Chapitre 6-5 : Faces Cachées II - Manolo
Manolo
Début décembre 1988
Forel confirma que c’était bien les Cassalino qui étaient derrière tout cela. Le clan couvrait différentes activités, de la drogue au racket, en passant par la prostitution et le trucage des marchés publics.
La famille avait un conseiller pour ses affaires légales : Alfonso Manolo. Sa villa était située à quelques centaines de mètres de la boite de nuit. C’était probablement lui qui avait donné des instructions à Leonardo, lors de son appel.
Selon Bourdinot, les prêts demandés devaient servir à acquérir des parcelles, plus ou moins contigües, dans une vallée de la région de Naples. Ces terrains étaient dans la majorité non constructibles. Seules quelques bicoques anciennes y étaient présentes.
Marc s’était procuré une carte de la région. Il leva la tête vers le détective : « Votre avis ? »
Forel se gratta le menton, songeur : « il existe un projet de voie express bloqué depuis des années ; partant de Naples et devant passer juste à côté de cette vallée. Cela augmenterait la valeur de ces terrains. Mais ils sont en grande partie protégés et seront difficiles à rendre constructibles. »
« Moui, fit Marc, concentré : sauf que… » il s’arrêta un instant, le temps d’ordonner ses pensées.
« Sauf que cette route express va passer sur ces terres. Il y a fort à parier qu’ils vont se servir de cela pour les déclasser. Les terrains deviendront constructibles… et ils seront à moins d’une demi-heure du centre de Naples en voiture. »
Le visage de Forel s’éclaira : « La plus-value serait énorme.
— Leurs achats ne concernent pas directement le tracé de cette voie rapide. Et ils passent par une banque française pour le financement. Ils évitent d’éveiller des soupçons », compléta Marc, admirant la manœuvre.
Il décida de se rendre sur place. Il partirait deux jours. Il appela Elsa et Amandine pour les prévenir. Elsa se montra méfiante. Pour le coup, il n’avait rien à se reprocher. Il fut convaincant.
Il arriva à Naples le lundi en fin de matinée. Il prit un rapide déjeuner en terrasse, malgré la fraicheur, en profitant du temps plus clément qu’à Paris, puis héla un taxi.
Le chauffeur le déposa dans le quartier huppé du Posillipo, devant un portail et une allée qui laissaient deviner une belle demeure. En s’approchant, il fut apostrophé par un garde.
« Buongiorno. Che cosa vuoi? è proprietà privata qui. »
Il prononça alors les phrases qu’il avait apprises phonétiquement. Il espérait qu’elles seraient bien comprises comme étant : Je viens voir monsieur Manolo. Dites-lui que c’est Ancel, de la Nab en France.
Son interlocuteur fronça les sourcils :
« Signor Ancel, è così ?
— Si si banca Nab. »
Le garde décrocha l'interphone. Après un échange rapide en italien, il lui indiqua : « Un mémento. »
Deux autres vigiles surgirent. Celui qui semblait être le chef demanda, dans un français hésitant, les papiers d’Ancel. Après les avoir examinés, il le fit rentrer dans la propriété et le fouilla.
La villa était magnifique et majestueuse. Le fronton sous le toit était crénelé, comme les tours d’un château de la renaissance. Le jardin était luxuriant avec des salons ouverts. Il fut introduit dans une salle juste en dessous de la terrasse, sans fenêtre. Marc était à cran : il ne se sentait pas en sécurité.
Un homme d’une quarantaine d’années, légèrement corpulent et en costume, fit son entrée. Il désigna les fauteuils à Ancel et ordonna aux gardes d’attendre à l’extérieur. Il s’assit en face de Marc, le passeport de ce dernier entre les mains. Il s’exprima en français, en roulant les r :
« Puis-je savoir pourquoi vous êtes ici ?
— Vous êtes monsieur Manolo ?
— Faites comme-ci.
— Je préfère être certain de la personne avec qui j’échange. »
L’italien pesa ses mots : « Vous débarquez à l’improviste chez un homme que vous ne connaissez pas. Vous demandez à le voir impérativement... Sans vous expliquer. Je trouve que vous manquez singulièrement de bonnes manières. »
Marc se mit à transpirer : « Je comprends... Désolé pour cette intrusion. Mais c’est important.
— Pourquoi monsieur Manolo accepterait-il de perdre son temps avec vous ?
— Parce que je parie que notre échange va l’intéresser. Et je suis prêt à prendre le risque de me tromper. »
L’italien soupira et posa le passeport sur la table : « Très bien. Je suis Manolo, je vous écoute.
— Pouvons-nous avoir une discussion confidentielle ? fit Marc en désignant la pièce. »
Alfonso le jaugea du regard : « Cette pièce est sécurisée. »
— Cela concerne l’opération que votre patron souhaite réaliser. En ayant un financement de ma banque, la Nab.
— Je ne suis pas certain de comprendre de quoi vous parlez. Mais continuez. »
Marc leva les yeux au ciel : « Si on arrêtait ce petit jeu ? Vous préparez de gros achats fonciers. Dans la foulée les pouvoirs publics vont acter des travaux pour une voie rapide, et rendre ces terres constructibles. »
Il poursuivit, sans prêter attention au geste d’agacement de Manolo, en rappelant les détails de l’opération que Leonardo imposait à la Nab.
L’italien écarta les mains et le coupa : « C’est passionnant, mais où voulez-vous en venir ?
— Ceux qui ont imaginé ce montage sont à côté de la plaque. »
La mâchoire du mafieux se contracta :
« On ne sollicite pas votre avis, siffla-t-il, le visage dur.
— Vous pensez sérieusement que créer quatre cents sociétés, déposant chacune un million de francs en espèces sur leurs comptes, ne va pas attirer l’attention ? Que d’avoir une demande de prêt de quatre cents millions, d’une entreprise italienne inconnue, peut être acceptée sans déclencher d’alarmes ? D’après vous, que se va-t-il se passer quand une enquête sera ouverte ? Vous voulez que vos opérations de blanchiment soient révélées ? Prendre le risque de tout perdre, y compris vos dépôts et la valeur de vos parts dans la Nab ? Celles que vous détenez via la Suisse ?
— Vous exagérez ! »
Malgré son ton sec, Manolo était ébranlé. Sa poitrine se contracta. Un fiasco de cette ampleur lui serait fatal, avec une fin très douloureuse.
Son interlocuteur insista : « Obligez-moi à faire selon votre idée et vous y laisserez des milliards... parce que vous êtes des amateurs.
— Ça suffit ! l’italien abattit violemment son poing sur la table : vous dépassez les bornes ! »
Si je continue comme cela je ne vais pas sortir vivant, se dit Marc. Transpirant à grosses gouttes, il reprit plus posément : « La situation que je décris est réelle. Si vos gars m’imposent ces choix, vous perdrez tout. C’est pour cela que je suis venu vous voir. »
L’italien se calma en une fraction de seconde, son coup d’éclat lui avait permis d’évacuer la pression qu’il ressentait. Il soupesa sa réponse : « Nous ne pouvons pas renoncer à ce pactole.
— Je comprends… et j’ai une solution : vous allez demander à la Zurich Trust Bank de faire un dépôt de quatre cents millions à la Nab. Et de se porter garante des emprunts de votre consortium. »
Marc continua en expliquant toute l’opération. Manolo trouva l’idée bonne et donna son accord.
« Il y a autre chose, poursuivit Marc.
— Quoi ?
— Ne cherchez plus à me forcer la main ou je vous laisserais vous planter tout seul. J’ai l’intention de répondre à vos demandes. Mais sans risquer de couler la Nab, et votre business avec elle. »
Manolo eut un rictus : « Bien. Mais en cas d’entourloupe, votre vie sera brève. »
Un froid glacial enveloppa le cœur de Marc. Il ajouta malgré tout : « Dernière chose : vos gorilles ont pris des photos compromettantes concernant ma vie personnelle. Cela ne vous donnera pas barre sur moi. Je ne céderais pas à ce chantage... jamais. Vous devez penser que vous me terrifiez. Et vous avez raison ! Il n’y a aucun risque que je cherche à vous doubler. »
L’italien hocha doucement la tête. Chacun avait passé ses messages.
Manolo remonta dans son salon. Il se servit un verre de negroni. En conseillant la famille Cassalino dans la diversification légale de sa fortune, il l’avait fait entrer dans une ère nouvelle et avait considérablement renforcé son pouvoir en devenant la source principale de blanchiment de tous les autres clans napolitains. Lui-même en avait gagné l’oreille directe du Don. Cette réussite le grisait, mais il savait ce que la famille lui ferait en cas d’échec. Il frissonna et but une gorgée avant de reposer son verre. Il fallait laisser opérer Ancel. Seul le résultat final comptait.
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