au siège, il contacta son assistante : « Qu’André et le directeur des risques viennent me voir à leur retour de déjeuner. »

Il appela Forel dans la foulée, lui demanda de trouver l’adresse de Leonardo, et de venir le chercher en fin d’après-midi. Mortifié, il se résolut à laisser un message à Amandine. Il devait régler un problème, il ne pourrait pas passer : « ni ce soir ni demain matin… mais il n’y a aucun risque pour notre week-end. »

Une heure plus tard, les trois hommes étaient autour de la petite table ronde de son bureau. Marc les dévisagea. Tendu comme un arc, il se força pourtant à prendre un air décontracté, porteur d’une bonne nouvelle :

« J’ai été en contact avec des clients de notre actionnaire suisse. Ils lancent une opération immobilière, pour un montant important. Ils vont demander des prêts à la Nab. »

Guellaut leva un sourcil : « Combien veulent-ils ? Et pour quel type d'opération ?

— Le projet étant confidentiel, ils ne m’ont pas encore donné de détail. Ils achètent plusieurs terrains en Italie et revendent ensuite le tout. Ils ont besoin de quatre cents millions. »

Les deux hommes sursautèrent : « Quatre cents millions ? répéta le directeur des risques. En Italie !?! fut la réaction de Radier.

« Oui. Ils n’ont pas demandé à la Suisse, car ils ne veulent pas utiliser leurs comptes protégés par le secret bancaire helvète.

— Nous n’avons pas encore les reins assez solides pour sortir une telle somme. Surtout pour des clients étrangers que nous ne connaissons pas », s’insurgea Guellaut.

Radier surenchérit : « Ce montage ne me dit rien qui vaille. »

Il va falloir jouer serré, se dit Marc. Il leva les mains, la paume tournée vers eux : « Tout doux. Nos amis suisses vont nous faire un dépôt de garantie du même montant et se porteront caution. Cela règlera à la fois notre besoin de fonds et le risque. Et bien sûr, nous vérifierons ce que nous finançons. Même si la Zurich Trust Bank m’a affirmé que c'était du solide. »

Radier et son directeur des risques échangèrent un coup d’œil. Ancel se révélait une nouvelle fois à leurs yeux. Il n’avait pas encore 27 ans et était capable d’apporter une opération de plusieurs centaines de millions. Les deux hommes furent rapidement convaincus. Au vu des enjeux, Bourdinot, le responsable des affaires spéciales, prendrait lui-même le dossier, sous la supervision de Guellaut.

En sortant, ils ne se retournèrent pas et ne virent pas leur patron s’affaisser dans son fauteuil, se laissant brièvement dominer par la tension qu’il ressentait.

Marc alla voir Bourdinot qui se leva obséquieusement pour le saluer.

« Radier vous a prévenu ? »

Bourdinot hocha tête.

« Parfait. Analysez de manière approfondie ces dossiers. Ne prenons aucun risque.

— Bien évidemment.

— Ensuite je veux que vous préleviez une commission de montage. De 2 %, soit huit millions.

— Pensez-vous que les clients vont accepter ? D’habitude ces rémunérations sont plafonnées.

— Ils accepteront. J’en fais mon affaire. »

Bourdinot mit en confiance sur le sérieux du dossier, Marc aborda la partie la plus délicate.

« Dernière chose. La Zurich Trust Bank souhaite, une fois que l’opération terminée et le prêt remboursé, que sa garantie soit annulée.

— Bien évidemment. Nous procéderons à une mainlevée.

— L’idée est de faire disparaitre cet aspect contractuel, comme s’il n’avait jamais existé. »

Bourdinot le regarda en plissant les yeux :

« Mais… pourquoi ?

— Les Suisses ont accepté de se porter cautions à la demande de leurs clients. Mais ils souhaitent conserver leur anonymat. »

Bourdinot hésitait. Ancel insista :

« L’opération aura été menée légalement. Et nous aurons été remboursés. Ce gage n’aura plus lieu d’être. Comme il s’agit de hors-bilan reçu [6]

, nous n’aurons rien dans notre comptabilité. Vous n’aurez qu’à me la donner. Je la mettrais au coffre. »

Bourdinot rendit les armes. Il ne voyait rien de répréhensible dans l’opération. Il regarda Ancel repartir avec mépris en savourant l’ironie de la situation. On lui demandait d’être strict sur l’analyse des dossiers alors que par ailleurs, il touchait une somme confortable pour limiter des contrôles sur certains dépôts, au nez et à la barbe des patrons de la Nab.

D’un pas déterminé, Marc sortit du bâtiment et monta aux côtés de Forel qui l’attendait dans sa Ford Scorpio bleue.

« Prenez le périph’, on tournera le temps de la discussion. »

Il conta dans le détail son entrevue avec Leonardo et conclut : « S’ils sont sûrs de la plus-value, c’est qu’il y a magouille.

— Et cela confirme que vos associés sont italiens, le détective fit la moue, vous êtes dans la mélasse.

— Je dois leur faire comprendre qu’ils vont finir par tuer la poule aux œufs d’or. Et que je ne suis pas leur larbin.

— Ils peuvent devenir violents.

— Oui, mais j’ai une idée… Vous avez l’adresse de Leonardo ?

— Qu’allez-vous en faire ? répondit le détective en lui tendant une feuille avec les informations demandées.

— Je vais lui rendre visite... Et j’espère le bousculer suffisamment pour que dans la foulée il passe quelques coups de fil. »

Marc examina le bel édifice en pierre de taille du 16e arrondissement. Léornado y avait un luxueux penthouse, au dernier étage, avec une immense terrasse. Il resta quelques secondes sur le trottoir d’en face. Prenant son courage à deux mains, il se redressa et traversa la rue.

L’immeuble était sécurisé avec un digicode, mais dieu sait somment, Forel avait réussi à se le procurer. Il put entrer sans difficulté.

Arrivé devant l'appartement, il appuya sur la sonnette. Quelques secondes plus tard, la porte s’entrouvrit sur le chauffeur – gorille du mafieux. Toujours aussi impressionnant, tant par sa carrure que par sa gueule de truand se dit Ancel.

« Qu’est-ce que vous foutez là ? » interrogea le garde du corps en balayant du regard le couloir, pour vérifier s’il n’y avait personne d’autre.

Attentif à maitriser son langage corporel, il agita sa main d’un air exaspéré :

« À ton avis !?! Voir ton boss !

— Il n’a rien de prévu avec vous ce matin. Dégagez. »

Marc n’en menait pas large, mais il prit un ton coupant : « Bon, le molosse, et il pointa son index vers lui : je n’ai pas de temps à perdre. Si ton patron veut une réponse, c’est maintenant ou pas du tout. Tu as une minute pour vérifier, comme un bon chien chien que tu es. »

Le gorille banda ses muscles, prêt à lui foutre une raclée, mais Ancel paraissait sûr de lui. Ne voulant pas commettre un impair, il alla aux renseignements.

Moins d’une minute plus tard, Marc était dans la cuisine. Léornado, en peignoir en coton Versace, était installé devant une tasse de café.

« Ancel, vous vous prenez pour qui !?! »

Le jeune homme ne se laissa pas démonter. Il prit une chaise et s’assit à califourchon face à lui.

« Vous allez comprendre. Demandez à votre molosse de quitter la pièce. »

Le mafieux dévisagea Ancel. Il fit signe à son garde du corps de sortir : « Je ne veux pas parler de sujets sensibles chez moi.

— La réponse est : oui je peux le faire.

— À la bonne heure. Maintenant, dégagez.

— Non. »

Leonardo se raidit. Il grogna : « Pardon ?

— Pour que cela marche, j’ai besoin de piloter le timing. Demandez déjà l’ouverture des comptes. Puis sollicitez les crédits. »

— OK quoi d’autre ?

— Prévoyez dès le départ un dossier complet. Description du projet, emplacements, biens que vous voulez acheter, etc.

— Il va falloir qu’on trouve quelqu’un pour nous faire cela. »

Marc, méprisant, ricana :

« Vous n’y avez même pas pensé. Vous êtes vraiment des amateurs. J’insiste pour que vous compreniez bien : vos documents doivent être bien faits et précis. Si vous faites cela, on peut aller vite et sans anicroche, sinon vous allez nous planter. »

C’en était trop pour l’italien, il aboya : « Ne me parlez pas sur ce ton ! »

Marc tapa du plat de la main sur la table faisant projeter du café hors de la tasse du mafieux :

« Arrêtez de jouer au caïd Léornado. Vous pourrez le faire quand vous saurez gérer ce type de business. Avec vos menaces, j’aurais pu me contenter de répondre oui et de vous laisser faire vos conneries. Et vous auriez tout perdu ! Mais il se trouve que je veux que la Nab réussisse… Et soit dit en passant, c’est aussi votre intérêt. Alors, faites ce que je vous dis ! »

Il se leva et se retourna sur le seuil du séjour : « Envoyez tout cela à Bourdinot, il est prévenu. »

Il sortit de l’appartement, devant le gorille éberlué par les éclats de voix.

Une fois dehors, il se mit à trembler. Ce n’était vraiment pas son truc de faire cela. Il regarda sa montre. Je ne suis pas loin de Amandine, se dit-il. Elle sera peut-être déjà partie au travail… Il prit sa décision et s’engouffra en courant dans la bouche de métro.

Il sonna et attendit. Plusieurs secondes passèrent. Impatient, il sonna de nouveau. Toujours rien. Déçu il s’apprêtait à repartir quand l’interphone grésilla : « oui ? »

Son cœur fit un bond dans sa poitrine : « C’est moi. »

Électrisée, la jeune femme n’hésita pas. Elle déverrouilla la porte et vérifia sa toilette dans son miroir.

À peine l'eut-elle fait entrer, qu’ils s’embrassèrent avec passion. Marc passa ses mains sous le chemisier d’Amandine, ce qui l’excita encore plus. Au vu du peu de temps dont ils disposaient, elle décida de lui faire un petit cadeau. Le poussant à s’assoir dans un fauteuil, elle se mit à genoux. En le fixant dans les yeux, elle entreprit de dégrafer son pantalon. Marc retenait sa respiration en lui rendant son regard. Elle se pencha sur lui.

Un peu plus tard, les deux amoureux se séparèrent. Ils s’embrassèrent une dernière fois dans la rue. Pressés de se revoir le soir même.

Dans un état semi-euphorique, Marc prit la direction du cabinet de Forel. Il était convenu qu’ils s’y retrouvent en milieu de matinée.

Forrel le rejoignit dans son bureau à son agence de détective, ou Marc attendait en buvant un café offert par la secrétaire.

« Votre plan a marché. Leonardo a passé deux coups de fil peu après votre départ... en direction de l’Italie. Je saurai à quoi les numéros correspondent dans la journée. »

Le détective s’assit, et poursuivit en sortant une bande-son.

« Les conversations se sont déroulées en Italien. Je pense que le premier appel était pour faire part de votre visite et demander des instructions. Le second était plutôt pour les mettre en œuvre.

— Faisons-les traduire.

— Je ne veux pas les confier à n’importe qui. N’oubliez pas qu’on parle probablement de vous.

— Que proposez-vous ?

— Mon assistante vient d’appeler une de mes connaissances. Un travailleur émigré depuis quelques années en France. Je l’ai dépanné lors d’une tracasserie administrative typique de notre pays. Il passera à sa pause. Vous pouvez revenir dans l’après-midi ? »

Marc acquiesça. Il se rendit à la Nab où il partagea un rapide déjeuner avec Radier.

Il était de retour dans le bureau de Forel. Celui-ci avait fait feu de tout bois. À peine fut-il installé que le détective débuta son compte-rendu.

« Le premier appel a été passé vers Naples. Une boite de nuit pour une clientèle fortunée. Son patron a eu quelques démêlés avec la justice à la sortie de son adolescence, mais n’a plus eu le moindre problème depuis plus de quinze ans. Dans le milieu, il ne fait guère de doute qu’il s’agit d’un des prête-noms d’un des clans napolitains.

— Vous pensiez que ce premier appel avait servi à Leonardo à rendre compte et à prendre des instructions. Je le vois mal le faire auprès d’un second couteau.

Le détective eut un mince sourire : « Il s’avère qu’à un moment donné, on lui a demandé de patienter. Ils ont alors échangé des propos anodins. Jusqu’à ce qu’une tierce personne non identifiée prenne l’appareil. Et qu’il donne ses ordres.

— Pas d’idée sur le nom de cette personne ?

— Non. C’est, à mon sens, un membre du cercle rapproché de la famille Cassalino. Celle à qui le patron de la boite de nuit sert de prête-nom. »

Leonardo avait expliqué que l’associé banquier voulait montrer qu’il avait la main. Il était d’avis de lui donner une leçon. Son interlocuteur avait tranché :

« Ne prenons pas de risques. Que notre juriste fasse ce qu’il demande. Quant à notre ami, si l’opération fonctionne, on peut lui passer ces quelques velléités d’indépendance. Pour le moment ! »

Le second coup de fil avait été effectué auprès d’un avocat d’affaires milanais spécialisé dans la mise sur pied de sociétés et conglomérats divers. L’échange avait été assez rapide. Le juriste devait monter les dossiers, « ordre du Don ».

Forel avait prévu de chercher à en savoir un peu plus sur la famille Cassalino. Il mit son patron en garde : « Ne les sous-estimez pas. Vous êtes en relation avec la partie civilisée du clan. Les vrais dirigeants ne sont pas des enfants de chœur. La marge de manœuvre est étroite. Vous ne pourrez pas refuser leurs demandes. »

_______

[6] Les engagements donnés ou reçus n’apparaissent pas dans le bilan. Leur comptabilité en hors bilan n’en était encore qu’à ses débuts. Les garanties reçues étaient quant à elles, rarement enregistrées dans les comptes.

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